Lundi 2 décembre 2024
Concerts & dépendances
mardi 16 avril 2024 à 12h25
La création française du Lac d’argent avait été assurée par Opéra Éclaté (Olivier Desbordes/Joël Suhubiette) en décembre 1999. Vingt ans plus tard, le Berlinois Ersan Mondtag signe un nouveau spectacle pour les Opéras de Gand et d’Anvers (où, un an plus tôt, il s’était fait remarquer avec Le Forgeron de Gand de Schreker) coproduit avec Nancy… qui a eu du flair ! On ne sait que louer dans ce spectacle – d’abord la partition, bien sûr, dopée aux mélodies entraînantes et capiteuses, entre veine populaire, ballade et oratorio, dévolues aussi bien à l’orchestre seul qu’à une série de chansons magnifiquement ciselées. Le texte de Georg Kaiser, ensuite, issu de l’expressionnisme certes, mais tourné vers un théâtre épique, à la fois satirique et féerique. Une ambiguïté et une drôlerie d’esprit surréaliste – l’ouvrage fut chahuté puis interrompu à sa création en 1933, l’année de l’accession de Hitler au pouvoir –, que le metteur en scène magnifie avec un spectacle plein d’imagination… quitte à en augmenter la durée de près d’une heure (!) en raison de séquences insérées en français, jamais redondantes ou déplacées, qui se marient judicieusement avec le propos de la pièce. Olim, officier prussien, tire sur Severin, qui a volé un ananas. Grâce à une grosse somme gagnée à la loterie, Olim rachète le château de Silbersee à un noble de Weimar. Bourrelé de remords, il y accueille Severin et prend soin de lui jusqu’à vouloir devenir son ami. Severin déprime et n’a qu’un but : se venger du policier… La gouvernante, Madame von Luber, qui appartient à la noblesse locale, exploite leur naïveté et réussit à les chasser du château : ils s’en échappent avec la volonté de se noyer dans le lac d’argent, sans y parvenir, car il est gelé. Le couple disparaît dans une lumière aveuglante sur cette ultime parole du chœur : « Tout n’est que commencement qui  se perd à l’orée du temps, comme finit la nuit en clarté dans une aube d’éternité ». Prenant à partie le public, celui de la salle et même celui de la célèbre place Stanislas où se situe l’Opéra, plusieurs séquences opèrent une distanciation brechtienne du meilleur effet, d’autant que le rôle d’Olim – formidable comédien Benny Claessens ! – se dédouble avec celui d’un metteur en scène qui hésite sur le bien-fondé de son spectacle…  Son « acolyte » Séverin, le jeune baryton Joël Terrin – grand dégingandé de deux mètres de haut, au moins ! – lui offre la réplique idéale, délirant et touchant comme le couple de la série Little Britain – Olim pourrait revendiquer la formule : « I’m the only gay in the village ». De la première scène avec ces êtres fantastiques et mutants à la Max Ernst – bras, jambes et yeux par trois – qui organisent « les funérailles de la faim », à ces pitoyables manifestants cagoulés et robots-médecins, en passant par le décor néo-égyptien futuriste où officie une Cléopatre / Madame von Luber dominatrice (Nicola Belier Carbone) ; des costumes toujours plus somptueux – hauts dignitaires chinois, pharaons, saints martyrs, cabaret (latex noir pour Olim, rose fuschia pour Séverin –, au plateau tournant final avec ses trois décors, ce Lac d’argent impressionne et tourbillonne, mené avec fougue par le chef d’orchestre Gaetano Lo Coco. Applaudissements à tout rompre… Sans hésiter l’Ananas d’argent du meilleur spectacle !                            
 Franck Mallet

• Der Silbersee (Le Lac d’argent) de Weill sur un livret de Georg Kaiser 
• Nouvelles représentations les mardi 16/04, jeudi 18/04 et samedi 20 à 20h.  

Photo : Le Lac d'argent © Jean-Louis Fernandez
vendredi 9 février 2024 à 14h39
Avec son spectacle « Birds », en un peu plus d’une heure, le jeune ensemble Maja (lauréat 2023 du tremplin Jean Claude Malgloire de l’Atelier lyrique de Tourcoing) revigore l’esprit du théâtre musical, genre célébré à l’orée des années 1960 où s’engouffrèrent nombre de musiciens, en particulier le Français Georges Aperghis – qui lui donna ses lettres de noblesse. Presque vingt ans avant son opéra Le Grand Macabre, Ligeti tournait en dérision la comédie humaine dans l’« action scénique » Aventures et Nouvelles aventures (1962/65) dévolue à trois chanteurs et sept instrumentistes. À partir d’une langue artificielle en écriture phonétique, les protagonistes s’affrontent joyeusement dans une gestique entremêlant parties vocales et instrumentales. Coiffés de plumes,  gesticulant, Anne-Laure Hulin, Romie Estèves et Pierre Barret-Mémy (soprano, mezzo et baryton)  sont les héros volubiles de cette pièce sans queue ni tête dont on saisit pourtant la moindre expression et le sens le plus intime grâce à la direction idoine de Bianca Chillemi – qui fait son miel de cette fantaisie langagière.
D’une folie à l’autre, « Birds » enchaîne ensuite sans entracte les Eight Songs for a Mad King composées en 1969 par le Britannique Peter Maxwell Davies : un soliloque pour baryton et six musiciens, dont le livret s’inspire des paroles de George III, roi dépressif puis reconnu dément à la fin de sa vie (il meurt en 1820) … et qui fut grand amateur d’oiseaux. Dans un style plus traditionnel que Ligeti, la partition bénéficie néanmoins des sonorités inusitées de percussions légères et d’appeaux. Le baryton Vincent Bouchot, à qui échoit le redoutable rôle du roi fou – la technique vocale requise s’étend sur plus de cinq octaves ! –, nous tient en haleine : un « one man show » sensible et grandiose, mis en scène par Cécila Galli, et que symbolisent les bras tentaculaires d’une couronne cage… Un spectacle haut en couleur.           
Franck Mallet

• « Birds »  d’après Aventures et Nouvelles aventures de Ligeti et Eight songs for a Mad King de Peter Maxwell Davies par l’Ensemble Maja, dir., conception et piano Bianca Chillemi les 9 et 10 février (20 h)  à l’Athénée Théâtre Louis Jouvet (Paris)

Photo : Crédit @Animata Beye
dimanche 24 septembre 2023 à 09h35
Nouveau Lohengrin à l’Opéra de Paris-Bastille, cinq ans après la sombre relecture du metteur en scène Claus Guth avec Jonas Kaufmann dans le rôle-titre (voir ici). Cette fois c’est le polyvalent et dissident russe Kirill Serebrennikov qui s’y colle, parant de tonalités non moins menaçantes l’ouvrage dans lequel l’austère Wieland Wagner lui-même avait vu un « conte en bleu ». La légende du Chevalier au cygne s’y prête il est vrai, métaphore de l’Artiste descendant parmi les humains imparfaits pour rétablir une impossible justice. C’est à une réflexion sur la guerre, le mensonge, la manipulation des esprits, la peur de l’inconnu véhiculée par ce sauveur qui ne peut révéler son nom que nous convie Serebrennikov. Sans renier les us et techniques du regietheater dont il est l’héritier (scènes et écrans multiples, filmage en temps réel), il parvient à en contourner les tics et conventions pour imposer une esthétique personnelle, sans toujours échapper à la surcharge visuelle et sémantique à laquelle se prête l’exercice. Quatre étapes : le délire (le monde de l’héroïne Elsa), la clinique psychiatrique et l’hôpital (incontournables du genre), la guerre.  Des images s’imposent (les hommes cygnes, les doubles d’Elsa), et l’on voudrait que le spectacle entier ait la force du film intriguant projeté pendant le prélude du premier acte (le prince héritier poussé à la noyade par un bras anonyme). Beau plateau, dirigé par le chef Alexander Soddy, remplaçant Gustavo Dudamel démissionnaire de son poste à l’Opéra avec beaucoup d’enthousiasme mais un résultat aléatoire. Face à l’émouvante Johanni van Oostrum (Elsa), Piotr Beczala (Lohengrin) prolonge avantageusement la tradition des habitués du répertoire latin s’essayant à Wagner via le plus « belcantiste » de ses héros, tandis que  Wolfgang Koch (Telramund) et Nina Stemme (Ortrud) interviennent en spécialistes, cette dernière s’appuyant sur sa voix toujours phénoménale pour camper la méchante sorcière devenue ici infirmière prête à tout. Solidement préparé, le chœur vient vaillamment à bout d’une tâche encore alourdie par les mouvements compliqués imposés par la mise en scène.
François Lafon
Opéra de Paris – Bastille, jusqu’au 27 octobre - En direct le 24 octobre sur la plateforme de l’Opéra et en différé sur Medici TV à partir u 1er novembre - En différé sur France Musique le 11 novembre

Photo : Lohengrin 23-24 © Charles Duprat - OnP
 
dimanche 17 septembre 2023 à 00h07
Ouverture de la saison à l’Opéra de Paris – Bastille avec Don Giovanni de Mozart. Reléguées les relectures iconoclastes signées Dominique Pitoiset (schématique), Michael Haneke (brillant) et Ivo Van Hove (plus terne) : c’est la « production devenue un classique » (explique le programme) de Claus Guth (Salzbourg 2008) qui est cette fois convoquée au chevet de l’« opéra des opéras » (selon Hoffmann). Soit deux junkies dont l’un semble au service de l’autre. Altercation dans un sous-bois avec un homme qui blesse mortellement le maître. C’est à cette agonie que nous assistons, croisant des fragments de vie du mourant (dont une noce, une maîtresse, une épouse, des fêtards chics). Véritable vedette du spectacle : la forêt elle-même (signée Christian Schmitt), subtilement éclairée, se déplaçant sur une tournette. En 2008, cet ingénieux palimpseste relevait de façon originale le défi à la fois essentiel et pratique de l’ouvrage, à savoir donner une logique à cette fuite immobile d’un homme poursuivi. Quinze ans de regietheater et d’électrochocs warlikowskiens plus tard, l’effet s’est un peu émoussé, surexposant l’arbitraire de la proposition. C’est peut-être aussi que dans la fosse, le chef Giancarlo Rizzi se dépense sans compter mais peine à organiser cette course à l’abîme. Dominée par le baryton-basse américain Kyle Ketelsen - œil de loup et voix mordante -, la distribution à la manœuvre ce soir (deux casts, chefs compris, se mélangent au gré des représentations) est inégale, faisant la part belle aux messieurs : ovation pour Cyrille Dubois (Ottavio) dans un « Dalla sua pace » d’anthologie, beau succès pour la basse roumaine Bogdan Talos (Leporello) et le jeune baryton français Guilhem Worms (Masetto). 
François Lafon
Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 12 octobre 
Photo : Don Giovanni 23-24 Cast © Bernd Uhlig - OnP
mercredi 28 juin 2023 à 23h47
Workshop de l’Académie de l’Opéra de Paris à l’Amphithéâtre – Bastille : Looking for Bernstein. Deux années durant, Victoria Sitjà (photo), metteure en scène, a observé ses camarades chanteurs et instrumentistes. En juin 2022, elle a imaginé avec eux un spectacle très réussi sur le lied « revu par les yeux » de Pina Bausch (voir ici). Cette fois, elle les engage dans une réflexion sur la transition en art à travers un groupe qui attend  Leonard Bernstein et ne le verra pas, mais aura été marqué par cette recherche. Comment entrer en communion avec le maestro ? En ralentissant certains tempos ?  Oui mais pas seulement. En chantant Bach en anglais ? Pas vraiment. En se révoltant ( « Je déteste Bernstein », affirme l’impressionnante  basse Adrien Mathonat) ? Peut-être aussi. Bien abstrait tout cela ? Rien de démonstratif pourtant, ni d’explicatif, et c’est à travers us et coutumes, sympathies et déceptions de cette troupe de jeunes très doués qu’on peut, si on le veut, lire l’indicible.
On peut aussi prendre un plaisir plus simple à entendre les grands tubes bernsteiniens, de West Side Story à Mahler, en passant par les opéras célèbres revisités par le maestro, de Carmen grisée par les volutes de fumée au Chevalier à la rose comme une grande déclaration d’amour à Vienne, le tout ponctué d’extraits de répétitions filmées, où Lenny himself révèle son art bien connu de « passeur de musique ».
Salle pleine (entrée gratuite sur réservation) réservant un triomphe au chef Ramon Theobald et à l’arrangeur Benjamin Laurent, aux huit chanteurs et aux huit instrumentistes et pianistes. Citation, dans le programme, de Samuel Beckett : « Enlacés, la tête dans les épaules, se détournant de la menace, ils attendent ». Godot/Bernstein ne viendra pas, mais l’attente aura été active, et fructueuse. Le spectacle se donne encore vendredi 30. Ne le manquez pas.  
François Lafon 
Opéra National de Paris – Bastille, Amphithéâtre Olivier Messiaen, 28 et 30 juin

Crédit photo : (c) Studio J'adore ce que vous faites / OnP
Fin de saison et retour aux sources à l’Opéra-Comique : Zémire et Azor d’André-Ernest-Modeste Grétry sur un livret de Jean-François Marmontel (1771). Non pas La Belle et le Clochard, mais La Belle et la Bête, thème éternel de l’amour au-delà des apparences. Pour mettre en scène cet archétype du genre, triomphe en son temps, Michel Fau n’a pas convoqué les mânes de Jean Cocteau, et sa Bête n’a pas les traits artistement velus de Jean Marais. Il n’a pas non plus convoqué Freud, qui aurait pourtant bien des choses à dire sur les troubles désirs de la Belle : la musique de Grétry, si simple en apparence mais admirée de ses grands contemporains, et le livret de Marmontel, élégamment versifié, laissent ouvertes bien des portes en prenant garde qu’elles le restent. Dans un décor-boîte surmonté d’un ciel nuageux, sur lequel règne une Bête évoquant l’insecte humain de Kafka (La Métamorphose) et dont les ongles immenses font penser à l’Edward aux mains d’argent de Tim Burton, on est au pays des contes - puisque l’histoire est transposée dans l’orient des Mille et une nuits, où une Fée perverse personnifiée par Michel Fau lui-même finit par rendre son apparence flatteuse au jeune prince qui, même laid, aura su se faire aimer. Trop de classicisme peut-être, là où l’on attendait plus de folie, même si dans maints détails l’humour à froid de Fau fait mouche, et si les costumes somptueux signés Hubert Barrère nous transportent dans un Orient subtilement versaillais (suberbe robe de Zémire, brodée par les soins de la maison Lesage). A la tête d’un ensemble Les Ambassadeurs – La Grande Ecurie très au point, Louis Langrée ose cette folie, anticipant un répertoire qui fera les beaux jours de la maison. Gros succès pour Julie Roset, Belle aux vocalises de rêve, pour Marc Mauillon, méconnaissable sous son turban de père de la Belle dépassé par les événements, pour Philippe Talbot, Bête aux accents déjà romantiques. Quel plateau ! 
François Lafon

Opéra-Comique, Paris, jusqu’au 1er juillet (Photo © Stefan Brion)

A l’Opéra de Paris – Bastille :  Roméo et Juliette de Gounod, absent du répertoire-maison depuis 1985. Sur scène : le grand escalier de l’Opéra… Garnier. Une idée choc due à Thomas Jolly, labellisé metteur en scène shakespearien depuis un Henry VI (dix-huit heures de spectacle) d’anthologie et revenant à l’opéra entre une triomphale reprise de Starmania et l’organisation de la cérémonie d’ouverture des J.O. de Paris. C’est dire que nous sommes loin de la presque intimiste version « Parrain 2 » de l’Opéra-Comique en décembre 2021 (voir ici), qui a vu le ténor Pene Pati promu divo express. Ici, la panoplie Jolly est de (et à) la fête. Mêlant chanteurs, danseurs et circassiens, costumes pailletés et éclairages de night club, ce ne serait que  carnaval et images flashy si le metteur en scène n’avait actionné son talisman : l’oxymore, « figure de style ayant la particularité de créer dans nos cerveaux une tension » (d’où le choc des « deux anciennes maisons égales en dignité » Capulets-Montaigus, ou de l’escalier de l’une sur le plateau de l’autre). Ainsi l’on danse, l’on se bat et l’on meurt « comme au théâtre », mais sur fond de grande peste (mentionnée par Shakespeare) et de haines recuites (chaud et froid bien compris par Gounod dans sa musique, remarque le metteur en scène). Le spectacle tient debout, et sera sans doute repris, avec des distributions différentes. La première (1) est un sans faute : standing ovation pour Elsa Dreisig et Benjamin Bernheim, fougue et élégance mêlés, entourés d’une Lea Desandre exceptionnelle en page travesti et de plusieurs générations de voix francophones exemplaires (Laurent Naouri, Sylvie Brunet, Jérôme Boutillier, Jean Teitgen), sous la baguette énergique de Carlo Rizzi. C’est avant tout leur fête (sans oxymore) que ce spectacle célèbre.
François Lafon
 
(1) Une seconde prend le relais à partir du 27 juin, pas moins luxueuse, avec Pretty Yende, Francesco Demuro et Marina Viotti

Opéra National de Paris – Bastille jusqu’au 15 juillet - En direct le 26 juin à 19h30 sur France.tv/Culturebox, dans les cinémas UGC, dans le cadre de « Viva l’Opéra ! », dans les cinémas CGR et des cinémas indépendants - Diffusion ultérieure sur une chaîne de France Télévisions et la plateforme de l’Opéra national de Paris – En différé le samedi 8 juillet sur France Musique à 20h
(Photo © Vincent Pontet / OnP)

Deuxième jour du festival ManiFeste de l’Ircam recueillant cette année « la clameur du monde » et placée sous l’emblème de Janus, le dieu aux double visage tourné à la fois vers le passé et l’avenir : l’ « acoustique »  Edgard Varèse  et  l’ « électronique » Sasha J. Blondeau, Alain Altinoglu dirigeant l’Orchestre de Paris et le danseur, chorégraphe et chanteur François Chaignaud, réunis dans la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris pour « perturber les hiérarchies communes de la salle de concert ». En clair : confronter les styles et les disciplines, exposer l’individu à la foule avec Cortèges (2023, création mondiale), l’orchestre romantique aux sons bruts de cet autre Sacre du printemps qu’est Amériques (version « épurée » de 1929), le tout à l’aune du bref mais fulgurant Density 21.5 pour flûte solo, titre évoquant la densité du platine dont était fait l’instrument étrenné par le flûtiste Georges Barrière, créateur de ladite pièce en 1936. En plus clair encore : un happening bien ordonné à la gloire du mariage « alla Janus » de la technique de pointe signée Ircam et de la grande tradition, où l’intrusion de l’univers gestuel et vocal déroutant de François Chaignaud fait son effet en dépit d’une musique plus virtuose qu’inspirée et d’un texte difficilement audible d’Hélène Giannecchini, où Amériques en revanche ne perd rien de son inusable modernité sous la baguette (que n’aurait probablement pas désavouée Boulez) d’Alain Altinoglu à la tête d’un Orchestre de Paris en forme superlative, où  Vicens Prats, grand soliste de l’Orchestre, met somptueusement en valeur les ressources expressives de Density 21.5. 
François Lafon

Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, 8 et 9 juin – Festival ManiFeste, jusqu’au 1er juillet : manifeste.Ircam.fr
(Photo : François Chaignaud et des musiciens de l'orchestre © Audouin Desforges)

Quatrième et ultime journée du Festival de Pentecôte dédié à l’esthétique du premier romantisme français à l’Orangerie du Château de Bois-Préau, avec un invité surprise au sein des formations de chambre, le hautbois, dont la facture instrumentale se développe à la fin du XVIIIe siècle. Autour du Quatuor en fa majeur K. 370 de Mozart, dédié justement à son ami le hautboiste Friedrich Ram, Neven Lesage, fidèle musicien des Arts Florissants et de Gli Incogniti, s’est associé au violoniste Louis Créac’h, à l’altiste Camille Rancière et au violoncelliste Gauthier Broutin, pour le « Projet Inefabula » centré sur ce répertoire méconnu avec hautbois soliste – qui fut très en vogue auprès d’un public friand de sa ligne plus spécifiquement vocale inspirée de l’opéra et de la romance. Familier de Malmaison – ses œuvres font partie de la Bibliothèque de Joséphine de Beauharnais –, le hautboiste, compositeur et éditeur Charles Bochsa « père » (1750-1821), originaire de Bohème, doit sa redécouverte à Neven Lesage qui a réalisé une première édition grâce à la BNF. Un style vif et alerte, perceptible dans le 3ème Quatuor Concertant en do majeur comme dans le Thème et variations « Les plus jolis mots » d’après une romance de Henri-Noël Gilles, aux tonalités pastorales. Quant au Trio à cordes op. 2 n° 3 de Jadin, dédié au violoniste Rodolphe Kreutzer en 1797, sa gravité, d’une lenteur apollinienne, offrait un contraste bienvenu au reste du programme, d’autant plus dans l’interprétation profonde de Projet Inefabula.
À 18h30, le concert de clôture retrouvait l’instrument fétiche du festival, le piano carré Erard de 1806, joyau de la collection de La Nouvelle Athènes, sous les doigts d’Olga Pashchenko. L’ancienne étudiante du pianoforte et moderne d’Alexei Lubimov (Conservatoire de Moscou) avait imaginé un récital dévolu à son instrument, entre les partitions de Dussek, favori de Marie-Antoinette pour qui le facteur Sébastien Erard conçut son piano carré en 1787, Louis Adam (1758-1848) et Beethoven, dont les innovations techniques d’un piano à queue de concert Erard de 1803 lui inspirèrent la Sonate Walstein op. 53. L’interprète n’a pas sa pareille pour détailler les notes tout en propulsant le rythme dans Dussek (Sonate op. 35 n° 2 et Mort de Marie-Antoinette op. 23) ou pour faire sonner l’instrument grâce aux quatre pédales exploitées par Adam dans la Pastorale en do mineur, extraite de sa Méthode de piano du Conservatoire de 1804. Une richesse sonore magnifiée par Beethoven dans sa Sonate n° 21 Waldstein, et vivifiée par Olga Pashchenko qui fait respirer et chanter l’Erard dans un éblouissement total. Rendez-vous l’an prochain, à coup sûr !
Franck Mallet     
 
Orangerie du Château de Bois-Préau, Parc de Malmaison, lundi 29 mai 2023 (Photo : Olga Pashchenko (piano)© DR)
 
Hauts lieux de divertissement pour l’impératrice Joséphine et Napoléon Bonaparte sous le Premier empire, le Château de Malmaison, ainsi que celui de Bois-Préau, racheté sous le Second Empire par la famille Rodrigues-Enriques, retrouvaient une partie de leur lustre musical d’antan grâce aux efforts conjoints d’Elisabeth Claude, leur Conservatrice, associée à Sylvie Brély, Présidente de La Nouvelle Athènes – Centre des pianos romantiques, à l’occasion de la première édition du Festival de Pentecôte dédié à l’esthétique du premier romantisme français. Si l’Histoire a retenu avec raison la figure de Beethoven, il s’agissait de redécouvrir, et même plus simplement de s’ouvrir, à celles, oubliées, de Devienne, Hortense de Beauharnais, Duport, Hérold, Garat, Wély, Jadin, Dussek, Grétry ou Adam, frottées au chant italien de Paisiello et Spontini.
La 3e journée débutait l’après-midi sur quatre quatuors à cordes de la fin du XVIIIe siècle par les excellents instrumentistes de l’Ensemble Infermi d’Amore, tous formés récemment par Amandine Beyer à la Schola Cantorum Basiliensis de Bâle. Certes, le soleil dardait à travers les baies vitrées de l’Orangerie et il n’était pas facile de garder l’accord sur des instruments aux cordes si sensibles aux températures, mais le style délicat et chantant du Quatuor op. 1 n° 3 de Jadin trouvait là des interprètes totalement passionnés. Avec Boccherini (Quatuor à cordes op. 2 n° 6), le jeu s’intensifie et se colore, avant le Quatuor op. 34 n° 1 de Pierre Baillot (1771-1842), vraie découverte aux accents plus dramatiques, avec les ritournelles « À l’Espagnole » de son « Menuetto ». Le Quatuor en sol mineur de Viotti offrait une conclusion brillante à ce récital.
Le second concert de 18h30 proposait un panorama éloquent des concerts donnés une fois par semaine dans son salon par Joséphine, concocté par Coline Dutilleul (mezzo-soprano), Aline Zylberajch sur piano Erard (celui de 1806 restauré par Christopher Clarke pour La Nouvelle Athènes) et Pernelle Marzotti (harpe Erard). Entre pièces solistes de Mehul, Paisiello, Pleyel et Nadermann (Sonate en do mineur pour harpe) et mélodies de Hortense, la fille de Joséphine (extraites des « 12 Romances »), airs d’opéras de Paisiello (Zingari in Fiera et Nina), Méhul (Ariodante transcrit par Jadin) auxquels s’ajoutaient des romances de Pierre-Jean Garat (Il était là) et Jadin (La mort de Werther), un air du Huron, opéra-comique de Grétry et la langueur sublime d’O nume tutelar, air tiré de La Vestale de Spontini (bien vu, Coline Dutilleul !), les interprètes révélaient tout le charme et l’attrait de ces œuvres à la fois joyeuses, tendres et ardentes. La Bibliothèque de Malmaison recèle encore bien des secrets – plusieurs opéras y furent créés avant Paris – et des partitions d’Hortense de Beauharnais y dorment encore.         
Franck Mallet

Orangerie du Château de Bois-Préau, Parc de Malmaison, 15h & 18h30, dimanche 28 mai 2023
(Photo : Coline Dutilleul © DR)
 
A l’Opéra de Paris-Garnier : Ariodante de Handel mis en scène par Robert Carsen. Jeu de piste maison : En 1999, Carsen monte in loco le très connu Alcina, deuxième création de Handel au tout nouveau Covent Garden de Londres (1735) après… Ariodante. Gros succès largement discuté (l’île enchantée devenue salon après orgie), spectacle plusieurs fois repris. En 2001, Ariodante fait son entrée à Garnier porté par le tandem Anne Sofie von Otter – Marc Minkowski, sur la foi de leur enregistrement très réussi de l’ouvrage (Archiv). Mais Von Otter en méforme ne passe pas la rampe et Jorge Lavelli rate sa mise en scène. Vingt-deux ans après, la revanche… perturbée pour les premières représentations par la grève du personnel maison ! Du longtemps oublié et tard redécouvert des deux opéras, drame psychologique tiré de l’Orlando Furioso de L’Arioste, sans féérie et à l’intrigue moins alambiquée que la plupart des livrets d’opera seria, Carsen accentue le contexte politique voire psychanalytique et le transpose dans un aujourd’hui où chaînes d’actualité et réseaux sociaux ne laissent rien ignorer des faits, gestes et même pensées des grands de ce monde. De l’aventure du noble Ariodante auquel le méchant Polinesso va tenter de voler sa fiancée - annonçant l’opéra romantique avec faux suicide et vraie folie -, il fait une plongée dans les coulisses d’une cour d’Ecosse (on ne saurait être plus d’actualité) où les smartphones remplacent les poignards, sombre histoire sur laquelle la succession des arias handeliens est censée agir à la fois comme un baume et un révélateur. Or les voix et les personnalités restent assez discrètes - la belle et bien-chantante Emily d’Angelo (Ariodante) en tête -, la scène ne s’embrasant vraiment que lorsque le formidable contre-ténor Christophe Dumeaux (Polinesso) vient jeter du vitriol sur ce monde de faux-semblants. Le spécialiste Harry Bicket à la tête d’un English Concert pas toujours très melliflue mise davantage, il est vrai, sur la sécurité que sur le panache dans cette suite ininterrompue de sauts de l’ange vocaux. 
François Lafon
Opéra National de Paris - Palais Garnier, jusqu’au 20 mai - En direct le 11 mai  sur la plateforme de l’Opéra national de Paris : Paris Opera Play - En différé le 27 mai sur France Musique à 20h (Photo © Agathe Poupeney / OnP)


lundi 1 mai 2023 à 15h21
Le décor tout d’abord (Barbara Hanicka) : un immeuble populaire dont la partie gauche est sans façade, laissant vue sur une chambre minimaliste, une salle de bain et des W.C, proches du délabrement, bien sûr. La scénographe (Barbara Wysocka) nous réserve quelques hardiesses, nommons-les ainsi, comme jeter la clé du jardin interdit dans les toilettes (qui ne sont donc là que pour cela) plutôt que dans la Volga, ou faire pleuvoir quand Katia s’écrie tak krásné ! (« que c’est beau ! »). La crainte d’excéder dans la poésie pourtant prégnante de l’œuvre de Janacek habite aussi Benedict Zehm pour les lumières (ce sera plein néons la plupart du temps) et Elena Schwarz pour la direction d’orchestre. Sa consigne est de jouer fort, ce dont, grâce à son talent, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon se déjoue avec élégance. Ces bémols importent peu, finalement, car l’exceptionnel est du côté du casting, exceptionnel en effet par sa qualité et par sa cohérence. Le jeu de Corinne Winters (Katia) entraine toute la troupe : pas un interprète qui ne dénote à ce niveau d’excellence ; et les spectateurs aussi, conquis par un tel abattage, une telle sensibilité à fleur de peau, qui justifient leurs applaudissements particulièrement nourris. 
Albéric Lagier
 
Opéra National de Lyon les 28 avril, 2, 4, 7, 9, 11 et 13 mai
(Photo © DR Opéra National de Lyon)

Une rareté à l’Athénée Louis-Jouvet, pour le spectacle annuel de l’Académie de l’Opéra de Paris : La Scala di seta (L’Echelle de soie) de Rossini. De cette farce en un acte, l’une des cinq composées par le jeune Rossini pour le théâtre San Moisé de Venise, on ne connait guère que l’ouverture, en bonne place dans la plupart des anthologies. On découvre une comédie en musique bien troussée, dont l’action caracole au rythme des crescendos (déjà) irrésistibles qui feront la fortune du compositeur, reprenant le thème à la mode du Mariage secret de Cimarosa, mais en plus concentré, en plus cru, voire en plus concret. Pour les académiciens, c’est une gageure : chanter Rossini est une question d’abattage et de virtuosité, avec dans la voix ce que la rossinienne émérite Marilyn Horne appelle « l’indispensable petit marteau-piqueur ». Ce soir, la première des deux distributions (trois représentations chacune) s’en sort haut la main, musique et théâtre, car il faut jouer aussi, et le metteur en scène Pascal Neyron (un ancien de l’Académie) n’épargne personne sur ce point. « Un jeu de transformation des corps, perruques, costumes, pour s’extirper de soi et s’occuper de l’autre », annonce-t-il, secondé en cela par Dominique Mercy, collaborateur historique de Pina Bausch. Dans un décor à chausse-trapes et à tiroirs, les portes claquent, les murs ont des oreilles, le lit apparait quand besoin est (c’est-à-dire souvent). On frôle la vulgarité sans y tomber, ce qui en l’occurrence est un record. On n’oubliera pas Marine Chagnon - qui l’année dernière était in loco une Poppée de Monteverdi feu et glace, dans sa grande scène de séduction sauvage - et l’on excusera le ténor Laurence Kilsby de ne pas avoir les aigus de Juan Diego Florez tant il est drôle en mari non déclaré d’une belle très convoitée (la pulpeuse, voix comprise, Margarita Polonskaia). Dans la fosse, de valeureux membres de l’Orchestre-Atelier Ostinato entretiennent la flamme sous la baguette précise (et il faut l’être dans un tel maelström) d’Elisabeth Askren.
François Lafon
Athénée Théâtre Louis-Jouvet, jusqu’au 6 mai
Photo©C Vincent Lappartient-Studio j'adore ce que vous faites !/OnP

A l’Athénée Louis-Jouvet : Ô mon bel inconnu ! de Sacha Guitry (texte) et Reynaldo Hahn (musique), spectacle labellisé Palazzetto Bru Zane rôdé à Tours en décembre dernier. Une belle inconnue que cette comédie avec musique créé en 1933 aux Bouffes Parisiens, dans la foulée de la reprise triomphale au théâtre de la Madeleine du Mozart des deux compères. Paru en 2021, un enregistrement des seuls numéros musicaux (une heure mis bout à bout - voir ici) donnait une idée de l’atmosphère douce-amère que Reynaldo Hahn avait imprimé aux aventures du chapelier Prosper passant une petite annonce coquine et recevant des réponses… inattendues. Mais quid de la rencontre avec le texte boulevard-décomplexé de Guitry ? C’est ce que révèle ce spectacle mis en scène par l’actrice-chanteuse Emeline Bayart, laquelle s’amuse visiblement à jouer le rôle de la bonne (…du chapelier – rôle créé par Arletty), entourée d’une troupe de chanteurs-acteurs de haut niveau, dont ne subsiste de la distribution du disque que l'excellent Carl Ghazarossian dans un rôle essentiellement… muet. Ni actualisation ni même dépoussiérage, si ce n’est un jeu de… chapeaux assez malin : chacun y va franc-jeu, et si la partie parlée paraît longue (elle l’est : 2h30 de spectacle sans compter l’entracte), ce n’est la faute ni de l’impeccable Clémence Tilquin en épouse (du chapelier) aux faux airs de Julie Andrews, ni de  Marc Labonnette (le chapelier), lequel porte le spectacle sur des épaules taillées à la mesure du créateur Aquistapace, alter ego sachant chanter de Guitry lui-même. A la tête des toujours pimpantes Folies parisiennes, Samuel Jean fait mousser le champagne.
François Lafon

Athénée Théâtre Louis-Jouvet, Paris, 8 représentations jusqu’au 16 avril 
Tournée à Dijon, Rouen, Avignon (décembre 2023), Massy (mars 2024) (Photo © Marie Pétry)
 
A l’Opéra de Paris-Bastille : Hamlet d’Ambroise Thomas d’après Shakespeare ou plutôt d’après l’adaptation à la scène romantique qu’en a faite Alexandre Dumas, avec happy end en lieu et place de la mort du héros. A l’Opéra-Comique il y a quatre ans (reprise la saison dernière), le metteur en scène fan de vidéo Cyril Teste avait déromantisé l’ouvrage en adoptant la technique du « jeu transparent » (voir ici). Avec Krzysztof Warlikowski cette fois, c’est toute la structure du chef-d’œuvre qui bascule. Puisque Hamlet ne meurt pas, on le découvre vieilli dans un hôpital psychiatrique aux grilles en abyme, poussant sa mère encore plus diminuée que lui dans une petite voiture à roulettes, portant sempiternellement le poids de son malheur. Même décor pour le grand flash back qui suit : « L’hôpital psychiatrique ne signifie pas que Hamlet est fou. On y enfermait aussi ceux dont on voulait se débarrasser », précise le metteur en scène, qui recycle ainsi ses obsessions (cf. l’Iphigénie de Gluck à l’EHPAD) et ses accessoires (baignoire comprise) : trop fin donc pour décréter que Hamlet est vraiment fou, ce que Shakespeare et même Dumas s’étaient bien gardés de faire. Une façon en fin de compte de re-romantiser l’opéra à la mode d’aujourd’hui, avec ce spectre du père idéal en clown blanc auquel succédera le fils moins idéal en clown noir au visage blanc. Et puis au-delà des warlikowskismes avérés, de grands moments de théâtre creusant encore l’inépuisable mythe, et une direction d’acteurs superlative, culminant dans un affrontement mère (la Reine) – fils dont Lacan se serait délecté. Pour animer cette grande machine iconoclaste, un plateau sans faiblesse autour de Ludovic Tézier, Hamlet de luxe ovationné au rideau final, et comptant quelques-uns des meilleurs représentants du désormais riche vivier vocal francophone. Mention spéciale pour l’Américaine Lisette Oropesa en Ophélie (récemment médaillée des Arts et Lettres) et surtout pour la Suissesse Eve-Maud Hubeau, stealing the show en Reine coupable. Consécration enfin du jeune chef Pierre Dumoussaud dirigeant ce grand-opéra-à-la française contemporain du Don Carlos de Verdi d’un geste large, préférant le panache à la fascinante mise en valeur des trouvailles d’Ambroise Thomas (ah, ce saxophone !) opéré par Louis Langrée à l’Opéra–Comique. 
François Lafon 

Opéra National de Paris-Bastille, jusqu’au 9 avril - En direct le 30 mars  sur Arte concert, et avec le concours de FRA cinéma, dans les cinémas UGC, dans le cadre de leur saison « Viva l’Opéra ! » et dans des cinémas indépendants en France et en Europe, et ultérieurement dans le monde entier. Diffusion le 2 mai dans les cinémas CGR. Diffusion ultérieure sur Arte. En différé le 22 avril sur France Musique
(Photo © DR)

Au Théâtre de l’Athénée-Louis-Jouvet : Orphée et Eurydice d’après Gluck « dans une adaptation libre d’Othman Louati ». Une version chambriste et décalée d’un classique donc, dans la tradition de l’Athénée. On pourrait ajouter « élaguée » pour donner une idée de ce théâtre de l’entre-deux savamment minimaliste : entre deux mondes, entre cœur et raison, entre rêve et réalité, entre vie et mort, entre présence et absence. Visuellement, on oscille entre théâtre et oratorio, tant les mouvements sont rares et les tableaux irréels (mise en scène de Thomas Bouvet). Ce n’est que peu à peu que l’on entre dans cet univers de corps et de voix : quatre choristes en plus des trois solistes, tous voix de l’au-delà (ou de l’en-deçà), l’Amour qui assure le happy end de cette version du mythe qui finit bien n’étant qu’une grande silhouette longiligne au timbre électroniquement retravaillé. Car c’est là que prend place la magie, dans un autre entre-deux qui est le mélange ou l’opposition du son d’époque (huit musiciens de l’ensemble Miroirs Etendus dirigés par Fiona Monbet) et ceux du synthétiseur, auquel viennent s’ajouter les interventions musclées d’une guitare électrique. Cela pourrait être facile et systématique, mais Othman Louati a de l’imagination à revendre. On pourrait aussi trouver les voix un peu vertes, mais Claire Péron est si émouvante en Orphée non binaire (une mezzo chantant en français : hommage à la version Berlioz et à Pauline Viardot ?) et Mariamielle  Lamagat si naturelle en Eurydice. On reproche parfois son statisme à l’Orphée  de Gluck : cette fois, qui s’en plaindra ?
François Lafon

Théâtre de l’Athénéee-Louis-Jouvet, jusqu’au 18 février (Photo©Martin Noda)

A la Philharmonie de Paris, quatrième des dix concerts du 33ème festival Présences de Radio France. Compositrice d’honneur de l’édition : Unsuk Chin, grande dame née en Corée en 1961 et vivant à Berlin, dont la vie est un roman et l’art un palais aux cent portes, chacune ouvrant sur un monde surprenant. Ainsi le concert de ce soir s’articule autour de son 2ème Concerto pour violon « Scherben der Stille », joué par son créateur Leonidas Kavakos, et donné pour la première fois en France. « Un portrait subjectif du violoniste, explique Unsuk Chin, porté par sa musicalité qui est d’une brûlante intensité, et en même temps impeccable et complètement concentrée ». Une remarque qui pourrait aussi s’appliquer à elle : superbe partie de violon, s’inscrivant dans la grande tradition sans jamais en copier les chefs-d’œuvre. L’orchestre, ce soir le Philharmonique de Radio France impeccablement dirigé par Kent Nagano, suggère un voyage dans l’inconnu, entre rêve et réalité. En guise de préparation, rien moins que Bach avec le Ricercar à 6 de l’Offrande Musicale, non dans l’habituelle version Webern mais dans une nouvelle orchestration due à Thomas Lacôte, successeur d’Olivier Messiaen à l’orgue de l’église de la Trinité : une façon d’humaniser le chef-d’œuvre sans le vulgariser alla Leopold Stokowski. Après l’entracte, autre forme d’inconnu. Avec comme frontispice le motet Gerechte Kömmt UmLe Juste meurt et personne n’y prend garde ») revu et corrigé par Bach, Monumenta II ( Monumenta I date de 2013) de Yann Robin réunit chœur et soliste, orchestre, orgue et deux pianos, tous lancés dans la quête, « entre concerto et requiem », d’un « accès à la transcendance par l’art ». Un projet fou comme Berlioz les aimait, mêlant fureur et méditation, ferveur et ironie, idées hardies et procédés connus. Soutenus par un Nagano et un Philharmonique toujours impeccables, le Chœur de Radio France tient le cap, tandis que le duo de pianistes Jean-Frédéric Neuburger – Wilhem Latchoumia joue vaillamment des coudes et des doigts. Applaudissements nourris d’une salle où se pressent musiciens et compositeurs.  
François Lafon 
Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez, 10 février. Festival Présences, jusqu'au 12 février (Photo : Unsuk Chin et Kent Nagano © Radio France - Christophe Abramowitz)

Pour sa première « Carte blanche », le pianiste David Fray en complicité schubertienne avec le baryton Peter Mattei dans Le Voyage d’hiver. « Je vous chanterai un cycle de lieder effroyables… », aurait confié le compositeur à un ami, à la fin de l’année 1827 (…). D’après vingt-quatre poèmes de Müller, ce cycle passé à la postérité est devenu le passage obligé de nombreux chanteurs, ténors, barytons et contraltos. De la tristesse, et même de la mélancolie et de la désolation envahissent chaque poème, mais avec Peter Mattei et David Fray, rien d’effrayant pourtant comme le suggérait Schubert ; nous sommes dans l’aventure du récit. Tout est dosé avec naturel, chaque mot, chaque phrase, portés comme une confession. La voix s’élève à peine, entre parole et chant, tandis que le piano s’efface, réapparaît, pose un accord dans le silence. Une méditation à deux que porte le baryton face au public, du haut de ses deux mètres. Pas de théâtre, juste le texte, ni plus ni moins. Et lorsque le visage s’élève ou se cache, la colère est là, jetée comme un cri ou rentrée, étouffée. On a rarement entendu une telle liberté dans l’expression : la voix pleine, jaillissante. Si le premier lied "Bonne nuit" invite au voyage, serein et apaisé, Peter Mattei le révèle avec une douceur presque chuchotée, mais on entend tout, la poésie coule de source. Et lorsque le piano achève le cycle avec "Le Joueur de vielle", le chanteur retrouve cette douceur infinie qui préludait au cycle ; la voix se fait plus grave sur le chemin des glaces, elle console et cajole à la fois. Schubert, si secret et intime avec Peter Mattei et David Fray. 

Franck Mallet

Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 26 janvier, 20h « Carte blanche à David Fray, I » Schubert, Wintereise D. 911
Peter Mattei (baryton) et David Fray (piano) (Photo : © DR)

• Prochains rendez-vous : le 31 mars (20h) : Schubert et Liszt par David Fray avec la participation de Jacques Rouvier ; 26 juin (20h) : Schubert par David Fray (piano) et Renaud Capuçon (violon)
dimanche 29 janvier 2023 à 19h41
La véritable vedette de Moïse et Pharaon, opéra biblique dans sa version française de 1827, et représenté cet été à Aix (voir ici), est sans nul doute son compositeur. Tout en puisant par-ci par-là, comme de coutume, dans son répertoire buffa ou seria, Rossini tourne le dos à ces deux genres pour mitonner une partition aux souffles impressionnants, métamorphosée par sa francisation : ici, nul bel canto, mais une sublimation du verbe déclamé. Cette capacité, pour un Italien, d’endosser le goût français fait penser à Lully tandis que, côté livret, Etienne de Jouy s’est élevé au niveau des Corneille et Quinault. Et cela, pour annoncer Nabucco…  Avec l’opulent orchestre de l’Opéra de Lyon dirigé par un Daniele Rustioni toujours aussi inspiré, Rossini ne pouvait être mieux servi, sans oublier les chœurs de ce même Opéra, décidemment à faire pâlir d’autres réputés plus grands. Les chanteurs forment un ensemble de haut niveau (avec une mention particulière pour le Moïse de Michele Pertusi et la Sinaïde de Vasilisa Berzhanskaya…), si l’on excuse Anaï et Aménophis, deux jeunesses pleines d’énergie, mais de là à en faire deux pantins gesticulant et tonitruant, c’est une limite qu’il n’était pas utile de franchir. Suivons maintenant le déroulement de ce Moïse main dans la main avec le metteur en scène, Tobias Kratzer, vaillant soldat de l’école allemande du Regietheater, laquelle, en un demi-siècle, de novatrice s’est muée en académisme. Au premier acte, l’ennui qu’il instille sur toute la moitié Cour de la scène gagne immanquablement le spectateur. Soulagement au début du deuxième acte (introduit avec cette élégante énergie qui fait la signature de Daniele Rustioni) car, dramaturgie oblige, il se passe dans la pénombre et la léthargie. Un moment de grâce. Le ballet du troisième acte ? Cela n’a aucun sens, déclare Kratzer. Heureusement, le chorégraphe Jeroen Verbruggen n’est pas de cet avis, et c’est un autre moment de grâce - il y en aura d’autres encore. A force de tant de conventions, on craint le pire pour le quatrième acte, le franchissement de la Mer Morte. Kratzer va-t-il nous servir zodiacs et gilets de sauvetage ? Eh bien, oui. Ce pourrait être une blague ? Non, pas du tout.  Las, il cède la place à la vidéo de Michael Braun, plaisante à voir, puis, dernier moment de grâce, au chœur dispersé au parterre.. Alors les privilégiés qui y siègent auront cette impression jouissive d’avoir assisté à une représentation mémorable, ce qui est vrai, mieux encore les yeux fermés (sauf pour le ballet, naturellement), sauvée par le gong.
Albéric Lagier
 
Opéra National de Lyon les 20, 22, 24,26, 28, 30 janvier et 1er février. Coproduction Opéra de Lyon, Festival d’Aix-en-Provence et Teatro Real de Madrid.  (Photo © DR Opéra National de Lyon)

vendredi 27 janvier 2023 à 01h43
Au Palais Garnier, première de Peter Grimes de Benjamin Britten dans la mise en scène de Deborah Warner créée à Barcelone entre deux confinements et passée par Londres, avec chaque fois dans le rôle-titre le ténor britannique Allan Clayton. Un historique qui a son importance, car c’est la première fois que le nom de la metteur en scène apparaît à l’affiche de l’Opéra de Paris, ce qui laisse rêveur eu égard à sa notoriété au théâtre et à l’opéra, quelques curieux devant se souvenir entre autres d’un fascinant Tour d’écrou (déjà Britten) exporté du Covent Garden à la MC 93 de Bobigny en 1998, avec le mémorable Ian Bostridge en revenant. Aucune huée – fait rare à l’opéra – au rideau final de ce Peter Grimes, peut-être parce que l’actuel académisme en est absent (pas de vidéo ni de réécriture du scénario à des fin d’actualisation). Qu’en est-il besoin d’ailleurs, l’histoire du pêcheur « différent » rejeté par ses contemporains étant intemporelle ?  Seule concession, justement : la transposition de l’action à notre époque, Deborah Warner tenant à « éviter une sentimentalisation dangereuse de la pauvreté du passé » façon Misérables (le musical bien entendu). Nous sommes donc bien de nos jours dans un petit bourg déshérité de la côte est de l’Angleterre, un univers alla Ken Loach où nous assistons à une démonstration terrifiante de l’effet de meute (le groupe contre un individu), thème récurrent chez Britten l’homosexuel doublé d’un objecteur de conscience. On pense aussi à Marcel Carné et à son « réalisme poétique », tant la crudité du propos est à la fois tempérée et exacerbée, ne serait-ce que par la paradoxale fragilité du massif Allan Clayton, lequel cumule les qualités des deux interprètes historiques de l’ouvrage : l’ambigu Peter Pears et le plus direct Jon Vickers. Etrange beauté de cette chasse à l’homme superbement chorégraphiée, survolée par un corps emporté par le vent (la vague ?) venant s’écraser au sol quand le cas de Grimes le (présumé) bourreau de petits mousses est réglé. Formidable direction d’acteurs, solide chœur (omniprésent), troupe sans point faible où se distinguent le grand Simon Keenlyside et la moins connue Maria Bengtsson en défenseurs du paria. Bonne direction du jeune chef britannique Alexander Soddy à la tête d’un orchestre de l’Opéra maître dans l’art de faire scintiller les couleurs et danser les rythmes de cette musique à la fois si proche et si mystérieuse.
François Lafon 
Opéra National de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 24 février – En différé sur France Musique le 25 février

Photo : Vincent Pontet / OdP
jeudi 26 janvier 2023 à 00h29
Entre deux représentations de Tristan et Isolde à l’Opéra Bastille, Gustavo Dudamel se donne carte blanche au Palais Garnier. Salle comble, micros et caméras pour l’« Odyssée musicale » (la formule est de lui) que propose la star dans ses murs. S’attendait-on à retrouver le prodige à ses débuts, quand il dirigeait dans une atmosphère de fête son Orchestre Simón Bolívar, que l’on a déchanté. Il s’agit d’abord, avec l’Orchestre de l’Opéra, de mettre en valeur quelques membres de l’actuelle promotion de l’Académie maison lors d’un des « rites de passage » annuels consistant à affronter l’illustre salle. Quant au répertoire de ce voyage au bout de la latinité en musique, il est, jusqu’à l’entracte du moins, de qualité (superbes Granados, Obradors et Guastavino) mais pas très dansant, allant de Villa-Lobos (l’illustre 5ème des Bachianas Brasileiras pour voix et violoncelles, où la soprano Martina Russomanno affronte vaillamment le souvenir de … Joan Baez) à Granados via Piazzola (Oblivion arrangé pour orchestre, où se distingue la basse Alejandro Balinas Vieites) et se termine néanmoins sur un éclat de rire à six voix : le "Ice Cream Sextett" de Street Scene, musical à succès de Kurt Weill dans sa seconde vie américaine. Eclaircie après l’entracte avec Bernstein où la mezzo Marine Chagnon fait sourire (Trouble in Tahiti) et pleurer (belle Anita de West Side Story), le tout se terminant, après la découverte de l’Espagnol Barbieri et de l’Argentin Salgan, sur un message à six voix plein de sagesse : le sublime YoukaliC’est le pays de nos désirs ») de Weill en route vers l’exil. Ovation - ô combien méritée - pour l’orchestre et les chanteurs, le chef ne sortant de son rôle de faire-valoir que pour relancer, en bis, un "Ice Cream Sextett" encore plus goûteux. De la part d’un maestro dont la moindre levée de baguette vaut de l’or, on peut appeler cela la classe.  
François Lafon 
Opéra National de Paris, Palais Garnier, 25 janvier – Disponible sur Arte Concert, diffusion ultérieure sur Arte et la plateforme de l’Opéra de Paris – En audio le 6 février sur France Musique

Photo : Danny Clinch /OnP
Début d’année à l’Opéra-Comique : Le Voyage dans la Lune d’Offenbach. Lequel, puisque trois productions de cet opéra-féerie à grand spectacle se croisent actuellement ? Et pourquoi cet engouement pour l’Offenbach d’après l’Empire (1875), en partie privé de son principal moteur de recherche : la satire politique ? A posteriori, tout se justifie : prévue en 2021 mais filmée à huis-clos pour cause de pandémie, cette version enfin présentée en public donne la vedette à la Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique. Et que raconte ce Voyage dans lequel les enfants sont rois ? L’aventure d’un jeune prince (bien) nommé Caprice qui, plutôt que de marcher dans les pas de son père le roi V’lan sur une terre devenue irrespirable, préfère demander la Lune et y aller à bord d’un obus fabriqué par l’ingénieur Microscope. Aux Sélénites (de Séléné, la Lune en grec), les Terriens apporteront le meilleur et le pire : l’amour. Plutôt que faire un clin d’œil à la Lune façon Méliès (option du metteur en scène Olivier Fredj, dont la version « Génération Opéra » tourne actuellement en France – voir ici), Laurent Pelly - offenbachien de longue date avec sa dramaturge-réécriveuse Agathe Mélinand - a joué au « jeu de l’envers » : « Quelle splendide fête, ici l’on apprête. Regardons, admirons ! Pour sûr, c’est nous qui la paierons », chantent les enfants-Terriens au milieu d’une décharge de plastique. La Maîtrise y fait preuve d’une belle… maîtrise scénique et musicale (chapeau à ses formateurs) autour du vétéran Franck Leguérinel (V’lan). A la tête des toujours impeccables Frivolités Parisiennes, la chef Alexandra Cravero donne toutes ces chances à cet Offenbach dernière manière au génie intact, revisité par les spécialistes Thibault Perrine et Jean-Christophe Keck.  
François Lafon

Opéra-Comique, Paris, jusqu’au 3 février (Photo © Stéphane Brion)

dimanche 22 janvier 2023 à 18h59
Deux jalons du XXème siècle par l’Ensemble Intercomtemporain à la Philharmonie de Paris : Déserts d’Edgard Varèse (1954) et Jagden und Formen de Wolfgang Rihm (1995-2008). De la création de Déserts, on peut encore entendre, enregistré par la radio, le chahut égal à celui qui avait accueilli Le Sacre du printemps de Stravinsky au même Théâtre des Champs-Elysées un presque demi-siècle auparavant. Varèse n’ayant pas eu le temps de réaliser lui-même le film qu’il rêvait de voir accompagner sa pièce « pour vingt musiciens avec interpolations de bande magnétique », c’est le vidéaste américain Bill Viola qui s’en chargea en 1994. Dehors-dedans, terre et eau, haut et bas, déserts de sable mais aussi parking désert, maison qui brûle et artiste rêvant le (son) monde dans une chambre close, théière tombant au sol au ralenti dans un tsunami d’éclaboussures, le tout filmé « alla Viola », c’est à dire entre flou et net, monochrome et coloré : le film-concert est désormais un classique encore sujet à discussion au moment où  Tristan et Isolde mis en scène par Peter Sellars et vidéasté par Viola est repris à l’Opéra Bastille, l’évocation d’un état ou d’un sentiment par la musique et par l’image ne faisant pas toujours bon ménage, comme en fait foi l’actuelle mode du tout-écran à l’opéra. Impeccablement dirigée par Matthias Pintcher, l’œuvre étonne toujours par l’unité qui se dégage de la juxtaposition de quatre parties instrumentales (vents, percussions, piano) et de trois interpolations de bruits industriels savamment musicalisés). Lors de la création, le chef Hermann Scherchen avait prévu le chahut et programmé en seconde partie la Symphonie "pathétique" de Tchaikovski. Aujourd’hui, devant une Grande salle Pierre Boulez bien garnie, la vaste pièce de Rhim, plusieurs fois retravaillée par « surécriture ou peinture ajoutée » et témoignant d’une accession à lui-même de l’artiste, confirme le chemin parcouru par cette musique savante qui fait encore si peur.
François Lafon 

Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez, 22 janvier (Photo © DR)

On attendait beaucoup (trop peut-être) de cette première d’un ouvrage lyrique de Bernstein à l’Opéra de Lyon : créé plus d’un demi-siècle plus tôt sur la scène de Broadway (1956), Candide connut ensuite plusieurs transformations, ajouts et coupures… assortis de nouvelles représentations, jusqu’à sa récente édition publiée en 1989 – soit quelques mois avant le décès de son auteur. Cette « comic operatta », (« Opérette comique » ?) qui requiert néanmoins un grand orchestre d’opéra, jongle entre les genres – non sans habileté avec un tel compositeur –, entre jazz, classique et comédie musicale. Si Offenbach semble bien être le modèle comique de Bernstein, on pourrait tout aussi bien y voir l’influence de Weill, dont le style pénétra en profondeur la scène de Broadway – années 1930 et 40 –, lui insufflant ce mélange caractéristique des styles et une certaine conscience politique. Dans le contexte d’une Amérique rongée par le maccarthysme et la guerre du Vietnam, adapter ce conte de Voltaire, à la fois satirique, humaniste et philosophique, n’était certes pas anodin.
Créé en France (dans une traduction française) à Saint-Étienne en 1995, l’ouvrage connaît ensuite une nouvelle production à Paris – pétulante à souhait ! – grâce au metteur en scène Robert Carsen, en 2006, suivie d’une autre, par Sam Brown, non moins réussie, pour l’Opéra national de Lorraine, sept ans plus tard. Pour qui avait eu la chance de voir ces deux derniers Candide, le spectacle lyonnais avait de quoi désappointer, non que le chef d’orchestre, Wayne Marshall, distingué à juste titre dans le répertoire américain (Porgy and Bess, Gatsby le Magnifique, Dead man walking…) à la tête d’un impeccable orchestre, peine à la tâche, bien au contraire. En revanche, quelle idée  – pour une création revendiquée « de fêtes fin d’année » – de proposer un plateau entièrement nu, sans décor hormis une bulle gigantesque, mappemonde symbolisant le voyage de Candide de la « vieille Europe » vers le Nouveau  Monde ? Pour son premier ouvrage lyrique sur un scène française, l’Américain Daniel Fish se repose sur la chorégraphe Annie B. Parson – liée, elle, à l’avant-garde new-yorkaise, de Laurie Anderson à David Byrne, en passant par Spike Lee –, qui met en scène une cinquantaine de figurants, dont les choristes de l’Opéra, pour d’agréables poses plastiques à partir d’un jeu de chaises – pas si musicales d’ailleurs, tant mouvements et gestes semblent indifférents au récit. Jeune chanteur chevronné, le ténor Paul Appleby s’ennuie dans le rôle de Candide, clown triste désarçonné par un tel vide sidéral, tout comme sa partenaire, la soprano Sharleen Joynt (Cunégonde), qui souffre elle aussi d’une absence d’écrin pour sa voix, même si elle domine le redoutable air « Glitter and be gay », avec un aigu plus stratosphérique que charnu. Derek Welton, Tichina Vaughn et Pawel Trojak, respectivement Pangloss (« Columbus and his men… », « Well, the Moor… » et « Millions of rubles… »), La Vieille dame (« No doubt… », « I was one… », etc.) et Martin (« Chanson du rire ») s’en tirent beaucoup mieux avec des voix certes plus graves mais bien timbrées. Mention spéciale au Chœur de l’Opéra, sollicité généreusement par la partition, jusqu’à l’explosif final mené grand train par un Wayne Marshall à son affaire.
Franck Mallet
 
Lyon (Opéra) 16 décembre, 20h (Photo : © Bertrand Stofleth)
 
•Prochaines représentations : dimanche 18, mardi 20, Jeudi 22, lundi 26, mercredi 28 et vendredi 30 décembre, 1er janvier
 
samedi 10 décembre 2022 à 23h45
A l’Opéra-Comique pour préparer les fêtes  : La Petite Boutique des horreurs, comédie musicale d’Alan Menken, lyrics d’Hovard Ashman. Un titre qui parle aux cinéphiles : d’abord, en 1960, un film cheap mais culte du maître de l’épouvante Roger Corman, puis en 1982 un revival scénique et musical Off-Off-Broadway, lui-même adapté au cinéma en 1986 par Franck Oz, marionnettiste du Muppet Show et de Maître Yoda dans Star Wars. En France, retour sur scène : les fans se souviennent du spectacle fauché mais inventif d’Alain Marcel, gros succès en 1985 au théâtre Déjazet. C’est cette « VF Marcel » qui a aujourd’hui les honneurs de la salle Favart. Et quels honneurs : Maxime Pascal dirigeant avec son ensemble Le Balcon une révision symphonico-pop-rock signée Arthur Lavandier, un plateau mêlant chanteurs plus (Marc Mauillon, Judith Fa, Lionel Peintre, Damien Bigourdan) ou moins lyriques, et à la mise en scène le duo gagnant Valérie Lesort - Christian Hecq, tenant tête avec leurs folles marionnettes aux effets spéciaux du 7ème art ! Le sujet s’y prêtait, mettant en vedette une plante carnivore qui finira par engloutir l’humanité entière, poussant jusqu’à ses limites (écologiques avant l’heure) le mythe de Faust revu par Frankenstein. Et en plus, elle parle et chante, cette verdure fatale, ajoutant sa voix (d’homme) au chœur de ses victimes fréquentant ladite petite boutique et maniant sans retenue les styles et tendances musicaux hérités des années 1960. On se souviendra de la plante poussée en graine plus humaine que nature (Sami Adjali, formidable manipulateur), de Marc Mauillon aussi à l’aise en fleuriste coincé pactisant avec le diable (vert) qu’en Orfeo de Monteverdi sur la même scène, du multitâche Damien Bigourdan en Fregoli d’opérette (pardon, de comédie musicale), et d’un Balcon déchaîné, tous contribuant à faire oublier les quelques longueurs de la première partie, calme (relatif) avant la tempête sanglante et gloutonne menant le monde à sa perte et le spectacle au succès.
François Lafon

Opéra-Comique, Paris, jusqu’au 25 décembre (Photo © Stéphane Brion)

jeudi 24 novembre 2022 à 10h13
Le Palazzetto Bru Zane produit en cette saison 2022/2023 quatre opéras de Jules Massenet, en commençant par son Hérodiade, qui fit scandale à sa création. A assister à cette version de concert avec l'Orchestre et les Choeurs de l'Opéra de Lyon sous la direction de Daniele Rustioni, on se dit que représenter Massenet en plaçant l’orchestre tout en haut de l’affiche, est un beau service à lui rendre. Le chef, facétieux et comme monté sur des ressorts, rivalise avec l’Amadeus de Milos Forman, il en a d’ailleurs le physique. Il électrise l’orchestre, les chœurs, les interprètes, la salle toute entière. Il pousse la partition dans ses retranchements, qu’il s’agisse des moments les plus exubérants, ou d’autres, plus subtils, comme l’admirable solo de flute du deuxième acte, une merveille qui vaut à lui seul le déplacement. Les voix sont techniquement de grande qualité, jusqu’aux seconds rôles dont la séduisante jeune babylonienne (Giulia Scopelliti), d’une grâce qui frustrera les auditeurs : cinq minutes à peine… Dans les rôles principaux, les six interprètes prennent un plaisir visible à être ensemble - leurs quatuors, quintette et sextuor en témoignent. La Salomé de Nicole Car domine par son autorité naturelle et son élégance, aux côtés d’Etienne Dupuis qui surjoue quelque peu un Hérode mâle alpha mâtiné de politicien roublard, mais finalement arroseur arrosé, et de Jean-François Borras, qui fait de Saint Jean-Baptiste un brave gars vraiment pas chanceux. Mais ces bémols passent face à l’énergie insufflée par Rustioni. Son Hérodiade est un moment à ne pas manquer, d’autant qu’il ne sera pas enregistré, contrairement aux trois autres Massenet du Palazzo Bru Zane (Ariane en janvier à Munich, Werther en février à Budapest Grisélidis en juin et juillet à Montpellier puis à Paris).
Albéric Lagier
 
Auditorium de Lyon le 23 novembre, Théâtre des Champs-Élysées le 25 novembre. Coproduction Opéra de Lyon, Théâtre des Champs-Élysées et Palazzetto Bru Zane (Photo :  © FSD 2017 / Ch. Fillieule)

dimanche 6 novembre 2022 à 01h37
A l’Opéra Comique, première représentation scénique d’Armide de Gluck à Paris depuis… 1913. Une date dans l’histoire du genre lyrique pourtant que ce pari fou du compositeur favori de Marie-Antoinette parant d’une musique nouvelle le livret de Philippe Quinault pour Lully, dont l’Armide, presque un siècle plus tôt, était devenu le mètre-étalon de la tragédie lyrique à la française. Plus encore qu’Orphée, Alceste et Iphigénie en Tauride dont la VF avait conquis Paris, la version Gluck d'Armide - à la fois hommage et adieu au passé - avait de quoi déranger les tenants du style français autant que ceux de l’opéra italien, résurgence de la Querelle des Bouffons devenant, une décennie avant la Révolution, la « Querelle des gluckistes et des Piccinnistes », du nom de Nicolo Piccinni, compositeur napolitain fêté par le parti des italianophiles. Plus d’alternance air-récitatif dans cette Armide, et une culture des affects plus que des postures : il ne s’agissait plus d’admirer, mais de s’émouvoir, faisant descendre les héros de leur piédestal. Le romantisme s’y annonce donc dans le fond, et dans la forme un discours pré-durchkomponiert (texte musical continu). Un bonheur pour Christophe Rousset à la tête de ses Talens Lyriques et du chœur Les Eléments, prompt comme jamais à chasser le moindre temps mort et insufflant à un plateau bien-disant autant que bien-chantant l’ampleur et le galbe de la période gluckiste. Somptueuse en magicienne prise au piège de ses sentiments, Véronique Gens poursuit avec lui le dialogue commencé avec le mémorable triptyque discographique Tragédiennes (Erato - voir ici). Face à elle, Ian Bostridge, seul non-francophone de la distribution, est un peu à la peine, sans rien perdre de son style ni de sa musicalité. Dommage aussi que la metteur en scène Lilo Baur ne soit pas aussi à l’aise dans l’évocation du jardin enchanté peuplé de démons tentateurs que dans l’analyse des sentiments contradictoires (la gloire vs l’amour, Bérénice n’est pas loin) sur lesquels Gluck a mis l’accent.
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu'au 15 novembre (Photo ©Stéphane Brion)

Les débuts wagnériens de Daniele Rustioni à l’Opéra national de Lyon étaient attendus. À en juger dès son Ouverture de Tannhäuser, ils sont fulgurants : battue alerte et claire, cordes cinglantes, vents opulents donnent une version lumineuse et dégraissée de cette partition riche en sucre. Et qui ne craint pas d’emmener Wagner sur les chemins battus de la musique de film, en écho avec les choix de David Herman, le metteur en scène. Ses choix, ceux d’un univers à la Star Wars, cultivant avec finesse les poncifs du genre S.F., se marient à merveille avec l’univers mythologique du 1er acte (aux effets lumineux de toute beauté), et ne s’en sort pas si mal ensuite dans celui judéo-chrétien, où le parallèle est loin d’être évident, surtout en l’absence d’un Jésus-Christ superstar. Sur le plateau, les femmes dominent, avec une Vénus (Irène Roberts) aux graves envoûtants, mêlant froideur et volupté, tandis qu’Élisabeth (Johanni Van Oostrum), tout aussi frêle en apparence et jouant elle aussi de contrastes entre suavité et hiératisme, est d’une impressionnante présence sur scène. Hommes et femmes du chœur ? Ils sont à faire pâlir les ensembles wagnériens les plus réputés. Côté hommes, Wolfram (Christoph Polh), Walter (Robert Lewis), Hermann (Liang Li) et les autres raviront même les plus exigeants. Alors, ce Tannhäuser, une totale réussite ? Hélas non, par le seul rôle titre (Stephen Gould), pour qui chanter est hurler, rustaud au-delà de toute mesure, et qu’on verrait bien troqué… contre Walter.
Albéric Lagier
 
Opéra national de Lyon, jusqu’au 30 octobre. Une coproduction avec le Teatro Real de Madrid. (Photo © DR ). 

dimanche 16 octobre 2022 à 00h08
Premier nouveau spectacle de la saison à l’Opéra Bastille : Salomé de Richard Srauss. Difficile de ne pas comparer la mise en scène de l’Américaine Lydia Steier à celle d’Andrea Breth il y a trois mois au festival d’Aix-en-Provence (voir ici), elle en est l’exact opposé : à la rigueur néo-brechtienne de celle-ci répond l’efflorescence post-moderne de celle-là, à la vision de l’adolescente « submergée par quelque chose qu’elle ne connait pas », celle d’« une femme qui ne voit pas d’issue au système corrompu dans lequel elle vit (…), qui la pousse à devenir extrémiste ». « Certaines scènes présentant un caractère violent et/ou sexuel explicite peuvent heurter la sensibilité d'un public non-averti » prévient le site de l’Opéra. Un caractère qui est l’essence même de l’ouvrage de Strauss et de la pièce d’Oscar Wilde dont il est tiré, et que Lydia Steier traduit  dans une esthétique entre Marvel et Fellini, s’écartant de la lettre de l’œuvre en transformant la "Danse des sept voiles" en viol collectif duquel Salomé sort ensanglantée, quittant ce monde détesté en compagnie du prophète Jochanaan tandis qu’est achevé son corps terrestre martyrisé : un féminisme bon teint (si l’on ose dire) mais moins subtil que celui d’Andrea Breth. Sous la baguette compétente mais sans finesse particulière de Simone Young, un plateau de premier ordre emporte la mise, tandis que la metteure en scène reçoit son lot (attendu) de sifflets : si Karita Mattila fait preuve de son abattage habituel mais force le trait en Hérodiade d’heroic fantasy, John Daszak (Hérode) et Iain Paterson (Jochanaan) sont des partenaires de haut vol pour la franco-sud-africaine Elza van der Heever, engoncée dans une camisole blanche (jusqu’à la Danse…), mais grande voix aux accents juvéniles idéale pour le rôle de Salomé, dont elle est d’ores et déjà une des meilleures titulaires. 
François Lafon 

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 5 novembre - En direct le 27 octobre sur L’Opéra chez soi et Medici.tv ainsi qu’au cinéma (Fra Cinéma, « Viva l’opéra » – En différé le 4 novembre à 21h sur Mezzo Live HD et le 30 novembre dans les cinémas CGR (Photo © Agathe Poupeney / OnP

A l’Opéra Comique, 1610ème représentation depuis sa création en 1883 de Lakmé de Léo Delibes. Sabine Devieilhe, qui y avait succédé à Natalie Dessay en 2014, reprend du service dans le rôle-titre, parangon de difficulté vocale s’adressant à une colorature stratosphérique comme il y en a peu par génération. C’est cette fois son époux Raphaël Pichon qui est au pupitre de son ensemble Pygmalion (chœur et orchestre), expliquant que « Lakmé pourrait être une première Mélisande, émanant d’un ailleurs fantasmé ». Même son de cloche du côté du metteur en scène Laurent Pelly, lequel s’est donné pour mission de représenter le choc des cultures faisant de l’ouvrage une œuvre charnière jonglant avec les codes lyriques de l’époque et ouvrant la porte à l’opéra du XXème siècle (Pelléas encore…), se réclamant du choix par Pichon de la version originelle avec dialogues parlés pour accentuer la dichotomie entre les Anglais bornés et les Hindous vivant « dans un monde léger, peut-être comme les pages d’un conte ». Le résultat est plus sage qu’on l’aurait espéré, laissant la première place à la « dramaturgie musicale » définie par le chef, que l’on n’attendait pas dans un tel répertoire et qui s’y révèle très à son aise. Et comme l’ouvrage est d’abord une affaire de voix, le public ravi est à la fête : toujours un peu distante dramatiquement mais maîtrisant mieux que jamais le Stradivarius qu’elle a dans la gorge, Sabine Devieilhe n’a pour rival à l’applaudimètre que son partenaire de luxe Stéphane Degout, lequel donne une épaisseur inaccoutumée au brahmane Nilakantha, tandis que face à ces étoiles de première grandeur l’élégant ténor Frédéric Antoun défend vaillamment le Britannique Gérald risquant sa vie à traverser le miroir accédant au monde spirituel des Hindous par amour pour la pure Lakmé. Mention spéciale à Mireille Delunsch poursuivant sa seconde carrière en Miss Bentson, Anglaise d’opéra-comique ne risquant pas, elle, de traverser ledit miroir. 
François Lafon 

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 8 octobre (Photo © Stéphane Brion) - En direct sur Arte Concert le 6 octobre à 20h - Sur France Musique le 22 octobre à 20h

vendredi 9 septembre 2022 à 23h47
A la Philharmonie de Paris, ouverture de la saison de l’Orchestre de Paris. Programme osé : il reste des places ce vendredi, deuxième exécution du même programme. A l’affiche : Richard Strauss et Scriabine, mais aussi Kaija Saariaho, Jimmy Lopez Bellido et Pascal Dusapin. « C’est le festival Présences » remarque une dame avertie. Est-ce le signe qu’un cap est passé, que sous la direction du jeune Klaus Mäkelä, l’orchestre rejoint résolument son époque au risque de bousculer son public « tradi » ? Le chef, en tout cas, y est comme un poisson dans l’eau, suivi par les musiciens en forme des grands soirs. Toutatis (Saariaho), qui ouvre ce bal de la démesure ? Une pièce de cinq minutes, composée dans le sillage des Planètes de Holst, où l’on suit un astéroïde animé de mouvements contraires, mais aussi un prélude tout trouvé à Ainsi parlait Zarathoustra (Strauss), comme une rampe de lancement de la célèbre Introduction en do majeur/do mineur. Aino (création mondiale), « poème symphonique » du Péruvien Lopez Belindo inspiré du Kalevala, épopée nationale finlandaise ? Une transition généreusement illustrative entre Strauss et Scriabine, dont le Poème de l’extase, poème orgiaque (titre provisoire) où le grand Russe réconcilie Wagner et l’impressionnisme français, clôt le programme. Entre les deux vient une pièce solitaire (Dusapin), création mondiale elle aussi, astéroïde étincelant lancé tel un monde en transformation. Dans A linea, c’est-à-dire « allez à la ligne », « à la fin, rien ne ressemble au début », commente le compositeur. C’est là peut-être le fin mot de ce concert des extrêmes, où le chef fait plus que jamais figure de surdoué devant ses musiciens prêts à le suivre très loin. La soirée est dédiée à Lars Vogt, formidable pianiste et chef prématurément disparu cette semaine. Un signe aux étoiles, là encore.
François Lafon

Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez, 9 septembre. Concert du 8 sur France Musique pendant un an, gratuitement en streaming sur Medici.tv pendant 90 jours et sur Philharmonie Live pendant 6 mois (Photo © DR)
 
Première en public à l’Opéra Bastille du Faust de Gounod mis en scène par Tobias Kratzer, créé à huis-clos et diffusé en direct sur France 5 en mars 2021 (voir ici). Salle unanime pour ce spécimen pourtant avéré de Regietheater, usant sans abuser de la vidéo et transposant l’action dans le Paris de notre temps et sa banlieue. Changements de perspective pour ce spectacle complexe, et pas toujours dans le sens que l’on croirait, le filmage télé de Julien Condemine débroussaillant par exemple les actions simultanées du 3ème acte (séduction de Marguerite), plus difficile à saisir et coordonner en « réel », entre effets de gros plans et allées et venues dans un immeuble présenté en coupe. Même sensation de rigueur cependant dans la conduite de l’action et de pertinence dans la transposition, même équilibre entre fantasmagorie alla Méliès (kermesse transformée en vol au-dessus de la ville, Nuit de Walpurgis entre rues désertes et Notre-Dame en feu) et cauchemar alla Rosemary’s baby, telle cette séance d’IRM (« Scène de la chambre » dans la version traditionnelle) où l’on comprend que l’enfant de Marguerite sera un petit diable. Sous la direction de Thomas Hengelbrock, plus tragique, moins preste que celle de Lorenzo Viotti la saison dernière, changements de perspectives vocales aussi, Christian Van Horn (Méphisto) se révélant plus impressionnant et Florian Sempey (Valentin) raffinant davantage, jusqu’à une « scène de la mort » très réussie. Accord pas gagné d’avance enfin entre la voix « grand opéra » d’Angel Blue (révélée au festival d’Aix en Tosca – voir ) et celle, plus « musique de chambre », de Benjamin Bernheim, ce dernier confirmant un art de la nuance et une musicalité comme on en rencontre rarement.
François Lafon 

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 13 juillet (Photo © Charles Duprat / OnP

Depuis son obtention d’un Grand Prix à Evian en 1978 et au Printemps de Prague l’année suivante, le Quatuor Prazak est reconnu comme une des plus prestigieuses formations de ce genre. Il brille dans tous les répertoires, classique, romantique, tchèque, Seconde Ecole de Vienne, sans oublier les compositeurs tchèques victimes de l’Holocauste. Sa composition s’est modifiée au fil des ans, seul l’altiste Josef Kluson est depuis les origines resté fidèle au poste, Jana Vonaskova en est le premier violon depuis 2015, la seconde violoniste et le violoncelliste en font partie depuis deux ans. Le quatuor vient de faire sa rentrée à Paris, avant une tournée qui le mènera notamment dans le Sud de la France. Organisé par l’association des Amis de Marie Laure, ce concert de rentrée programme deux œuvres incontournables du romantisme allemand. Le quatuor de Schubert « La jeune fille et la mort » est abordé en demi-teinte, presque en un murmure, comme s’il fallait ménager ses forces, et avec l‘énoncé du lied au début du deuxième mouvement, on franchit le seuil fatal. Dans le finale tout explose. Pour le Quintette avec piano opus34 de Brahms se joint aux Prazak le pianiste François Dumont. Comme il se doit, conclusion toutes forces déployées. Moment de haute émotion avec le bis : le Lento con molto sentimento central du quintette de Franck, ouvrage tout juste enregistré par François Dumont et les Prazak.
Marc Vignal
 
Salle Gaveau, 22 juin (Photo © Prazak Quartet)

Fin de saison à l’Athénée Louis-Jouvet : Mon Amant de Saint-Jean par Stéphanie d’Oustrac (mezzo-soprano) et Vincent Dumestre  avec  Le Poème harmonique. Un ancêtre baroque de la célèbre valse musette créée par Lucienne Delyle (1942) ? Non, la chanson elle-même, clôturant un programme ouvert avec le Prélude et Passacaille en mi mineur de Marin Marais, et où la diva-divette-diseuse-goualeuse, il y a peu (voir ici) Périchole d’Offenbach à l’Opéra-Comique, raconte ses débuts provinciaux avec… Dumestre et ses acolytes tout en brouillant nos repères chronologiques, J’ai perdu ma jeunesse (tiens, Damia) voisinant avec Les Petits pavés (tiens, Cora Vaucaire), séparés par un Lamento d’Arianna de Monteverdi grand format, où la divette etc. troquant la salopette noire contre une somptueuse robe baroque accède au statut de diva. Une fois compris que les murs entre musique savante et succès populaires ne demandent qu’à tomber, la diseuse etc. égrène les grivoises Nuits d’une demoiselle (tiens, Colette Renard) et la goualeuse etc. le déchirant Où sont tous mes amants (tiens, Fréhel), nous offrant le pendant du mémorable diptyque Cocteau-Poulenc (La Voix humaine – Le Bel indifférent) qu’elle a donné à deux reprises sur la même scène (voir ). Et quel plaisir de voir et d’entendre Dumestre and co. (formidable accordéoniste Vincent Lhermet) passer eux aussi de la cour à la ville avec la tenue stylistique qu’on leur connaît ! Une fois resserrés quelques boulons (rythme général, textes d’enchaînements, tendance de Stéphanie d'Oustrac à surligner chaque style), le concert-spectacle aura tout pour devenir un must. 
François Lafon 

Athénée Théâtre Louis-Jouvet, 20 juin (Photo © Ph. Delval) - Au Midsummer Festival de Hardelot le 23 juin

Ouverture à la Cité de la Musique, de ManiFeste 2022, le festival de l’Ircam. Une sortie de crise (sanitaire) en forme de résurrection avec la réouverture de l’Espace de projection sous le plateau Beaubourg - palais de sons à l’acoustique modulable accueillant une réplique du Polytope de Cluny (en lien avec l’exposition Xenakis – voir ici) -, et la célébration du compositeur Philippe Manoury (pour ses soixante-dix ans) autant que du savant Turing, précurseur persécuté. Trois visions de l’orchestre (…de Paris dirigé par la cheffe Chinoise Lin Liao) pour cette ouverture, façon d’affirmer haut et fort qu’« on a exploré jusqu’ici qu’un seul modèle, celui de Mannheim vers 1750 que l’on a simplement agrandi, alors qu’il peut en exister beaucoup » (Manoury) et qu’il s’agit d’ « émettre vers des publics diversifiés et très éloignés » (Frank Madlener, directeur de l’Ircam). Manoury donc ouvre le ban avec Ring pour orchestre spacialisé, premier volet d’une Trilogie Koln (création en 2016 à Cologne) : instrumentistes dans la salle, jeux vertigineux de timbres, de masses, de références tentant de « briser les hiérarchies globales entre les musiciens ». Trois quarts d’heure où l’on traverse l’enfer et le paradis, l’incompréhensible chaos du monde et l’ordre retrouvé de la musique. Le choc est moindre avec Intrusions de la Japonaise Misato Mochizuki, où d’étranges fantômes (électronique Ircam) traversent l’orchestre, parasites incongrus, fascinants ou terrifiants venant faire … intrusion dans un monde donné comme ordonné. Retour enfin aux grands desseins avec Come play with me (poème de Yeats), chant d’amour et de souffrance pour une utopie déchue, pour électronique solo et orchestre de Marco Stroppa, concerto pour « totem frissonnant », colonne de sept haut-parleurs recomposant un concerto déconcertant, sorte de 4ème pour piano de Beethoven savamment vandalisé. Plus encore que chez Manoury et Mochizuki, l’auditeur pour ne pas s’y perdre a intérêt à avoir en mémoire les chefs-d’oeuvre du répertoire. Accueillant pour l’occasion cinq musiciennes issues des grandes formations ukrainiennes, l’Orchestre de Paris, qui officiait déjà lors du premier ManiFeste, traverse cette triple remise en question avec un aplomb et une précision qui en disent long. 
François Lafon 

Philharmonie de Paris - Cité de la Musique, salle des concerts, 8 juin - En différé sur France Musique le 22 juin, puis en streaming pendant trois ans - Festival ManiFeste, du 8 juin au 2 juillet : manifeste.ircam.fr (Photo © Bertrand Desprez)

Ouverture de Festival Palazzetto Bru Zane 2022 au Théâtre des Champs-Elysées avec Hulda, opéra en quatre actes et un épilogue (1879-1885) de César Franck, dont on commémore le bicentenaire de la naissance. Un chef-d’œuvre enfin réhabilité ? De Franck le sérieux, le pape de la musique « pure », on n’attendait pas de révélation lyrique, même si l’on savait qu’il avait tâté de ce genre « impur » à plusieurs reprises, à commencer par ce drame nordique inspiré d’une pièce du Norvégien Bjornstjerne Bjornson, créé en 1894 à Monte-Carlo sous une forme abrégée quatre ans après sa mort, l’Opéra de Paris l’ayant refusé. Effectif maximum pour cette version de concert : Orchestre Philharmonique Royal de Liège (ville natale de Franck), Chœur de Chambre de Namur, treize solistes en rang d’oignon. Impression étrange lorsque débute cette tragédie de la vengeance, guerre des clans et transfiguration par l’amour, opus majeur parmi les nombreuses tentatives d’acclimatation française de l’univers wagnérien : on reconnait de nombreux traits de l’écriture de Franck - celui qui répétait à ses élèves « Modulez, modulez ! » - mais l’on dirait par moments un « à la manière de » confié à l’un desdits élèves, comme si Franck s’était retenu de faire du Franck. Ce n’est – significativement – que lorsque le compositeur se lance dans un (double) duo façon Tristan et Isolde que l’on tient le chef-d’œuvre annoncé, compromis par un ballet obligé un rien trop long mais transfiguré par une grande demi-heure finale (sur deux heures trois quarts de musique) qui fait presque oublier le scénario conventionnel et les vers de mirliton du librettiste Charles Grandmougin. Autour de Jennifer Holloway, voix solide et interprète flamboyante du très musclé rôle-titre, le ténor Edgardas Montvidas et la soprano Judith van Wanroij défendent vaillamment des parties vocalement exigeantes, entourés de comprimari de la classe de Véronique Gens ou Matthieu Lecroart, tous galvanisés par le jeune directeur musical de l’Orchestre Gergely Madaras. Un enregistrement est prévu dans la collection Palazzetto Bru Zane « Opéra français ». 
François Lafon 

Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 1er juin. César Franck au Festival Palazetto à Paris jusqu’au 19 juin. Opéra en concert : Phryné de ... Saint-Saëns le 11 juin à l'Opéra Comique (Photo © DR)

A l’Opéra-Comique, première en « relaxe » (accueil de personnes psychologiquement atypiques) de La Périchole d’Offenbach, mis en scène par Valérie Lesort et dirigé par Julien Leroy. Un ouvrage ambigu - le préféré souvent des offenbachophiles mais réputé moins drôle que les autres –, décalque trompeusement souriante de Carmen (mêmes librettistes, Meilhac et Halévy, même époque) surfant sur la vague hispanisante, parant d’une musique irrésistible et plus complexe qu’il n’y paraît la peinture d’un monde sous tutelle (Napoléon III), où règnent les réseaux (« Il grandira car il est espagnol », suivez le regard… de l’Impératrice), où l’artiste - a fortiori féminine - doit se compromettre pour survivre. Dans un esprit « opérette » évoquant lointainement Maurice Lehmann (1969, Théâtre de Paris, décors « exotiques » de Jean Carzou) ou plus récemment (et in loco) Jérôme Savary, Valérie Lesort, manieuse très douée de trompe-l’œil scénique (souvent avec marionnettes) ne cherche pas à intellectualiser l’objet, se reposant sur les standards (on pourrait dire les poncifs, ballets compris) du genre tout en dérapant savamment dans un too much qui est sa signature. C’est frustrant au début, la seconde partie démentant ce parti-pris, où le vieux prisonnier, sorte d’abbé Faria burlesque « qui ne se souvient même pas de quoi on l’a accusé » contribue à remettre les pendules à l’heure. Plateau adéquat autour de Stéphanie d’Oustrac (tiens, une Carmen – voir ici), Philippe Talbot, ténor « de caractère » à la française, et Tassis Christoyannis (le mieux chantant sinon le plus naturellement truculent des Vice-rois), tous grossissant le trait dans la partie théâtre mais se rattrapant dès que la machine musicale offenbachienne décolle, pilotée sans faiblir par Julien Leroy à la tête du Chœur Les Eléments et d’un impeccable Orchestre de Chambre de Paris. 
François Lafon 

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 25 mai (Photo © Stefan Brion)

Molière 400ème anniversaire à l’Athénée Louis-Jouvet, avec George Dandin ou le mari confondu mis en scène et joué par Michel Fau. Philippe Beaussant, théoricien (et praticien) du mouvement dit « baroqueux », rêvait de voir cette « comédie grinçante » dans son intégralité, avec les intermèdes et le grand final composé par Lully pour sa création lors du « Grand Divertissement royal de Versailles », (1668). « Cela ne sera possible, disait-il, que lorsque cette pièce considérée comme un « petit Molière » échappera aux néo-brechtiens, eussent-ils le talent de Roger Planchon ou de Jean-Paul Roussillon, qui en gauchissent le sens et en font un traité didactique sur la lutte des classes ». Voilà chose faite avec ce spectacle, où Fau et le chef Gaétan Jarry assument les apparentes contradictions de l’œuvre. « Quand la comédie parle d’infidélité, la pastorale parle de fidélité. Quand l’une se moque des nobliaux provinciaux, l’autre idéalise la noblesse de cour » note le metteur en scène. Et quand Dandin, paysan enrichi marié à une chipie titrée, parle de « s’aller jeter dans l’eau la tête la première », les bergers chantants viennent remonter le moral du cocu désespéré, affirmant que « le soleil chasse l’ombre » (le roi est dans la salle) et que « rien n’est plus doux que Bacchus et l’amour ». Fidèle à l’esthétique anti-réaliste de ses précédents Molière (Le Misanthrope, Tartuffe), Fau (très sobre, mais oui) vit cette histoire pleine de contradictions comme un cauchemar éveillé, où des pantins enrubannés (somptueux costumes de Christian Lacroix) jaillissent d’un castelet baroque sur fond de tapisserie à fleurs de lys, tandis que les huit musiciens et quatre chanteurs de l’Ensemble Marguerite Louise font briller la musique riche et complexe de Lully. Loin d’appauvrir le propos, cette remise en perspective musico-historique l’enrichit encore, achevant de rappeler que George Dandin n’est pas un « petit Molière » et encore moins un « petit Lully ».
François Lafon
Athénée, théâtre Louis-Jouvet, jusqu’au 29 mai.  Tournée en juin à Chambéry (1er et 2), Berne (9), Caen (14 au 17), Arles (24). A Versailles les 23, 24, 25 septembre (Photo © Marcel Hartmann)

dimanche 1 mai 2022 à 20h35
Suite du parcours Bach entamé par Benjamin Alard à l’orgue et au clavecin à l’occasion de la sortie du volume 6 de son intégrale pour le label Harmonia Mundi – dix-huit sont d’ores et déjà programmés. Ce dimanche 1er mai, arrêt en fin d’après-midi au Temple d’Orléans pour des extraits du 1er Livre du Clavier bien tempéré, dans le cadre de l’Orléans Bach Festival dirigé un temps par le violoniste Patrick Cohën-Akenine. Sur le clavecin du conservatoire, un Hudbard et Dowd de 1957, le jeune musicien fait respirer le Prélude et Fugue n° 1 BWV 846, pour ensuite mieux célébrer la lenteur élégiaque du 11 BWV 856, puis la sagesse contemplative du XII BWV 857. Légèreté du Prélude VI BVW 851 enchaîné à l’architecture savante de sa Fugue. Plus loin, Alard restitue avec une égale maîtrise la virtuosité du Prélude et Fugue X BWV 855. Pour la seconde partie de son récital, à la tribune de l’orgue du facteur Alfred Kern – jadis apprécié par Leonhardt puis par son élève Bob van Asperen, à l’époque du Festival de musique ancienne –, il enchaîne avec six autres Préludes et Fugues du Clavier – et un bis chaloupé, où Bach rencontrait Vivaldi.
        Franck Mallet

• prochains concerts Bach le 21/05 à Paris (Temple du Foyer de l’Âme) et le 31/05 à Ivry-sur-Seine (Médiathèque Antonin Artaud). (Photo © DR)

Création française, au Palais Garnier, de Fin de partie de György Kurtag, reprise du spectacle mis en scène par Pierre Audi en 2018 à la Scala de Milan. Le titre complet de l’ouvrage, Samuel Beckett : Fin de partie - scènes et monologues, pose le problème, et expose sa résolution. Car Beckett, par ailleurs musicien dans l’âme et pianiste doué, a toujours mis les compositeurs à distance : « Il s’agit d’une parole dont la fonction n’est pas tant d’avoir un sens que de lutter, mal j’espère, contre le silence et d’y renvoyer. Je la vois donc difficilement partie intégrante d’un monde sonore », écrivait-t-il à l’un d’eux, inspiré par sa pièce En attendant Godot. Quid donc de Kurtag, connu pour son esthétique fragmentaire et son génie des petites formes, relevant à quatre-vingt-dix ans passés le défi d’un premier opéra, forme longue par essence ? Les silences du texte (didascalies rythmées par de nombreux « Un temps ») rejoignent, il est vrai, son rythme personnel et son expérience des voix (Roger Blin, créateur de Fin de partie en 1957, avait d’ailleurs une « musique vocale » très affirmée, tout comme son successeur Michel Bouquet). Dès la « pantomime de Clov » qui ouvre le spectacle, on se dit que la partie est gagnée, que le silence est pris en compte, l’humour aussi, fût-il très noir, que cette pièce qui commence par « Fini, c’est fini » et met en scène un aveugle paraplégique, ses parents culs-de-jatte vivant dans des poubelles suite à « un accident de tandem dans les Ardennes » et son serviteur souffre-douleur difficultueusement ingambe a trouvé un musicien qui aurait - peut-être - convaincu Beckett. A mesure qu’avance le spectacle (deux heures tout juste) pourtant, les affects prennent le dessus et les dernières scènes, quoique musicalement superbes, donnent en partie raison… à Beckett. Pierre Audi, qui a eu la belle idée de placer ces icônes du « théâtre de l’absurde » (dénomination récusée par Beckett) dans un univers d’ « enfermement dehors » (maisons gigognes interdisant tout échappatoire), prévient la réticence : « Kurtag, à sa manière, a réussi ce que Verdi avait fait avec Otello : il en a repensé le message sous-jacent et amplifié le lyrisme en permettant à la musique de traduire la psyché des personnages, ce qui supprime le cryptage qui tient les émotions à distance quand on assiste à Fin de partie dans sa version théâtrale ». Belles performances du chef Markus Stenz et des quatre chanteurs, chacun paré par le compositeur d’un style personnel et rendant justice à une écriture vocale privilégiant le texte (en français) sans jamais tomber dans la facilité très répandue consistant à réciter sur fond musical, avec mention spéciale au baryton Leigh Melrose, serviteur dégingandé retrouvant toute l’étrangeté des grands acteurs beckettiens.
François Lafon 

Opéra National de Paris – Palais Garnier, jusqu’au 19 mai – En différé sur France Musique le 1er juin (Photo © Sébastien Mathé / OnP)
 
A la Philharmonie de Paris, Esa-Pekka Salonen place l’Orchestre de Paris sous le signe de la féérie. C’est plutôt sous celui du souvenir que débute le concert dédié aux trois disparus du week-end pascal (voir ici) avec une Pavane pour une infante défunte infirmant plus que jamais les auto-reproches de Ravel en pointant « l’influence de Chabrier et la forme assez pauvre » (l’œuvre sera un de ses plus gros succès, pas loin du Boléro). Hiatus savamment orchestré avec la « version de concert » (c’est à dire raccourcie du dernier tiers) du Mandarin merveilleux de Bartok. Rien d’une féérie chinoise dans ce ballet mettant en scène des malfrats, une prostituée et un mandarin (quand même) qui ne meurt qu’une fois la jouissance venue, le tout au son d’une musique « urbaine » aussi évocatrice que complexe, troisième sommet d’un triangle déjà occupé par Le Sacre du printemps (Stravinsky) et Amériques (Varèse), témoins d’un entre-deux guerres qui n’annonçait rien de doux et dont Salonen s’est fait une spécialité. Formidable travail de l’Orchestre et direction au cordeau pour ce brûlot dont Bartok disait « Si ça marche, ce sera une musique infernale » … et qui fit un scandale digne de celui du Sacre. Hommage au « prédécesseur » Berlioz après l’entracte avec la Symphonie fantastique, œuvre fétiche de l’Orchestre et reflet, elle aussi, d’une époque troublée (1830). De Salonen, on attendait une mise à nu des rouages de ce bad trip symphonique, aussi loin de la tradition maison que du « comme au premier jour » d’un John Eliot Gardiner ou d’un François-Xavier Roth. Est-ce la richesse sonore de l’Orchestre ajoutée à la tradition (encore elle) ? L’édifice est impressionnant mais en léger déficit de paradis, fussent-il artificiels. Après Le Mandarin merveilleux, la « descente » ne pouvait-elle être que frustrante ? 
François Lafon  

Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, 21 avril - En différé sur Radio Classique le 8 mai à 21h (Photo © Annick Ramp)

A l’Athénée Louis-Jouvet : Eurydice (une expérience du noir), opéra pour soprano, piano et électronique, musique de Dmitri Kourliandski, poème de Nastya Rodionova. On ne peut dire « sur un poème de », puisque le principe de ce énième ouvrage sur le sujet (depuis l’Euridice de Jacopo Peri, 1600) est justement la dissociation, théâtre d’ombres où l’épouse d’Orphée erre dans la ville, entourée de sons aléatoires venus d’un monde auquel elle n’appartient plus. Pour corser le tout et y mettre un peu de théâtre, le metteur en scène Antoine Gindt recrée la dissociation fondatrice du mythe en invitant Orphée, aussi muet que son épouse est loquace, invisible pour elle comme elle l’est pour lui, et interprété par Dominique Mercy, alter ego de Pina Bausch dont il a créé en 1975 le ballet Orphée et Eurydice (version Gluck), depuis entré au répertoire de l’Opéra de Paris. Sur un plateau tendu d’un noir creusé encore par de parcimonieuses barres lumineuses, Madame Orphée (l’excellente Jeanne Crousaud) manie un récitatif plutôt inventif et dit quelques belles choses, tandis que Monsieur Orphée mène une vie de tous les jours trouée d’abandons révélateurs, drame de l’incommunicabilité traversé de « hasards réfléchis ». La musique (« système de notation plein de trous : pas de portée ni de clés ») étant savamment insidieuse, la science du geste de Dominique Mercy étant comme toujours imparable (un bras devant les yeux et tout est dit), on se dit que cet Orphée à rebours n’est peut-être pas l’Orphée de trop. Le spectacle, retardé d’une année pour cause de pandémie, clôt les vingt-huit saisons de programmation de l’ex-directeur Patrice Martinet. Radical, comme toujours. 
François Lafon 

Athénée Théâtre Louis-Jouvet, jusqu'au 15 avril (Photo © Xavier Lambours)

samedi 26 mars 2022 à 14h07
Créée à Broadway en 1949 – gros succès ! – seulement quatre ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale dans le Pacifique, cette comédie musicale signée Rodgers & Hammerstein, par ailleurs auteurs du non moins célèbre Oklahoma (1943), s’inspire des Contes du Pacific Sud du chroniqueur James Michener. Sur une île des Nouvelles Hébrides administrée par le régime de Vichy, l’armée américaine essaie de contenir l’invasion japonaise avec le concours des Anglais, qui partagent avec les Français le contrôle de tout l’archipel, sur fond d’affrontements maritimes et aériens, romances et désillusions des expatriés et des soldats. Lié à la fibre patriotique américaine, l’ouvrage n’a pas joui d’une considération égale en Europe, au point que l’Opéra de Toulon pouvait s’enorgueillir d’en assurer la création française – d’autant plus que son adaptation cinématographique par Joshua Logan en 1958 n’avait guère laissé de souvenirs, avec son improbable couple de vedettes Rossano Brazzi et Mitzi Gaynor. Tout le contraire sur la scène toulonnaise grâce à la mise en scène du fidèle Olivier Bénézech – à qui l’Opéra doit, entre autres, Street Scene de Weill (2010), Follies de Sondheim (2013) et Wonderful Town de Bernstein (2017) – un orchestre ad hoc rompu au style léger et un chef d’orchestre, Larry Blank, dans son élément, la comédie musicale. À juste titre, le metteur en scène évite le côté « chromo » (du film) avec une esthétique plus sobre, des couleurs tamisées et un décor stylisé du plus bel effet, « plus proche du cinéma d’Humphrey Bogart que de celui d’Esther Williams ». Mais le secret de ce spectacle n’est pas tant dans la finesse d’écriture des airs de Richard Rodgers – sur un canevas très fleur bleue d’Oscar Hammerstein : le divertissement selon Broadway – que dans la troupe rassemblée pour l’occasion. L’Américain William Michals assure de son beau timbre de baryton le rôle du Français (Belge ?) Émile de Becque, tandis que Mike Schwitter, nouvelle coqueluche de Broadway, apporte profondeur et sentiment à celui du Lieutenant Joseph Cable, et que Thomas Boutilier, énergique Wreck dans Wonderful Town sur cette même scène en 2018, retrouve un personnage presque équivalent en Seabee Luther Billis – même travesti en danseuse Papou ! La palme revient à l’Écossaise Kelly Mathieson qui, forte de ses rôles mozartiens, notamment, ainsi qu’offenbachiens, apporte un charme, une élégance et une empathie suprêmes à son personnage de Nellie Forbush. Comme quoi la comédie musicale aura toujours un bel avenir, pour peu que ses interprètes en transcendent le sujet.   
        Franck Mallet
• Le 25/03/2022 à l’Opéra de Toulon ; prochaines représentations les dimanche 27 (14h30) et mardi 29 (20h).

dimanche 20 mars 2022 à 19h51
Clôture - en matinée devant un public clairsemé (le beau temps ?) - du week-end Iannis Xenakis à la Philharmonie de Paris, parallèlement à l’exposition présentée jusqu’à fin juin (voir ici) : Alax « pour trente musiciens divisés en trois ensembles » par François-Xavier Roth et Les Siècles. Après les instrumentistes mobiles de Terretektorh (en ouverture du week-end), c’est aux sommets d’un triangle que se retrouvent lesdits ensembles. Alax signifiant en grec « par échanges », nous assistons à la construction d’un édifice sonore qu’avec un peu d’imagination nous croirions voir, dans un ordre inexorable mais sans cesse remis en question alternant acier et velours. Beau travail de Roth et de ses musiciens, n’oubliant jamais qu’avec ce compositeur-architecte-mathématicien, l’œil écoute et l’oreille regarde. Association éclairante en complément (si l’on peut dire) que Xenakis et Stravinsky, dont le Concerto pour violon et la suite tirée du ballet L'Oiseau de feu (3ème mouture - 1945) complètent le programme. Deux visages du compositeur, clin d’œil à Bach et adieu à son maître Rimsky-Korsakov, mais dans les deux cas génie de la mise en scène sonore dont Roth fait ses délices, accompagnant le violon vif-argent d’Isabelle Faust ou sublimant l’envol de l’Oiseau, soulignant le contraste qu’aurait aimé Xenakis avec la "Danse infernale de Kastcheï".  
François Lafon 
Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez, 20 mars (Photo © DR)

dimanche 20 mars 2022 à 23h54
En quelques jours, Louis Langrée, le directeur, et ses équipes de l’Opéra Comique avaient conçu un programme en faveur des enfants ukrainiens et de leurs familles, à l’initiative de l’Unicef (*) ; le théâtre parisien affichait complet avec des places à tarif unique (10€), dont la somme serait intégralement reversée à l’organisation humanitaire. Les couleurs du drapeau ukrainien flottaient déjà sur la façade, tandis qu’à 18h15 le public attendait sagement sur le parvis… avant qu’avec un peu de précipitation, il se rue sur les portes d’entrée – les places n’étant pas numérotées. Sabine Devieilhe, en habituée du lieu, donnait d’emblée le ton de ce concert de solidarité avec la mélodie ukrainienne Oy Budu ya Zhdati, accompagnée au piano par Mathieu Pordoy – par ailleurs chef de chant de l’Opéra Comique. Rejointe par Thomas Dunford (luth) et Théotime Langlois de Swarte, elle enchaînait avec un air d’Alcina de Haendel. Extraits d’opéras encore, avec une première au Comique pour le baryton Huw Rendall Montague – superbes Avant de quitter ces lieux (Faust de Gounod) et Mein Sehnen, mein Wähnen (Die Tote Stadt de Korngold), ainsi que pour la mezzo Eugénie Joneau dans Werther de Massenet. Aude Extrémo remportait un franc succès dans le célèbre Mon cœur s’ouvre à ta voix de Samson et Dalila de Saint-Saëns, tandis que la pianiste Lise de la Salle — elle aussi pour la première fois au Comique – s’emportait avec fougue dans la Ballade n° 4 de Chopin. Complices au sein de l’ensemble Jupiter, Thomas Dunford et Théotime Langlois de Swarte nous régalaient de plusieurs pièces de leur répertoire : Marin Marais, Matteis et un extraordinaire duo du Britannique John Eccles, gravé récemment pour leur album « The Mad Lover ». La mezzo Lea Desandre les rejoignait pour un air de Xerxès de Haendel, tandis qu’avec le concours de Sabine Devieilhe, elle terminait la soirée avec le duo final Pur ti miro du Couronnement de Poppée de Monteverdi. Entre-temps, le Centre Culturel l’Ambassade de l’Ukraine à Paris (avenue de Messine, www.france.mfa.gov.ua) révélait par la voix de son Attachée, Viktoriia Gulenko, que plusieurs artistes, peintres, musiciens, écrivains et intellectuels seraient présents à l’occasion d’un « Printemps Ukrainien ».      
        Franck Mallet
 
• Dimanche 20 mars, 19h à Paris (Opéra Comique) : Haendel, Gounod, Korngold, Marais, Matteis, Eccles, Brahms, Massenet, Chopin, Saint-Saëns et Monteverdi par Sabine Devieilhe, Lea Desandre, Aude Extrémo, Eugénie Joneau, Lise de la Salle, Huw Rendall Montague, Thomas Dunford, Théotime Langlois de Swarte, Mathieu Pordoy et Louis Langrée.
(*) www.unicef.fr/urgence
Reprise à l’Opéra de Paris – Bastille du Wozzeck d’Alban Berg, dans la mise en scène de William Kentridge et Luc de Wit, créée au festival de Salzbourg 2017. Formidable travail de Kentridge, plasticien multitâche, le plus impressionnant peut-être (à l’opéra) depuis sa mise en scène célèbre du Nez de Chostakovitch d’après Gogol (Aix-en-Provence - 2011), achèvement de son concept d’« animation du pauvre » (c’est lui qui le dit) consistant à filmer un dessin dans ses divers états et à détailler image par image la « danse mentale » qui en résulte. En vidéo (DVD Harmonia Mundi - voir ici), le filmage s’ajoutant à ladite « danse », on a tendance à se noyer dans la tête du pauvre soldat poussé au crime. En « vrai », les chocs sont plus ciblés, éclairs récurrents engendrant des visions qui conduiront à la violence individuelle et à la catastrophe collective. Berg termine son œuvre en 1922 : une catharsis jamais dépassée, comme le prouve l’actuel retour de la guerre en Europe. Pas plus d’actualité frontale, de transposition réaliste façon regietheater dans ce spectacle : le subliminal est tellement plus efficace, et l’enfant marionnette manipulé à vue sur son cheval de bois tellement plus impressionnant (au sens propre) ! Belle distribution autour de Johan Reuter, Wozzeck moins halluciné que Matthias Goerne à Salzbourg, mais d’autant plus émouvant, et d’Eva-Maria Westbroek, épouse-victime rappelant la grande Anja Silja dans ce rôle qu’elle a marqué, usant (trop ?) généreusement de sa faculté à passer d’un « parlé » confidentiel à un « chanté » d’une puissance phénoménale, avec une mention spéciale pour le vétéran wagnérien Falk Struckmann en Docteur délirant. Mention très spéciale pour Susanna Mälkki, qui montre - en notre époque où « chef » s’accorde enfin au féminin - son talent à marier - à la tête d’un orchestre en grande forme - le lyrisme et la cérébralité qui font le génie de Berg. 
François Lafon 

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 30 mars (Photo © Agathe Poupeney / OnP

Débuts de Leonard Bernstein-compositeur à l’Opéra de Paris  (Palais Garnier) : A Quiet Place. Une presque création aussi que cette version de chambre remodelée et réorchestrée pour grande formation de cet ultime opus scénique du maestro, d’abord  donné comme un sequel à l’opéra bouffe "de jeunesse" Trouble in Tahiti (1951), lequel se retrouvera inclus comme un flash back dans la version « définitive » jouée et enregistrée (1986 - DG) à Vienne sous la direction de Lenny himself, puis en sera exclu dans la déjà citée version de chambre due à Garth Edwin Sunderland (vice-président du Leonard Bernstein Office) en 2013 et enregistrée par Kent Nagano pour Decca. Compliqué ? Pas si simple non plus le livret de l’écrivain Stephen Wadsworth, nous jetant dans la vie d’une famille américaine en butte aux tabous, préjugés et décorticages psy des années d’après-guerre, dont les dramaturges Arthur Miller et Tennessee Williams ont entre autres fait leur miel. Un sujet rêvé en revanche pour le metteur en scène Krzysztof Warlikowski, maître dans l’art de débrouiller les écheveaux domestiques les plus enchevêtrés et de jongler avec le mélange de tragique et de dérisoire, de fines analyses et de grands sentiments que les Européens ont beau jeu de qualifier de « typiquement américain ». Un mélange que l’on retrouve dans la musique de Bernstein, mariant la polytonalité héritée de Stravinsky et la veine mélodique qui a fait son succès à Broadway, mais toujours en situation, sans complaisance ni bavardage, infirmant l’idée reçue que cette Quiet Place témoigne de la perte d’inspiration qui a gâché ses dernières années. Direction à la pointe sèche et vitaminée à la fois de Kent Nagano, élève du maître, et distribution adéquate de chanteurs-acteurs entourant le fantôme muet mais éclairant (si l'on peut dire) de la mère - ex-héroïne de Trouble in Tahiti - dont l’incinération (brûlantes images filmées) occasionne ces cathartiques retrouvailles. Inclusion warlikowskienne qui ravira les bernsteinophiles : un extrait des légendaires Young People Concerts télévisés, où le maître explique comment l’émotion vient dans la musique … à propos de la 4ème Symphonie de Tchaïkovski. 
François Lafon
Opéra National de Paris – Palais Garnier, jusqu’au 30 mars – En différé le 23 avril à  20h sur France Musique (Photo © Bernd Uhlig / OnP)

Au théâtre de l’Athénée, spectacle annuel de l’Académie de l’Opéra de Paris : Il Nerone, Il Coronazione di Poppea de Monteverdi, confié à Vincent Dumestre (direction) et Alain Françon (mise en scène). Un Couronnement de poche, inspiré de cet hypothétique Nerone (titre plus « vendeur », déjà ?) donné à Paris en 1646 par une troupe italienne, en remplacement d’un Orfeo de Rossi dont les répétitions avaient pris du retard. Un retour aux sources pour ce chef-d’œuvre dont les deux partitions originelles multiplient les variantes et dont la musique résulte en partie - comme cela se faisait à l’époque - d’un travail d’atelier supervisé par Monteverdi. Mais quelles sources donc ? Dans le cadre intime de l’Athénée, Alain Françon, dont on connait la rigueur au théâtre, gomme les grands effets, et même le mélange des genres qui a fait qualifier l'ouvrage de shakespearien. Il parle de l’« insaisissable », de la « déconcertante pureté de l’amour » qui émane de cette galerie de monstres, et exige des jeunes chanteurs de l’Académie le plus difficile : la violence immobile et la sensualité à distance. Racine plutôt que Shakespeare. Soutenus par un Poème Harmonique réduit à une dizaine d’instrumentistes – loin des versions très orchestrées alla René Jacobs – les interprètes font preuve d’une discipline vocale et d’une tenue scénique impressionnantes : formidable Néron néo-David Bowie du contre-ténor Fernando Escalona, graves sépulcraux contrastant avec la jeunesse d’Alejandro Balinas Vieites en Sénèque, Nourrices arrivistes plus pince sans rire que truculentes (la mezzo Lise Nougier et le contre-ténor Léo Fernique). Coup d’éclat au milieu des nombreuses coupures, resserrements et déplacements de scènes pour lesquels chef et metteur en scène ont travaillé main dans la main : le célèbre duo final, postérieur à Monteverdi et dont on sait qu’il n’est pas de lui, se retrouve avant l’entracte, l’ouvrage se terminant plus traditionnellement par le…. couronnement de Poppée. Une expérience à tenter, mais démontrant a contrario le génie dramatico-musical de celui ou ceux qui ont attendu la fin pour illuminer cette sombre histoire d’un ciel étoilé qui en relève les ambiguïtés. 
François Lafon 
Il Nerone, L’Incoronazione di Poppea, Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet, Paris, jusqu’au 12 mars – Opéra de Dijon, du 20 au 26 mars – Maison de la culture d’Amiens, 1er avril (Photo © Vincent Lappartient-Studio J'adore ce que vous faites !)

Il y a quatre ans, Raphaël Pichon et Pygmalion inscrivaient la Passion selon saint Jean dans un programme de sept concerts autour des cantates de Bach, donnés à la Philharmonie de Paris. Cette année, elle est au cœur d’un triptyque, Christus, trilogie sacrée, qui évoque, en trois soirs, la Nativité, la Passion et la Résurrection. Encore une fois, Raphaël Pichon imagine plus qu’un concert : c’est l’esprit Bach qu’il cherche à restituer, l'expression musicale de la foi profonde du Cantor. C’est ainsi qu’il complète la Passion par des œuvres qui faisaient partie de l’environnement de Jean Sébastien : le cantique anonyme O Traurigkeit, O Herzeleid qui ouvre le concert, chanté par une soliste seule éclairée tout en haut de la salle, avant d’être repris par le chœur a cappella, la cantate BWV159 « Voici que nous montons à Jérusalem », chemin du Christ vers sa mort qui assurera notre Salut, le choral de Luther, « Christ, du Lamm Gottes », et le motet de Joseph Handl « Voyez comment meurt le juste sans que personne ne le remarque. » Subtilement placés au fil du récit, ces passages ajoutent à la force de la Passion, déjà magnifiée par la direction de Raphaël Pichon. Par ses élans, il sublime la partition, par ses gestes, il entraîne le chœur et l’orchestre dans ses envolées, montre une attention particulière à chaque intervention des solistes et laisse le temps au temps. Sa rigueur et sa précision sont loin de toute raideur, la musique est vivante, sensible. Quant à la mise en lumière de Bertrand Couderc, elle accompagne finement les déplacements des choristes dans une succession de tableaux chargés d’émotion, tandis que l’orchestre et les chanteurs sont d’une extraordinaire pureté. Huw Montague Rendall est un Jésus poignant, et Julian Prégardien, un évangéliste totalement habité, capable de s’attrister, de s’indigner, de s’insurger même, avec une fluidité et des nuances vocales qu’on n’oublie pas.
Gérard Pangon
 
Philharmonie de Paris 20 février (Photo © DR)

mercredi 16 février 2022 à 18h26
1672 : début de la Guerre de Hollande menée par Louis XIV contre les Provinces Unies, l’Angleterre et la Suède. 350 ans plus tard, quel programme musical pour illustrer ces six années de conflit ? Du Lully, du Philidor ou du Corrette, certes, du côté français, mais on peut faire plus subtil, aller chercher des compositeurs moins connus et, par exemple, fouiller du côté des « parties adverses. » C’est ce qu’ont choisi de faire les programmateurs de la Saison musicale des Invalides. Au programme du 15 février, donc, Jacob Cats, David Petersen, et Jean-Baptiste Verrijt pour les Provinces Unies, Christian Geist, Gustav Düben et Vincenzo Albrici pour la Suède, accompagnés de Buxtehude, et de Purcell pour l’Angleterre. La découverte de ces baroqueux du nord vaut le détour. Ils sont aussi inventifs dans les musiques royales que dans la musique sacrée, et c’est à travers cette dernière qu’ils expriment de manière allégorique les préoccupations politiques : dans le Quis hostis de Christian Geist, les anges (du roi de Suède) luttent contre les démons ; dans un lied écrit par Jacob Cats, célèbre poète néerlandais du XVIIème, sur une musique de François Richard, luthiste et compositeur, admiré par Louis XIII, la foi est l’arme ultime face à la violence. Luth, percussions, violons, violes, orgue ou clavecin, l’Orkester Nord est dirigé avec conviction et générosité par Martin Wåhlberg, dont on a déjà pu apprécier le talent (voir ici et ). Les chanteurs de Vox Nidrosiensis ne mettent pas moins de cœur, avec peut-être une mention particulière pour le ténor Jan van Elsacker. Accompagné au luth, il raconte, dans une sorte de Sprechgesang avant l’heure, une histoire dont seuls les néerlandophones peuvent saisir le sens de cette prière. Mais avec son regard, son port de tête, son timbre et son phrasé, il électrise l’atmosphère, subjugue les auditeurs et crée l’émotion.
Gérard Pangon
 
Saint-Louis des Invalides 15 février (Photo © DR)
 
mardi 15 février 2022 à 00h00
A l’Opéra Comique, découverte de Coronis, zarzuela baroque de Sebastian Duron. Une résurrection même : conservé sans nom d’auteur à la Bibliothèque Nationale d’Espagne, puis attribué à Antonio Literes, récemment rendu à Duron via l’identification du copiste du manuscrit, l’ouvrage a  revu le jour à Caen … en novembre 2019. Quelques annulations plus tard, le voici à Paris. Ovation du public, qui n’a rien perdu pour attendre. On connaissait (de nom souvent) la zarzuela « romantique », faussement surnommée opérette espagnole, réunissant plutôt les ingrédients du genre léger tout en conservant un style et un parfum aussi inimitables que difficilement exportables, mais ce chef-d’œuvre de la période antérieure (1705, Duron est contemporain de Scarlatti, de Campra et de Purcell) donne envie d’en connaître davantage sur une tradition et un répertoire récemment révélés en France par une éclairante étude de Pierre-René Serna. Entièrement chanté (rare dans le genre) essentiellement par des femmes (les hommes étaient voués au service sacré), mêlant le grotesque et le sublime  comme l'avait fait Monteverdi mais n’évoquant les modèles étrangers que pour mieux affirmer sa spécificité, l’ouvrage met en vedette Coronis, nymphe irrésistible prise entre les feux d’Apollon, les tempêtes de Neptune et les ardeurs du vilain Triton pour finir par faire triompher le Soleil (les Bourbon d’Espagne ?). Du pain bénit pour Omar Porras, metteur en scène à l’univers très personnel basé en Suisse mais originaire de Bogota, qui mène un bal évoquant Orphée aux enfers passé par le carnaval de Rio, jonglant brillamment avec les ruptures de ton qui caractérisent la musique de Duron. Formidable aussi le travail de Vincent Dumestre et de son Poème Harmonique, restituant la constante énergie de cette musique (castagnettes comprises) et animant un plateau vocal sans faiblesse autour de Marie Perbost (Coronis) et d’Isabelle Druet (Triton). 
François Lafon 
Opéra Comique, Paris, jusqu'au 17 février (Photo © Stefan Brion)
 
Pierre-René Serna : La zarzuela baroque, Bleu Nuit éditeur, collection « Horizons » (voir ici). Vient de paraître, du même auteur chez le même éditeur : la zarzuela romantique.

Folle soirée à la Philharmonie de Paris, et pas seulement parce que Mozart y est à l’honneur. Dirigé par son jeune directeur Klaus Mäkelä et avec, Konzertmeister invité, l’électrisant Raphaël Christ (fils de Wolfram, l’altiste « de » Karajan), l’Orchestre de Paris explore l’art de la fugue, avec Johann Adolf Hasse, compositeur de théâtre jusque dans ce Fugue et Grave où les cordes jouent avec le feu, avec Mozart - Adagio et fugue (ombre et lumière toujours !), datant de l’époque où celui-ci transcrivait des extraits du Clavier bien tempéré de Bach -, avec enfin deux monuments : le Concerto pour violon de Brahms et l’ultime Symphonie de Mozart, la « Jupiter ». Tout naturellement - fruit apparemment d’un travail exemplaire - le jonglage d’un orchestre symphonique « traditionnel » (entendez non baroqueux) avec les styles, chez lui dans la forêt brahmsienne comme dans le jardin mozartien. Chez Brahms justement, Isabelle Faust jongle elle aussi : archet sûr, couleurs choisies, abandon contrôlé et embrasement fulgurant, donnant un "Allegro" final vraiment "giocoso", orchestre et soliste déchaînés. Survolté aussi le "Molto allegro" géant qui clôt la « Jupiter », après un andante et un menuet où le théâtre n’est jamais oublié. Double ovation, avec pour récompense avant l’entracte, un bis de luxe d’Isabelle Faust : un arrangement pour violon et orchestre de la « Romance », cinquième des six Klavierstücke op. 118 de Brahms.
François Lafon
Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, 10 février - A écouter sur Arte Maestro pendant un an, sur Radio classique le 19 février, puis en streaming pendant 3 mois (Photo © DR)

Version de poche, au théâtre de l’Athénée, de la songplay de John Adams (musique) et June Jordan (livret) I was looking at the ceiling and then I saw the Sky, un quart de siècle après sa création à Berkeley dans une mise en scène de Peter Sellars. Il y a à peine dix ans, lors de sa reprise au Châtelet dans une version « grand format » de Giorgio Barberio Corsetti (voir ici), cet « hymne à l’amour » (Sellars) d’un groupe humain socialement et culturellement composite confronté à une catastrophe collective (le tremblement de terre de Los Angeles en 1994) péchait par ses côtés bien-pensants, voire convenus. Une pandémie mondiale et une vague d’idéologie woke plus tard, les perspectives ont bougé. La mise en scène discrète autant qu’efficace d’Enrico Bagnoli et de Marianne Pousseur (dont la Trilogie de éléments - voir - a fait trembler l’Athénée), sept très jeunes et très doués comédiens/chanteurs issus du Conservatoire Royal de Bruxelles (compagnie Khroma), des projections savamment décalées pour évoquer les rêves et la réalité, et ces saynètes brechtiennes façon Broadway prennent une consistance inattendue, trouvent des résonances étrangement prémonitoires. Dirigée par le chef belge Philippe Gérard à la tête d’un impeccable petit ensemble, la musique en est aussi revigorée, dépassant pour exsuder toute son ironie la performance consistant à mêler en chansons pop, rock, gospel et « musique sérieuse » sans que l’on oublie une seconde que John Adams en est le compositeur. 
François Lafon 
Théâtre Athénée – Louis-Jouvet, Paris, jusqu’au 10 février (Photo © Henri Amiel)

samedi 22 janvier 2022 à 01h24
En montant Les Noces de Figaro au Palais Garnier, la Britannique Netia Jones tente un essai que Christophe Marthaler lui-même n’avait que partiellement transformé en 2006 : ne pas disparaître dans l’ombre de la version « culte » de Giorgio Strehler, à l’affiche de 1973 à… 2012. De cette metteuse en scène/scénographe/vidéaste, on attendait (redoutait ?) une relecture déconstruite et militante, dans la lignée de Lotte de Beer au festival d’Aix-en-Provence (voir ici) ou de Lydia Steier à Hanovre.  Féminisme tout de même : « Je me tiens sur une ligne très fine entre réalité et fiction », avait-elle déclaré. Promesse tenue en effet, entre « Mise en abîme, se dit d’une œuvre qui en contient une autre de même nature » et « Femme, réveille-toi » d’Olympe de Gouges. Les Noces donc ou le jeu subtil de l’entre-deux : entre-deux époques, deux sexes, deux classes sociales, deux révolutions. Lieu du débat : un théâtre ... où l'on monte Les Noces de Figaro, palais de l’illusion où se disent des choses réelles. Où nous emmène-t-on ? Un studio de danse, un plateau de télévision, une loge d’artiste, un atelier de costumes, une cabine de régie. Mais là où les relectrices précitées soulignaient, surlignaient et épaississaient le trait, Netia Jones suggère, déconcerte, fait rêver. Qui joue, qui regarde, où s’arrête le théâtre, y-a-t-il une vraie vie ? Une façon plus sûre de rejoindre Mozart. Cela avec un sens certain de la direction d’acteurs ! Un mouvement, un regard, un frémissement, une façon de claquer une porte (et il en claque beaucoup) suffisent à définir un caractère. Dans la fosse, Gustavo Dudamel part d’un même principe : si Les Noces de Figaro est la quintessence de l’opéra, c’est parce que cette musique… parle. Et il la fait parler, quitte à faire prendre tous les risques à un orchestre qui en a vu d’autres. Quand la Folle journée se termine, en apesanteur sur un plateau nu où la Comtesse pardonne à son mari volage, apparaît… Non, ne spoilons pas. Disons seulement qu’on sort heureux après avoir applaudi la troupe savamment composée, d’où se détachent le formidable duo Luca Pisaroni – Peter Mattei (déjà dans le Don Giovanni « de » Michael Haneke sur la même scène), la non moins formidable Lea Desandre, Chérubin plus ado que nature, et la jeune Anna El Khashem, Suzanne au pied (presque) levé en cette période d’annulations forcées. 
François Lafon
Opéra National de Paris – Palais Garnier, jusqu’au 18 février. En direct sur France.tv/Culturebox (3 février) et dans les cinémas. Ultérieurement sur France 5. En différé sur France Musique le 26 février (Photo © Vincent Pontet / OnP)

Doublé Mozart à l’Opéra de Paris – Palais Garnier : ce soir, veille de la première des Noces de figaro new-look, concert de gala des artistes de l’Académie maison. Un rituel annuel consistant à lâcher les lionceaux de la nouvelle promotion dans la savane, à savoir la scène foulée depuis cent-cinquante ans par les grands lions du lyrique. Version de concert mais orchestre dans la fosse - le plus masqué possible - tandis que, habilement réglé par l’académicienne Victoria Sitja, le ballet des impétrants se déroule sur le plateau dans la distanciation sociale la plus stricte. Plus impressionnant, voire réfrigérant que jamais, donc. Au final, belle ovation d’une salle bondée, plus bonne enfant que de coutume in loco. On aura vu et entendu, sous la direction plus solide qu’enlevée de Vello Pähn - chef principal de l’Opéra d’Estonie mais aussi maestro attitré du ballet de l’Opéra de Paris - l’Italienne Martina Russomano, voix à fort potentiel et allure conquérante, mettre la salle dans sa poche dans Idomeneo (Ilia), et le Vénezuélien  Fernando Escalona (issu, tel Gustavo Dudamel, de l’école du « Sistema ») montrer dans Mitridate (Farnace) que la vastitude des lieux ne fait plus peur à un contre-ténor. On aura admiré, malgré son masque (qu’il est seul sur le plateau à porter), l’art de l’expression du baryon moscovite Alexander Ivanov et l’on aura été rassuré d’entendre la superbe basse américaine Aaron Pendleton prendre le pouvoir en Commandeur de Don Giovanni après un air de Sarastro (La Flûte enchantée) plus en retrait. Et tout cela sans oublier la remarque définitive de la grande Julia Varady (qui avait fait ses débuts parisiens à Garnier en remplaçant Kiri Te Kanawa en Elvira de Don Giovanni) : « Mozart est le seul à qui l’on ne peut rien cacher ».  
François Lafon 
Opéra National de Paris – Palais Garnier, 20 janvier (Photo : Martina Russomanno © DR)

samedi 18 décembre 2021 à 19h18
On a beau adorer le baroque, les interprétations « historiquement informées » et les compositeurs méconnus de la Renaissance, entendre les Symphonies de Brahms dirigées par Herbert Blomstedt, ça remet le romantisme en place, et ça fait du bien. Pas forcément parce que le chef de 94 ans a connu Furtwängler et Bernstein, non, c’est juste une question de tempérament, une manière de faire chanter l’orchestre, de mener les thèmes à leur épanouissement, de laisser respirer les solos d’instruments à vent. Dans chacune des Symphonies de Brahms, qu’on connaît presque par cœur, on a ses repères, les passages qu’on dévore avec avidité, ceux qu’on (re)découvre, qui jaillissent au milieu des sonorités brahmsiennes des cordes. Dans la Troisième, le mouvement le plus attendu est peut-être le troisième, celui d’Aimez-vous Brahms : Herbert Blomstedt le dirige tout en ondulations, en clarté (magnifique solo de cor) avant un finale d’un dynamisme fou où l’Orchestre de Paris donne sa pleine mesure. Après l’entracte, la Quatrième, avec ces tierces délicatement posées, envoûtantes, comme le ressac de la mer. D’emblée, on est pris. Et on le sera jusqu’au bout. Herbert Blomstedt se penche vers les violoncelles pour mieux les faire dialoguer avec les cors, joue magnifiquement sur les nuances et les contrastes, dirige ample, soigne les phrasés, avec naturel : il a Brahms en lui. Et l'Orchestre de Paris le suit comme un seul homme. Accueillie par une formidable ovation, cette Quatrième de Brahms est digne de figurer dans une anthologie. 
Gérard Pangon
 
Philharmonie de Paris 16 décembre (Photo © DR)
 
Retour à l’Opéra Comique d’un succès-maison (426 représentations) : le Roméo et Juliette de Gounod. Originalité du projet, Eric Ruf y adapte sa mise en scène à la Comédie Française (2015) de la pièce de Shakespeare : une « seconde main » économique et même écologique (mêmes décors et costumes, ces derniers signés Christian Lacroix). Loin de la Vérone Renaissance, nous voilà dans l’Italie paupérisée et livrée aux mafias des années 1930-1950, entre Le Parrain 2 et  le cinéma néo-réaliste. Le spectacle revient de loin : exit d’abord Jean-François Borras (Roméo), testé positif au Covid, remplacé au pied levé par le ténor polynésien Pene Pati, après l’avoir été à la pré-générale par Ruf lui-même… en version parlée. Exit ensuite Julie Fuchs (Juliette) pour la même raison, doublée in extremis par Perrine Madoeuf. Idem dans la fosse pour les trompettes et trombones de l’Orchestre de l'Opéra de Rouen – Normandie. Du coup les solistes, annoncés masqués, ne le sont pas, chœurs, danseurs et musiciens le restant. L’œuvre, elle, s’en tire bien, la sombre tonalité du spectacle au théâtre se trouvant adoucie par Gounod entendant Shakespeare d’une oreille romantique, sa musique elle-même remusclée par la crudité de situations. Ainsi transposé le bal (masqué) où se rencontrent les deux amants se pare de couleurs alla West Side Story (merci Lacroix pour les robe virevoltantes), ajoutant une « couche fictionnelle » à l’ensemble. Annoncée par Louis Langrée, nouveau directeur-maison, comme (forcément) exceptionnelle, la soirée réserve en plus une divine surprise : sous la baguette très sûre de Laurent Campelonne et aux côtés de la valeureuse Perrine Madoeuf et d’un plateau confirmant la solidité et la diversité de l’actuelle école de chant française, Pene Pati fait exploser l’applaudimètre par son style raffiné, sa voix supérieurement conduite et son impeccable diction, avec le petit quelque chose en plus qui fait les stars. 
François Lafon 
Opéra Comique, Paris, jusqu’au 21 décembre (Photo © Stéphane Brion)

jeudi 9 décembre 2021 à 22h43
Pour trois soirs au Théâtre de l’Athénée : La Tragédie de Salomé de Florent Schmitt, dirigé par Julien Masmondet, chorégraphié et dansé par Léonore Zurflüh et mis en images vidéo par Patrick Laffont De Lojo, avec Cyril Teste en « collaborateur artistique ». Un copieux générique pour cette Salomé-ballet pour dix-sept musiciens surfant sur la vague (1907) de l’opéra de Richard Strauss, créée par la Loïe Fuller et plus connue (ou moins inconnue) sous sa forme postérieure de suite symphonique. Avec son ensemble Les Apaches (en référence aux jeunes loups réunis dans le sillage de Ravel ) Masmondet a étoffé l’œuvre originale d’un double prologue musical (prélude salle allumée puis rampe de lancement de la musique de Schmitt) dû à notre contemporain Fabien Touchard, musique à la fois bruitiste et enveloppante, introduction au monde d’ailleurs dans lequel nous allons pénétrer,  tandis que la vidéo sur  double écran en images superposées achève de nous faire perdre nos repères visuels, équivalent moderne des voiles, miroirs et lumières qui ont fait le succès de la Loïe Fuller. Le tout fonctionne bien, d’autant que la danseuse-chorégraphe a de l’idée et de la présence, et que le filmage nous fait habilement entrer dans la tête et voir avec les yeux d’Hérode subjugué. Voir et entendre, car la musique de Schmitt est organique sans perdre de son charme, directe avec une pointe de distance, très française et comme venue d’ailleurs, se terminant par une « Danse de l’effroi » qui avait beaucoup plu à Stravinsky (dédicataire de la version symphonique de 1910). Masmondet et ses Apaches-2021 la jouent avec tout le feu et l’élégance requis, achevant de démontrer qu’elle a sa place aux côtés des grands ballet du XXème siècle.
François Lafon 

Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet, jusqu’au 11 décembre (Photo © Patrick Laffont De Lojo)

samedi 4 décembre 2021 à 23h50
A l’Opéra Bastille, débuts lyriques (après concerts et ballet) de Gustavo Dudamel en tant que directeur de l’Orchestre dans une Turandot de Puccini mise en scène par Bob Wilson, créée à Vilnius et passée par Madrid. Un choix symbolique, sa mémorable Bohème in loco (voir ici) n’ayant probablement pas été étrangère à sa nomination. Un grand écart cependant : tout en finesse avec Mimi et Rodolphe (même dans la mise en scène "Startrek" de Claus Guth), il est ici tout en énergie, style de l’ouvrage oblige : gros succès public, et tant pis pour les « connaisseurs ». Un texte du programme, signé du musicographe Jacques Amblard et titré Romantisme modernisé, éclaire pourtant sa démarche : « Si Puccini reste verdien et lyrique, voire une machine de guerre médiatique qui sait ce que le public apprécie, il reste discret héraut des diverses tendances de son temps » (les années 1920). C’est bien ainsi que Dudamel nous fait entendre l’ultime opéra inachevé du compositeur de Tosca, emphatique mais sans pathos, clins d’œil à Debussy et Stravinsky, comme une révolution de velours. Les images léchées voire glacées de Bob Wilson, la gestique orientalisante et antiréaliste qu’il impose aux chanteurs, insistant par nature sur le côté rituel de l’ouvrage, vont opportunément dans ce sens. Que manque-t-il alors pour que cette Turandot, plus que jamais « princesse de glace », ne nous laisse sur notre faim ? Des timbres probablement, là où les plus grands, à la scène comme au disque, ont laissé leur empreinte. Non que le plateau soit indigne, mais ni l’athlétique Elena Pankratova (Turandot) ni Dwyn Gughes Jones (Calaf) ne sortent du lot, l’emblématique « Vincero » final de « Nessun Dorma » tombant dans un silence indifférent. Mention quand même pour la Liu entre ciel et terre de de Guanqun Yu et pour les trois ministres sautillants, et bravo aux Chœurs fortement sollicités et à l’Orchestre tout beau devant son nouveau directeur. 
François Lafon 

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 30 décembre. En différé sur France musique le 8 janvier 2022 à 20 heures dans le cadre de l'émission "Samedi à l'Opéra" (Photo © Charles Duprat/OnP)

Escale au théâtre de l’Athénée - après une première à Caen et avant  tournée - de Cupid and Death (1653), mask de Christopher Gibbons et Matthiew Locke (musique) sur un texte de James Shirley d’après Esope. Forcément un drôle de spectacle, puisqu’on ne sait pas exactement de quoi avaient l’air ces oeuvres typiquement britanniques où se mêlaient théâtre, musique, danse et grands effets décoratifs. Ce mask-ci a beau être le seul dont on ait retrouvé le livret et la musique intacts, il n’en sollicite pas moins un art du contre-pied dans lequel le metteur en scène Jos Houben et sa complice Emily Watson sont passés virtuoses. Panneaux de contre-plaqué et costumes pêchés au grenier donc, atmosphère de joyeux monôme et clins d’œil au public, le luxe inhérent au genre étant confié aux bon soins d’une troupe où comédiens, chanteurs et instrumentistes de l’Ensemble Correspondances dirigé par Sébastien Daucé se révèlent encore une fois multitâches, véritables Fregoli du spectacle. Le sujet s’y prête, où l’on nous raconte l’histoire d’un chambellan facétieux intervertissant les flèches de l’Amour (Cupid-on) et de La Mort (Death), entraînant un tête-à-queue planétaire où les ennemis se tombent dans les bras les uns des autres, où les jeunes sont voués à mourir tandis que les vieux ne pensent qu’à courir le guilledou, Mercure lui-même devant intervenir pour rétablir l’ordre. Et tout cela offert par le très puritain Cromwell à l’ambassadeur du Portugal à Londres… Davantage que dans le déjanté scénique (on en a vu d’autres, le délirant Crocodile trompeur, Didon et Enée - voir - tenant toujours la palme) c’est dans la musique que réside la révélation : que de belles choses imaginées par le duo Gibbons/Locke, superbement mises en valeur par Daucé et ses troupes avec des solistes tels que la toujours stupéfiante Lucile Richardot, parfaite en Dame Nature n’y retrouvant pas ses petits. 
François Lafon

Théâtre de l'Athénée Louis-Jouvet, Paris, jusqu'au 27 novembre. Tournée jusqu'au 1er octobre 2022 (Photo © Alban Van Wassenhove)

lundi 8 novembre 2021 à 00h15
Au Théâtre des Arts – Opéra de Rouen : La Vie parisienne mis en scène, décoré et habillé par Christian Lacroix. Un événement qui en cache un autre car l’opéra-bouffe que les offenbachiens croient connaître dure ici trois heures et révèle une autre envergure que l’habituel enchaînement de tubes transcendant un livret gentiment bâclé. C’est qu’à la création en 1866 (dans la perspective de l’Exposition universelle de 1867), le compositeur et ses librettistes Meilhac et Halévy ont dû s’adapter : contrainte de la censure et  couplets adaptés aux moyens vocaux et musicaux limités des comédiens du Théâtre du Palais-Royal. Des coups de ciseaux et adaptations diverses, qui n’ont pas empêché l’ouvrage de remporter un triomphe, lequel, de reprise en reprise, a contribué à aggraver le massacre. A la Bibliothèque Nationale et (entre autres) dans les fonds des Théâtres du Palais-Royal et des Variétés dormait, en kit, l’ouvrage rêvé par ses auteurs, aujourd’hui reconstitué par les experts du Palazzetto Bru Zane. Le résultat est impressionnant car les passages ressuscités ne sont jamais inférieurs au reste (grande polémique, cela dit, sur le bien-fondé de ce travail avec le spécialiste d’Offenbach Jean-Christophe Keck). Les incohérences du livret disparaissent aussi, mais au prix du (relatif) ralentissement d’une action qui doit galoper au rythme de la musique. Pour ses débuts de metteur en scène, Christian Lacroix mise sur deux univers : le cirque et le cabaret, prenant Eiffel comme référence picturale et restituant le côté « dépliant publicitaire » (touristes, venez à Paris !) de l’ouvrage, mais laissant paraître en filigrane la face cachée de la Ville lumière, hôtel géant chassant les « vrais » habitants (suivez mon regard…), et épinglant une société où les maîtres ne sont plus que la caricature de leurs domestiques… et vice-versa. Distribution introuvable, où chacun joue aussi bien qu’il chante, autour formidable duo de fêtards Marc Mauillon – Flannan Obé (Bobinet et Gardefeu), avec mention spéciale à Aude Extrémo  (Métella la demi-mondaine) et Franck Leguérinel (savoureux Baron suédois venu s’encanailler), sous la direction tout feu tout flamme du jeune Romain Dumas à la tête du Chœur Accentus et  de l’excellent Orchestre de l’Opéra de Rouen – Normandie. 
François Lafon 
Opéra de Rouen – Normandie, jusqu’au 13 novembre – Opéra de Tours, du 3 au 7 décembre – Théâtre des Champs-Elysées (Paris), du 21 décembre au 9 janvier. Double distribution, 3 Choeurs et 3 Orchestres (à Paris : Les Musiciens du Louvre et Chœur de Chambre de Namur) (Photo : Guillaume Benoit/Opéra de Rouen Normandie)

Création à l’Opéra Comique de Les Eclairs, « drame joyeux » (« dramma giocoso », comme Don Giovanni ?) de Philippe Hersant sur un livret (et d’après le roman) de Jean Echenoz. C’est l’histoire pas si joyeuse du savant fou Nikola Tesla (1856-1943), développeur entre autres du courant alternatif, se donnant à juste titre comme bienfaiteur de l’humanité mais incapable de faire fructifier ses idées, lesquelles seront exploitées par plus réalistes que lui, le peu scrupuleux Thomas Edison en tête. Un sujet dans l’air du temps, alors que la pièce La Machine de Turing (autre génie « différent » et méconnu) tient l’affiche à Paris depuis plusieurs saisons. Un projet peu commun en plus, le livret étant antérieur à la musique, elle-même composée par Philippe Hersant durant le premier confinement en 2020. Mais l’ensemble se tient et témoigne - après tant d’années de déconstruction de l’opéra - de l’actuel retour aux fondamentaux du genre, fussent-ils revisités : citations bien choisies et échos de Broadway pour Hersant, esthétique alla Patrice Chéreau revue par Hergé pour la fluide mise en scène de Clément Hervieu-Léger, montage cinéma (on croirait un scénario) pour le livret d’Echenoz. Air du temps là encore, dans le sillage - toutes proportions gardées - du très cinématographique Innocence de Kaija Saariaho (voir ici). Bravo à Hersant cela dit, que l’on savait musicien-dramaturge depuis son Château des Carpathes d’après Jules Verne en… 1992 : pas une note qui ne soit expressive, sens des timbres (une de ses spécialités) et des masses orchestrales (jamais les chanteurs ne sont couverts), naturel des phrasés (on ne perd pas un mot) et jeu des voix et des instruments évoquant plus d’une fois le meilleur Poulenc. La scène finale, où la musique semble se dématérialiser tandis que Tesla (devenu Gregor, comme dans L’Affaire Makropoulos de Janacek) coupe définitivement les amarres et se perd dans ses rêves d’oiseaux et d’extraterrestres, est un modèle du genre. Plateau sans faille sous la direction vif-argent d’Ariane Matiakh à la tête du Philharmonique de Radio France, avec mention spéciale pour Jean-Christophe Lanièce (Tesla/Gregor), André Heyboer (le méchant Edison) et Marie-André Bouchard-Lesieur (la femme qui tente vainement de faire redescendre le héros sur terre). 
François Lafon 
Opéra Comique, Paris, jusqu’au 8 novembre. En différé sur France Musique le 1er décembre, et ultérieurement sur TV5 et sur le site d’Opéra Vision (Photo © Stéphane Brion)

Sur le vaste plateau du Châtelet : Intérieur, variation sur la pièce de Maurice Maeterlinck (1894) par Silvia Costa (mise en scène) et Joan Magrané Figuera (musique). « Ce n’est certainement pas un opéra. Personne ne chante et nulle hybridation disciplinaire n’est recherchée. C’est même le contraire, nous avons cherché à juxtaposer les arts » explique ce dernier. De ce texte bref, on garde en mémoire le fascinant rituel qu’il avait inspiré à Claude Régy en 1985, repris avec une troupe japonaise trente ans plus tard. Après dix ans de compagnonnage avec Romeo Castellucci, autre créateur d’images entre ciel et enfer, Silvia Costa se place dans son sillage, mieux à son affaire qu’elle ne l’était avec Combattimento, la théorie du cygne noir (voir ici) au dernier festival d’Aix-en-Provence. Pour évoquer la fable du Vieillard et de l’Inconnu venus annoncer à des gens heureux la mort d’une de leurs filles - malheur de l’extérieur, intérieur des âmes -, le musicien et la metteur en scène recherchent « l’envers des destinées » (Maeterlinck, Pelléas et Mélisande), le premier en juxtaposant deux groupes instrumentaux, un sur scène, l’autre dans la fosse, la seconde en confiant à un seul acteur (l’excellent Michel Vuillermoz de la Comédie-Française) et à une danseuse (Flora Gaudin) le soin de « raconter » la pièce. Sans s’écarter des canons contemporains habituels, la musique est efficace, comme le sont les images, parfois redondantes mais souvent étranges jusqu’aux frontières du kitsch (danse avec la chevelure… de Mélisande ?). Belle interprétation de Matthias Pintscher avec l’Ensemble Intercontemporain, jonglant lui-aussi avec l’intérieur/extérieur, et contribuant à laisser le spectateur entre dedans et dehors.
François Lafon 
Châtelet, Paris, 22 et 23 octobre (Photo © Maia Flore)

vendredi 15 octobre 2021 à 23h08
Etape n° 2, après le remarquable Words and Music (voir ici), de la saison du Balcon à l’Athénée : Au Coeur de l’océan, opéra à deux compositeurs - Frédéric Blondy et Arthur Lavandier - et un librettiste-metteur-en-scène – Halory Goerger – dirigé (et plus que cela, la partie improvisée étant importante) par Maxime Pascal, projet de l’Opéra de Lille coréalisé par l’Athénée et retardé par la pandémie.  Un opéra sans chanteurs lyriques mais à sept corps et voix produisant de sons rarement entendus, en tout cas en aussi grands nombre et de façon si rapprochée. C’est l’histoire d’un oligarque finançant la recherche d’un espace sous-marin à investir, la vie sur la terre ferme devenant problématique. De l’enthousiasme initial à l’apaisement final (« Du vide dans lequel il y a de la lumière »), secoués par la rencontre entre fantastique et horreur d’une force des abysses s’opposant à la présence humaine, on nage dans les sortilèges sonorisés du Balcon et l’on résiste (ou  non) à l’hystérie des voix. Beau travail de lumière (Annie Leuridan) et vidéo (Jacques Hoepffner), évoquant - à l’instar de la musique - l’attrait et l’étouffement des grands fonds sans effets platement réalistes. Amateurs de bel canto s’abstenir, nostalgiques d’Alien bienvenus. 
François Lafon 
Athénée Théâtre Louis-Jouvet, Paris, jusqu’au 17 octobre (Photo © JB. Cagny)
jeudi 14 octobre 2021 à 00h11
Changement de programme à la Philharmonie. Au départ : la Symphonie n° 7 « Leningrad » de Chostakovitch - la plus grand public des quinze - par Klaus Mäkelä et l’Orchestre de Paris. Conséquence d’une méchante grippe du jeune chef : Daniel Harding, prédécesseur de Mäkelä à la tête de l’Orchestre, dirige L’Oiseau de feu de Stravinsky (suite n° 2 - 1919) et La Mer de Debussy. Plan sécurité, tradition au lieu de découverte avec deux œuvres (surtout la seconde) que l’Orchestre peut jouer les yeux fermés. Non que Harding soit neutre, ou trop directif. Il connait ses (ex-)musiciens et tient la bride sans la serrer. Dans L’Oiseau de feu, cela donne un superbe travail d’orchestre, mais le relatif assèchement par rapport au ballet originel (1910) de cette musique encore influencée par Rimski-Korsakov n’est pas compensé par un assez net aiguisement des angles. La Mer en revanche déferle et miroite sans contrainte, et l’on croirait retrouver chez les musiciens les timbres et respirations de leurs lointains prédécesseurs inaugurant l’orchestre avec Charles Munch. C’est pourtant pour la première partie - rescapée du programme originel - que l’essentiel du public est venu : Renaud Capuçon jouant le Concerto pour violon d’Erich Wolfgang Korngold. Un retour à la « grande » musique, en 1945, du prodige que Mahler qualifiait de génie et qui – la faute à la guerre – avait fait carrière à Hollywood comme musicien de cinéma. Heureux équilibre entre la sentimentalité de Capuçon et l’objectivité de Harding : inspirée par les soundtracks à succès du compositeur (Another Down, Anthony Adverse, Le Prince et le Pauvre) sans pourtant générer de tubes immortels, l’œuvre n’en demande pas plus. 
François Lafon 
Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez, 13 et 14 octobre
(Photo © DR)

dimanche 10 octobre 2021 à 22h08
Joyeuse bonne action à l’Opéra-Comique : le 2ème concert solidaire du Fonds de dotation Unisson, créé en mars 2020 en plein confinement, destiné à aider à long terme les artistes lyriques, du choriste à la diva, victimes des annulations en chaîne. Le milieu étant loin d’être réorganisé, un Fonds Unisson junior est en projet. Quatre-vingt voix sur scène en cette fin d’après-midi devant une salle conquise. Judicieuse idée pour éviter un concert de quatre heures : il n’y a que des ensembles, du duo à la « quatre-vingtaine », accompagnés à tour de rôle par trois pianistes tous terrains, dont l’excellent Selim Mazari. Petit jeu : reconnaître les célébrités. Facile lorsqu’il s’agit de Julie Fuchs et Stanislas de Barbeyrac nous délectant de "Tea for two" ou de Jodie Devos dans Le Comte Ory de Rossini, plus difficile dans des ensembles complexes, où chacun doit se fondre dans le groupe sans abdiquer sa personnalité, tel le quatuor « From the gutter » de Peter Grimes (Britten). On apprécie en groupe les huit Walkyries et les sept fêtards de La Veuve joyeuse, et en particulier la prometteuse Cyrielle Ndjiki Nya face à la confirmée Clémentine Margaine dans une Gioconda de Ponchielli façon fight de divas, et l’on applaudit la « quatre-vingtaine » finale, qui n’est autre que le grand chœur du Concours des Maîtres-chanteurs de Wagner, un titre en l’occurrence bien trouvé. 
François Lafon
Opéra-Comique, Paris, 10 octobre. Fonds Unisson c/o Philippe Do, 4 rue Copernic, 75016 Paris (Photo © Concert Fonds Unisson)

Nouvelle création du Balcon au théâtre de l’Athénée : Words and music. Quels mots ? Ceux de Samuel Beckett, théâtre pour l’oreille écrits pour la BBC en 1961. Quelle musique ? Pas l’originale, signée John S. Beckett, et que son cousin l’écrivain a désavoué, ni celle du plus connu Morton Feldman, déjà donnée par Le Balcon, mais celle du Colombien Pedro Garcia Velasquez, collaborateur attitré de l’ensemble. Mis en scène par Jacques Ozinski, dont les Beckett (Cap au pire, La dernière bande) ont fortement impressionné à l’Athénée, Words est incarné (en VO anglaise) par l’acteur belge Johan Leysen, auquel répond la musique, petit ensemble dans la fosse dirigé par Alphonse Cemin, augmenté de machines à son et à (faible) lumière disposés sur scène et dans la salle. Mais il y a aussi Croak (Croassement), une troisième entité animée par Jean-Claude Frissung, maître du jeu que Words appelle respectueusement Mylord, et qui va, armé d’une masse, faire passer mots et musique dans une dimension supplémentaire, tissant, entre et autour de trois thèmes (amour, vieillesse, visage) une gaze de de silence et saupoudrant le tout d’un humour entre chair et cuir typique de Beckett. En cela, la musique de Velasquez, à la fois bruitiste et lyrique, est en situation, dans ce théâtre d’ombres où les présences sont esquissées. Cela dure à peine une heure, et l’on a l’impression - autre typicité de Beckett - d’avoir traversé une vie. 
François Lafon
Théâtre de l’Athénée- Louis-Jouvet, jusqu’au 10 octobre (Photo © Pierre Grosbois)

 
A l’Opéra Comique : Fidelio de Beethoven mis en scène par Cyril Teste et dirigé par Raphaël Pichon. Avec le premier, on s’attend à de la vidéo en direct : on l’a. Avec le second, à un retour aux premières versions de l’ouvrage, plus proches de Mozart : on ne l’a pas, le mélange des moutures s’étant avéré stylistiquement et dramatiquement tiré par les cheveux. C’est donc l’habituel Fidelio dernière manière (1814) que nous entendons, mais joué par l’Orchestre Pygmalion (instruments historiques) et dans un esprit de chambre justifié par la taille des théâtres de l’époque, plus proches de la salle Favart que de l’Opéra Bastille. Comme au théâtre (sa Mouette de Tchékhov alimente la chronique) et déjà à l’Opéra Comique avec Hamlet d’Ambroise Thomas, Teste fait donc éclater l’unicité des sources et travailler l’œil du spectateur. Problème qui tendrait à faire croire que le hasard est un coquin : la soprano Siobhan Stagg, physiquement crédible en Fidelio/Leonore travesti, est tombée aphone le jour de la première. Qu’à cela ne tienne, une doublure chante dans la fosse – samedi 25 Katherine Broderick, aujourd’hui Jacquelyn Wagner, formidables toutes les deux - pendant que la dame mime son rôle. Gênant ? Non, éclairant, d’autant que Mrs Stagg peut assurer les passages parlés, réduits au minimum et finement sonorisés pour ne pas rompre l’atmosphère. Que dire, sinon, du spectacle ? Que pour ne pas être une nouveauté (depuis la mise en scène de Jorge Lavelli à Toulouse en… 1977) la transposition contemporaine, dans une prison ripolinée prenant le contrepied de la tradition « cul de basse fosse suintant », passe bien sans chercher (ce qui est sage) à unifier les divers tons et styles (singspiel, grand mélo, oratorio final) ni les divers thèmes dramaturgiques (liberté, justice,  condition féminine) lesquels se heurtent de toute façon à l’optimiste final de l’ouvrage, si éloigné du sombre relativisme de notre époque. Enthousiasme pourtant d’une salle bondée applaudissant la double Leonore, le vétéran Albert Dohmen (Rocco), la fraîche Mari Eriksmoen (Marzelline) et l’élégant Christian Immler (Don Fernando), et réservant une ovation au décidément phénoménal Michael Spyres, le premier Florestan peut-être – avec des moyens opposés – à tenir tête au souvenir de Jon Vickers, tant les « moutons à cinq pattes » (super-héros de l’opéra selon Régine Crespin) sont rares sur les scènes actuelles. En sortant de sa zone de confort baroque, Raphaël Pichon gagne du galon, en dépit des rugosités de son orchestre.
François Lafon
Opéra Comique, Paris, jusqu’au 3 octobre. Diffusion sur Arte Concert le 1er octobre (Photo © Stefan Brion)

A propos de super-héros, ne pas manquer la journée (colloque, masterclass, concert) consacrée le 6 octobre à l’Opéra Comique par le Centre Européen de Musique à la légendaire Pauline Viardot, dont Berlioz écrivait qu’en Leonore de Fidelio, « elle tenait toute la salle haletante sous le feu de son regard, par la véhémence de sa voix, l’énergie menaçante de son attitude ».

vendredi 24 septembre 2021 à 01h08
Premier nouveau spectacle de la saison à l’Opéra Bastille : Œdipe de Georges Enesco sur un livret d’Edmond Fleg. « 11ème représentation à l’Opéra de Paris, 1ère dans cette mise en scène », indique le programme. C’est-à-dire que depuis sa création en 1936, l’ouvrage a été oublié par sa maison-mère, premier de la liste pas si courte des chefs-d’œuvre méconnus du répertoire français, ex-aequo avec Guercoeur d’Alberic Magnard. Voilà en tout cas une séance d’initiation, pour ne pas dire de rattrapage, qu’apprécieront ceux qui n’ont pu courir l’Europe, de Bruxelles à Salzbourg, pour entendre cet unique essai lyrique de l’éclectique Enesco. Au Palais Garnier en 1936, le public a dû sentir vaciller ses certitudes musicales. Aujourd’hui, on y entend du Strauss (celui de Salomé), du Debussy (Pelléas bien sûr), du Stravinsky (Oedipus Rex), mais aussi une façon qui n’est qu’à Enesco de marier avant-garde et archaïsme, traditions roumaine et française, pour offrir deux heures trois quarts de lave et de feu, couronné par un récitatif dont s’inspirera Olivier Messiaen pour son Saint François d’Assise. Roboratif donc, ou indigeste ? Plutôt l’un que l’autre, ayant mieux vieilli en tout cas que le livret versifié de Fleg, lequel a pour originalité de suivre Œdipe de sa naissance à sa surnaturelle disparition à Colone. Pour mieux tenir la main du spectateur néophyte, le metteur en scène Wajdi Mouawad remonte même plus loin dans un prologue de sa plume, où il nous rappelle (nous apprend ?) que la malédiction d’Œdipe (« Il tuera son père et épousera sa mère ») est consécutive  au viol perpétré par ledit père sur un enfant. Le reste du spectacle n’en suit pas moins la fable à la lettre, Mouawad s’étant cette fois gardé de réécrire celle-ci comme il l’avait à Lyon pour L’Enlèvement au sérail de Mozart (voir ici). Belle idée que ces costumes et coiffures renvoyant à un univers où l’humain participe du végétal, du minéral  et de l’animal, bonne idée aussi que de créer dans le chœur des rapports de masse intéressants, même si (manque d’habitude ?) on assiste par moment à des défilés rappelant l’opéra… en 1936. Bonne distribution (avec Anne Sofie von Otter en guest star) dominée par Christopher Maltman, Œdipe super-héros plus extraverti mais non moins impliqué (et quelle diction française !) que José van Dam au disque (EMI-Warner), sous la direction superlative d’Ingo Metzmacher, grand chef trop peu connu en France, lequel a déjà enflammé l’Opéra Bastille en 2019 dans la Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch.
François Lafon 
Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 14 octobre. En direct le 14 octobre à 19h30 sur Medici.tv et sur la plateforme numérique de l’Opéra national de Paris « l’Opéra chez soi ». En différé sur Mezzo Live HD le 17 octobre à 21h et sur France Musique le 30 octobre à 20h (Photo © Elisa Haberer / OnP)

mardi 21 septembre 2021 à 23h00
Ouverture de la saison au Théâtre de l’Athénée nouvelle direction (encore mâtinée de l’ancienne) : Concerto contre Piano et Orchestre, conçu par Samuel Achache, Florent Hubert et quelques complices perpétuant le nonsense très sensé lancé aux Bouffes du Nord par Crocodile trompeur (voir ici) et Orfeo, je suis mort en Arcadie. Soit un jeune orchestre, baptisé La Sourde (tel Beethoven) se réunissant autour (?) d’une soliste pour jouer le Concerto pour clavier Wq 43/4 de Carl Philipp Emanuel Bach, abondant en surprises et se singularisant par son style déroutant. Mais l’essentiel est ailleurs, exposé en prélude par un conférencier qui se révélera percussionniste, et qui pose en un discours drôle, fin et assez fumeux les questions cruciales : qui dirige quoi, qui est avec ou contre qui dans un concerto, pourquoi et comment ? C’est ce même orateur-musicien qui fera (toujours drôlement) dérailler le cérémonial du concert, où l’on assistera, de longueurs (à gommer) en raccourcis (pertinents), à l’histoire de la musique (plus ou moins) concertante de CPE Bach à nos jours. Chemin faisant, on pensera à Prova d’orchestra et au Concerto pour tuyau d’arrosage et cordes, tout en reconnaissant qu’il n’y a ici ni allégorie sociale comme dans le film de Fellini ni détournement d’instruments et effets de cirque comme dans la pièce de Gerard Hoffnung, que tout y est plus allusif et que ces fausses routes et dérapages sont d’autant plus délectables qu’ils sont exécutés avec le plus grand sérieux, voire le plus grand calme. Il va sans dire que, venus de divers horizons musicaux (et prenant un malin plaisir à y retourner), les membres de La Sourde sont remarquables de discipline et de virtuosité.
François Lafon
Athénée Théâtre Louis-Jouvet, jusqu’au 25 septembre (Photo © Joseph Banderet)

Ouverture précoce de la saison à l’Opéra de Paris-Garnier en même temps que lancement du Festival d’Automne 2021 : 7 Deaths of Maria Callas par Marina Abramovic. Nombreux points communs, outre une certaine ressemblance physique, entre la diva assoluta du lyrique et celle de l’« art corporel » (le corps comme matériau de l’acte artistique), à commencer par un jusqu’auboutisme dépassant la souffrance. De celle qui déclare : « Je suis intéressée par l’art qui dérange et pousse la représentation du danger », on attendait, à travers ces sept airs célèbres convoquant sept héroïnes sacrifiées sur l’autel du sublime, du sang et des larmes, débouchant - pourquoi pas? - sur une déconstruction/reconstruction du mythe Callas. Or c’est d'abord, commentée par elle-même d’une voix off nimbée de mystère, à une autocélébration de la performeuse que l’on assiste, au terme d’un défilé de valeureuses jeunes cantatrices (dont la Française Adèle Charvet) évoquant Tosca et Lucia, Carmen et Violetta devant un lit où repose Maria/Marina, le tout sur fond de projections géantes où, entre deux passages nuageux, la double diva accomplit son destin en compagnie du charismatique acteur Willem Dafoe. Rideau, applaudissements d’une salle justement ravie de ce digest de l’ « opéra où l’on pleure ». Mais voilà que viennent des loges des chœurs intrigants (musique de Marko Nikodijevoc), tandis que le rideau se relève sur la copie conforme de la chambre parisienne où Maria/Marina va vivre pour de vrai (plus vrai que les autres ?) ses derniers instants, reparaissant enfin en diva transfigurée. Double contentement du public (re)découvrant Maria et/ou Marina, ainsi que le chef Yoel Gamzou, dernier élève de Carlo Maria Giulini. Un signal en tout cas de l’ouverture de la maison à un nouveau public, que le nouveau directeur Alexander Neef appelle de ses voeux. 
François Lafon 
Opéra National de Paris – Palais Garnier, jusqu’au 4 septembre (Photo © Charles Duprat/OnP)

samedi 26 juin 2021 à 00h11
Au théâtre de l’Athénée, fin de saison et fin d’une ère – celle du directeur Patrice Martinet, auquel va succéder le tandem Olivier Mantei et Olivier Poubelle : Salomé, d’Oscar Wilde, Richard Strauss et quelques autres par le collectif berlinois Hauen und Stechen, connu in loco pour un Notre Carmen qui n’était effectivement pas celle de tout le monde (voir ici) mais laissait une impression d’inachevé, rappelant la théorie d’Antoine Vitez selon laquelle pour jouer un fou, il ne suffit pas de faire des folies, auquel cas on ne voit pas un fou, mais un monsieur qui fait n’importe quoi. De la folie aussi dans cette Salomé, mais contrôlée et donnant à réfléchir autant qu’à réagir. Certes, il faut suivre, et accepter une esthétique trash typique de la scène germanique. Il faut aussi lire la note d’intention du collectif, où l’on parle de « célébrer l’obsession de Salomé pour le Mystère » et où l’on apprend que la partition de Strauss sera librement adaptée pour petit ensemble et augmentée « d’autres matériaux », le texte de Wilde, en allemand et français (l’original) étant confronté à l’Hérodias de Flaubert ou aux Moralités légendaires de Jules Laforgue. Il nous est rappelé aussi que c’est à La Comédie Parisienne - qui allait devenir l’Athénée - que la pièce a été créée et que la Loïe Fuller (très drôlement représentée ici) a dansé sa version du mythe, tous voiles déployés. Pourquoi tout cela, qu’on ne trouverait pas (ou trop enfoui) dans le chef-d’œuvre de Strauss ? Franziska Kronfoth (metteure en scène), Roman Lemberg (direction musicale) et la troupe (puisqu’il s’agit d’une « écriture de plateau ») se gardent bien d’en donner le fin mot (ou d’en choisir un), mettant Wilde en exergue (« Le mystère de l’amour est plus grand que le mystère de la mort ») au terme d’une "Danse des sept voiles" plutôt originale, où il nous est rappelé, geste à l’appui, que l’Apocalypse (en français la Révélation) mène à la « chose dévoilée ». Au Moyen Age, on croyait que la représentation d’une tête sur un plat guérissait les maux de tête et de gorge. Raison de plus pour tenter l’expérience. 
François Lafon 

Athénée Louis-Jouvet, Paris, jusqu’au 30 juin (Photo © Christina Schmitt)

Rescapé de la crise sanitaire, filmé à Bordeaux sans public, V’lan dans l’œil arrive au Châtelet : salutaire pour un spectacle qui n’est que surenchère d’énergie entre scène et salle. Une forme de justice aussi pour le Palazzetto Bru Zane, qui avec Les Chevaliers de la Table ronde (voir ici) et Mam’zelle Nitouche entre autres, a beaucoup œuvré pour rendre sa place à Hervé, rival malheureux d’Offenbach aux yeux de l’oublieuse postérité. D’autant que ce premier succès du « Compositeur toqué » montre aussi bien sinon mieux que ses ouvrages postérieurs son génie à dynamiter de l’intérieur le grand style et ses prétentions. Car, V’lan dans l’œil, qui s’appelait au départ L’œil crevé - titre rendant mieux compte d’un aveuglement généralisé mais probablement moins vendeur – n’est autre qu’une parodie délirante du Freischütz de Carl Maria von Weber, prototype de l’opéra romantique allemand défendu en France par Berlioz en personne. Le public moderne n’ayant pas forcément les références adéquates, les candidats à sa résurrection doivent trouver d’autres points d’ancrage. Pierre-André Weitz y poursuit sa réflexion rôdée sur les ouvrages précités, d’autant mieux à sa place que si elle pouvait parler (ou chanter), la scène du Châtelet aurait beaucoup à dire sur la question. Epuisants ce surjeu permanent, voire cette hystérie généralisée - facilités et trivialités comprises - valeureusement soutenus par sa troupe habituelle où l’on reconnait les excellents Damien Bigourdan, Flannan Obé et Olivier Py en personne – se distrayant en marquise de cabaret de ses lourdes responsabilités directoriales (le festival d’Avignon !) ? Certainement, mais témoin aussi d’une époque où ce n’est qu’avec le « trop » que l’on rend compte d’une société. Celle d’Hervé ou la nôtre ? A vous de choisir, ou non… En attendant, chapeau à l’Orchestre (Pasdeloup), au chef Christophe Grapperon et aux chanteurs-acteurs, car pour en être la parodie, V’lan dans l’œil requiert à peine moins de qualités que Le Freischütz lui-même. Dommage seulement que les nombreux dialogues parlés ne soient pas captés avec plus de clarté. 
François Lafon 

Théâtre du Châtelet, Paris, jusqu’au 23 juin, dans le cadre du 8ème festival Palazzetto Bru Zane  (8 juin – 31 juillet) – Captation sur le site Opera on video (Photo©Eric Bouloumié)

En alternance au théâtre de l’Athénée : Pelléas et Mélisande et Powder her Face, venus du Nouvel Opéra de Fribourg et mis en scène par Julien Chavaz. Debussy vs Thomas Adès par la troupe sans complexes à laquelle nous devons in loco un sarcastique Moscou-Paradis (Chostakovitch – voir ici) et une acidulée Importance d’être Constant (Gerald Barry d’après Oscar Wilde - voir ) ? Pas vraiment car si ce « Poudrez ce visage » (ou réduisez-le en poudre) est bien le premier ouvrage lyrique (1995) du futur compositeur de La Tempête (d’après Shakespeare) et de L’Ange exterminateur (d’après Luis Bunuel - voir ), c’est, avec Pelléas, à un « théâtre musical » d’après la pièce de Maurice Maeterlinck que nous sommes conviés, Debussy n’apparaissant que sous forme de citations sporadiques dans une partition omniprésente et multi-directionnelle de l’Helvéto-Britannique Nicholas Stücklin.  Dans les deux spectacles c’est cependant la même question qui se pose : jusqu’où peut-on aller dans la mise en pièce(s) du genre opéra ? Exotisme, minimalisme, onirisme et psychédélisme sont, selon Stücklin, Chavaz et sa collaboratrice Nicole Morel les maîtres-mots de ce Pelléas pour deux chanteurs, deux comédiens, un danseur et un claviériste, bouclé en une heure et vingt minutes et suivant la trame de la pièce, mais dans une atmosphère comico-cauchemardesque, où dans et sur les bords d’une piscine sans eau, une naïade aux faux-airs d’Arielle Dombasle subit la loi de créatures mi-chair mi-poisson et vivra un amour « accompli sans un mot ». « Qui es-tu Pelléas ? » se demandent les auteurs. On n’aura pas de réponse : a-t-on envie de savoir pourquoi la Joconde sourit ? On aura en revanche reçu en pleine face la scène où Yniold (un barbu plus enfant que nature) est questionné jusqu’à la torture par Golaud (une femme). Pas de réponse non plus : « Que font-ils ? » – « Ils ne font rien ». En pleine face aussi, et tout aussi radical sous des aspects "opéra anglais" hérité de Britten l’ouvrage d’Adès, portrait lyrique à la Francis Bacon de la duchesse d’Argyll, l’aristocrate aux quatre-vingt-huit amants, contre-héroïne d’un scandale sexuel comme la gentry britannique en aura peu connu (et pourtant…) et érigée en Traviata ou en Lulu moderne à travers cet ouvrage « de chambre » (et pour cause…) où sont convoqués le jazz et le tango, Berg et Schönberg, Bernstein et Stravinsky, le cabaret berlinois et la comédie musicale façon Broadway. A moins que cette mise à mort ne consacre la « défaite des femmes » sans laquelle, selon Catherine Clément, l’opéra perd sa raison d’être. C’est bien ainsi que Chavaz la présente, poursuivant le propos de son Pelléas en la cernant à différentes périodes de sa (longue) vie dans une chambre aux murs mouvants où trône un lit tournant, hanté par un trio chantant représentant un monde qu’elle a cru dominer avant qu’il ne la broie. Interprètes investis, direction sans faille de Jérôme Kuhn à la tête de l’excellent Orchestre de chambre Fribourgeois. Un couronnement - en cette saison aux trois quarts annulée - de la politique artistique ludique, innovante et volontiers radicale poursuivie un quart de siècle durant par Patrice Martinet à l’Athénée. 
François Lafon 

Théâtre de l’Athénée, Paris. Pelléas et Mélisande, Powder Her Face, en alternance jusqu’au 20 juin (Photo © Magali Dougados)

vendredi 4 juin 2021 à 23h35
Retour aux sources pour la réouverture de l’Opéra Comique : L’Orfeo de Monteverdi, associant chef consacré (Jordi Savall) et metteure en scène en devenir (Pauline Bayle). Comment se démarquer, en ces temps de surinterprétation exponentielle et de Regietheater généralisé ? En faisant le contraire, si l’on en croit ce qu’on voit : scène vide, costumes neutres, gestique quotidienne, symboles parcimonieux, comme ces fleurs (du bonheur ?) qui désertent le plateau quand survient le malheur, et qui reviennent former un cercle magique dont Orphée ne sortira que pour suivre Apollon au royaume des dieux. L’invention de l’opéra, le passage du madrigal (le bonheur) au drame (déjà) lyrique n’en apparaissent-ils que mieux ?  On ne se pose pas vraiment la question, tant l’oreille est sollicitée. A la différence de René Jacobs, l’autre incontournable en matière d’Orfeo, Savall pratique la synthèse plutôt que l’analyse. Porté par un Concert des Nations et une Capella Reial de Catalunya plus que jamais à sa main, il conduit un plateau « introuvable » à se surpasser. Passage de relais haut la main entre Sara Mingardo et Furio Zanasi - déjà bouleversante Messagère et Orphée de référence dans l’enregistrement de 2002 (Alia Vox), ce dernier montant en grade (dans l’ordre divin) en devenant Apollon – et Marianne Beate Kielland, imposante Speranza, mais surtout Marc Mauillon, entré, depuis sa prise de rôle à Dijon il y a cinq ans (voir ici) dans le cercle restreint des Orphée mémorables. Notes et mots indissociables, il éclaire la Seconda pratica montéverdienne, corde sensible  du genre lyrique à venir, et assume tout naturellement l’aspect christique du personnage, en filigrane dans l’œuvre comme en témoigne l’apothéose finale remplaçant de la mise à mort « mythologique » d’Orphée par les Ménades. 
François Lafon
Opéra-Comique, Paris, jusqu’au 10 juin. En direct sur Mezzo le 10 juin, en différé sur France Musique le 3 juillet.
(Photo © Stefan Brion)

Sous le titre Qui oserait encore se retourner ? le collectif Wipplay et l’Opéra Comique proposent du 5 mai au 16 juin un concours photo. « Sortir des enfers en juin 21 : quelles images pour en parler aujourd’hui, quel Orfeo serez-vous après ces mois reclus ? » Exposition des lauréats en septembre sur les grilles du théâtre. Pour tout savoir, c'est ici.

Au théâtre de l’Athénée, Les sept Péchés capitaux des petits bourgeois de Kurt Weill et Bertolt Brecht. Un sujet d’actualité pour une réouverture des théâtres « en présentiel » que ce ballet-cantate créé à Paris en 1933, ultime collaboration des duettistes de L’Opéra de Quat’sous et de Mahagonny sur le chemin de l’exil. Sujet de réflexion (et de distanciation brechtienne) : sept biens (?) pour un mal, à travers l’histoire d’Anna la chanteuse et de sa sœur Anna la danseuse. Délaissant la tradition « cabaret berlinois » entretenue par la grande Lotte Lenya (épouse de Weill), le metteur Jacques Osinsky et le vidéaste Yann Chapotal nous entraînent au présent dans un road movie évoquant le cinéma de Jim Jarmusch ou Au fil du temps de Wim Wenders, un  voyage en sept étapes et sept villes américaines, où voulant empêcher Anna-danse de céder au(x) péché(s), Anna-chant, toute à son rêve petit bourgeois (c’est la partie du titre qu’on oublie trop souvent), va pousser sa sœur à en commettre bien d’autres. Une opération de retournement des valeurs typiquement brechtienne, rendue plus grinçante encore par la présence sporadique du quatuor vocal familial, lequel trouve bien longue cette quête d’un argent-roi forcément vertueux. Efficace idée : l’insert entre deux stations des tubes parisiens de Weill (La Complainte de la Seine - Je ne t’aime pas – Youkali), chansons entêtantes soulignant la bascule entre l’avant-gardiste de l’époque allemande et le futur roi de Broadway. Un écran et un simple vestiaire pour l’œil, un Orchestre Pelléas réglé au petit point par le chef Benjamin Levy et un plateau vocal oscillant tout naturellement entre « petite » et « grande » musique s’entendent à nous mener très loin dans ce « monde d’après » dont les pièges ont, en notre époque incertaine, de quoi nous faire réfléchir.  
François Lafon 
Théâtre de l’Athénee-Louis-Jouvet, Paris, jusqu’au 5 juin (Photo © Pierre Grosbois)

vendredi 21 mai 2021 à 23h21
Jamais deux … Après Trompe-la-Mort de Luca Francesconi (voir ici) et la plus contestée Bérénice de Michaël Jarrell (et ), la série « Créations mondiales à partir de chefs-d’œuvre de la littérature française » initiée par Stéphane Lissner se poursuit (se termine ?) avec Le Soulier de satin de Marc-André Dalbavie, marquant la réouverture « en présentiel » de l’Opéra. Un projet monstre, lointaine onde de choc (selon le compositeur) de la pièce de Paul Claudel mise en scène dans son intégralité (dix heures !) par Antoine Vitez au festival d’Avignon 1987, oeuvre-monde, « pari fou égal à La Recherche du temps perdu » (Vitez), où se rencontrent les langages scéniques les plus divers pour conter « la légende chinoise des deux amants stellaires qui chaque année après de longues pérégrinations arrivent à s’affronter sans jamais pouvoir se rejoindre ». « Si l’ordre est le plaisir de la raison, le désordre est le délice de l’imagination » prévient Claudel, ajoutant « C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant et c’est ce que vous ne trouverez pas amusant qui est le plus drôle ». Dalbavie, sa librettiste Raphaèle Fleury et son metteur en scène Stanislas Nordey - lequel avait déjà tenté le Diable (si l’on ose dire !) à l’Opéra Bastille en se mesurant au Saint-François d’Assise de Messiaen (2004) - ont eu soin de conserver l’efflorescence baroque de la pièce tout en rendant l’intrigue la plus lisible possible. Mais la jonction ne se fait pas toujours entre les tragiques et les grotesques évoluant au milieu d’un ballet de grandes toiles - référence à la peinture espagnole de l’époque en même temps que théâtre de tréteaux -, et la grande affaire reste la « musification » du verbe claudélien, déjà musical et ô combien lyrique. Tout en induisant que Le Soulier de satin est un opéra qui s’ignore, Dalbavie semble sans cesse se demander à partir de quel moment la parole ne peut plus faire autrement que laisser la place au chant, risquant de ravaler sa partition au rang de musique de scène. Un travail au petit point cependant, où se distingue l’Orchestre de l’Opéra dirigé par le compositeur lui-même : passages parlés soutenus par un ensemble riche auquel viennent s’ajouter des instruments « non classiques », récitatifs toujours soucieux de l’intelligibilité du texte, rares ensembles s’enchaînent, unis par une houle orchestrale en situation (nous sommes au temps des caravelles). Un mélange des genres qui pour les interprètes confine à l’acrobatie, la palme revenant au contre-ténor Max Emmanuel Cencic (Ange gardien stratosphérique), mais aussi aux protagonistes Eve-Maud Hubeau, superbe Prouhèze, et Jean-Sébastien Bou en Camille le renégat. Moment de rêve : l’intervention de la Lune, à laquelle, planant au-dessus d’un bruissant tapis sonore, la voix sans pareille de Fanny Ardant (hélas ! enregistrée) prête d’insondables prolongements. Public encore plus clairsemé que ne le réclame l’actuelle jauge de 35% pour cette traversée de six heures donnée en matinée à cause du couvre-feu. En attendant la mise en place de MORE (Mon Opéra Responsable et Engagé), vigoureux programme de désenclavement groupant trois objectifs : créer, s’ouvrir et préserver/transmettre.
François Lafon 

Opéra National de Paris Palais Garnier, jusqu’au 13 juin. Diffusion gratuite le 13 juin à 14h30 sur la plateforme maison L’Opéra chez soi et pendant 48h sur medici.tv. En différé sur France Musique le 19 juin
(Photo © Elisa Haberer/OnP)

lundi 26 avril 2021 à 12h13
Le second concert de l’édition confinée du Festival de Pâques de Deauville, filmé Salle Élie de Brignac et diffusé gracieusement en direct sur ConcertHall, réunissait comme à l’accoutumée de jeunes et méritants interprètes dans des œuvres rares – combinaison gagnante d’un festival qui cultive ainsi sa raison d’être depuis un quart de siècle. Ingéniosité et tonalités allègres ou mystérieuses avec l’Introduction et Allegro pour harpe, flûte, clarinette et quatuor à cordes de Ravel pour débuter, avec la harpiste Coline Jaget bien entourée par un quatuor mené par le violoniste Shuichi Okada, ce soir-là transfuge du Trio Arnold.
Lyrisme ensuite avec Psyché de Falla qui n’a rien à envier à la Lyrique japonaise de Stravinsky, a fortiori dans cette configuration qui associe à la voix un ensemble constitué d’une flûte, d’une harpe, d’un violon, d’un alto et d’un violoncelle. À peine sortie des brumes de sa Mélisande debussyste rouennaise – c’est à côté, ou presque ! – la mezzo Adèle Charvet apporte une chaleur idéale à cette partition si pulpeuse – et quel dommage qu’on ne lui ait pas demandé le cycle entier des Siete Canciones espagnolas du même Falla, nous gratifiant seulement de deux, Jota et Nana, nimbées d’une clarté paradisiaque, avec pour seul accompagnement les arpèges de la harpe de Coline Jaget. Comble de l’expressionnisme cru de Falla ensuite, avec le Concerto pour clavecin et cinq instruments de 1926. Œuvre géniale, « inexpressive » au sens romantique, arcboutée sur l’entrelacs de ses rythmes percussifs et ses timbres frottés, confiée au claveciniste Justin Taylor, qui, dans la lignée de Wanda Landowska, commanditaire et dédicataire du Concerto pour clavecin, s’illustre aussi bien dans le répertoire baroque que contemporain. Un chef-d’œuvre succède à un autre, avec les Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé de Ravel qui voit le retour sur le plateau d’Adèle Charvet, dont le timbre grave se confond élégamment avec les modulations étranges et quasi baroques de l’ensemble instrumental (piano, quatuor à cordes, piccolo, flûte et clarinette basse) dirigé par Romain Dumas.    
 
Stravinsky aurait pu parfaire ce beau programme, mais le succès de la seconde partie n’était pas moins assuré avec, autre rareté, les trois Danses andalouses de Manuel Infante (1883-1958) pour deux pianos, par Ismaël Margain et Clément Lefebvre. Andalou de Paris – il se fixa en France en 1909 pour ne plus retourner dans son pays natal – Infante s’inspire largement du répertoire traditionnel pour composer sur près d’un quart d’heure de capiteuses Danses dédiées à la Princesse de Polignac en 1922. En conclusion, les quatre volets de la Rhapsodie espagnole magnifient ce mélange de rêverie et d’ardeur qui caractérise l’écriture de Ravel lorsqu’il évoque la danse et son Espagne adorée, surtout lorsqu’elles s’animent du feu pianistique d’un tel duo.
   Franck Mallet
• Salle Élie de Brignac, Deauville, 24 avril 2021, 20 h 30
Prochains concerts les 1er (Mahler, Grief et Schubert) et 8 (Saint-Saëns, Chabrier, Hahn et Ravel) mai, également diffusés en direct sur France 3 Normandie, facebook, RecitHall et Music.Aquarelle
Photo : Adèle Charvet et Mathilde Cadérini : ©Claude Doaré

lundi 22 mars 2021 à 16h22
Une représentation maintenue à l’Opéra de Lille qui tient « du miracle » pour sa directrice Caroline Sonrier, eu égard à la motivation des artistes comme du personnel : deux représentations réservées aux professionnels (20 et 22 mars) pour l’unique ouvrage lyrique de Debussy mis en scène par Daniel Jeanneteau et dirigé par François-Xavier Roth à la tête de son ensemble sur instruments d’époque. La scène s’ouvre sur le décor unique d’un trou béant à l’avant du plateau, flanqué de deux murs très hauts. À la fois source, précipice, fontaine et gouffre (où viendra basculer de manière saisissante le corps de Pelléas, au final de l’Acte IV), le théâtre de Maeterlinck va tourner tout autour comme un manège selon une mécanique d’attraction-répulsion des corps, fidèle à l’esprit du texte : cette distance entretenue entre les différents personnages, qui surgissent de l’obscurité pour y disparaître – ce que le metteur en scène nomme le jeu : « des rapports entre les êtres, l’édifice complexe et mouvant  de leurs relations familiales, amoureuses et psychiques ». Cette distanciation, Covid-19 oblige, s’exerçait aussi à l’orchestre, avec dans la fosse les cordes et, derrière le chef, les vents, installés sur un parterre débarrassé de plus de la moitié de ses sièges et pourvu d’écrans relayant ses indications. Reconnu pour son travail de recherche sur les partitions, en particulier celles du début du XXe siècle (Stravinsky, Debussy, Ravel…), François-Xavier Roth se fonde sur une nouvelle édition critique de 2020 (XXI Music Publishing), les conseils de son collègue Louis Langrée, qui a dirigé plusieurs fois Pelléas, et les « partis pris artistiques » de son mentor Pierre Boulez. Un enjeu artistique d’autant plus important pour lui, puisque le premier opéra qu’il dirigea à Caen, en 2002, était ce même ouvrage… Vingt ans plus tard, et à la tête des Siècles, ensemble qu’il a fondé, il offre une version sensiblement différente de ce que les maisons d’opéras nous proposaient jusque-là. C’est moins le soyeux des cordes que le nerf de l’orchestre debussyste que Les Siècles mettent en valeur : comme si les brumes mystérieuses de la forêt faisaient place à la clarté expressive des contrastes d’une Mer en devenir – dont la création viendra trois ans plus tard. Roth ne verse pas pour autant dans un orchestre grandiloquent ni dans une réserve exagérée – la leçon de Boulez, peut-être ? Forts de leur expérience sur les partitions réévaluées du Sacre du printemps et de Petrouchka de Stravinsky, les instrumentistes des Siècles appliquent une méthode similaire en cultivant une sonorité plus détaillée et franche. Prise de rôles pour le couple vedette, le ténor Julien Behr et la soprano Vannina Santoni. Behr interprète un Pelléas trop effacé, à la voix souvent couverte par l’orchestre – souhaitons qu’à l’occasion de la captation vidéo et audio (un enregistrement CD est prévu) ce problème soit résolu ! – ce que compense une certaine  aisance scénique. Pieds nus, « bête blessée, proie ou chasseresse, victime et bourreau, mue par des injonctions contradictoires » (Jeanneteau) la Mélisande tour à tour apeurée, naïve et féline de Vannina Santoni, est d’autant plus en osmose avec le spectacle qu’elle offre une interprétation mûrement réfléchie de son personnage, apparition échouée sur les rives d’un monde en décomposition. Son timbre égal et assuré domine la distribution et vibre à l’unisson avec l’impérieux Golaud du baryton Alexandre Duhamel, tout aussi vif à restituer la variété de son caractère, de la fermeté à la lâcheté, jusqu’à la folie. Le reste du plateau ne démérite pas, bien au contraire, avec la Geneviève de Marie-Ange Todorovitch, l’Arkel de Jean Teitgen, le médecin de Damien Pass et l’Yniold d’Hadrien Joubert, jeune garçon issu de la Maîtrise de Caen – tous d’une diction parfaite. Ce Debussy, certes différent, nerveux, contrasté et quasi convulsif fera date ; le voilà capté et préservé, donc à revoir.      
   Franck Mallet
• Opéra de Lille, 20 mars 2021, 17h.
Diffusion sur OperaVision [www.operavision.eu] à partir du 9 avril et sur la chaine de télévision régionale Wéo.
Photo : Alexandre Duhamel (Golaud) et Vanina Santoni (Mélisande)© Frédéric Lovino

lundi 8 février 2021 à 11h02
Un plateau de concert aujourd’hui, ça ressemble à du gruyère : c’est plein de trous. Avec des violonistes masqués à un mètre les uns des autres, des flûtistes qui s’évertuent à ne pas envoyer d’air vers leurs voisins et des trombonistes qui peuvent allonger leur coulisse sans craindre de taper l’épaule de celui qui est devant eux, on se demande parfois comment les musiciens font pour résister aux courants d’air. Dimanche dernier à l’Opéra de Zurich, en direct sur Arte et sans public, bien sûr, ils ont fait encore plus fort que du… gruyère : des grands trous, des grands trous, toujours des grands trous. Pour Un Requiem allemand, le chef Gianandrea Noseda était au fond de la scène, l’orchestre déployé jusqu’à l’avant-scène, les sopranos et les altos disséminées dans la salle, un rang sur deux, les ténors et les basses répartis dans les deux étages de loges, un chanteur par cellule. Quant aux solistes, Lydia Teuscher et Konstantin Shushakov, ils se tenaient tout au fond de la salle, à quelques quarante mètres du chef. Résultat ? Un Brahms superbe et prenant dans une atmosphère extraordinaire : bravo les ingénieurs du son, bravo la réalisation (Michael Beyer, pas le premier venu) et bravo les interprètes. A dévorer à pleines dents sur Arte Concert, par ici.
Gérard Pangon

vendredi 8 janvier 2021 à 14h57
Un chœur lointain au détour d’un sujet-TV lors de la panthéonisation, le 11 novembre dernier, de Maurice Genevoix, auteur de Ceux de 14, puis de nouveau le silence. Aujourd’hui et en espérant la réouverture pas trop lointaine des musées et monuments, Pascal Dusapin présente In Nomine Lucis, sa musicalisation du temple laïc commandée par l’Etat parallèlement à la subtilement cauchemardesque installation d’Anselm Kiefer honorant lui aussi "les morts pour la France de la Première Guerre Mondiale". Soixante-dix hauts parleurs, cent-vingt-huit pistes « pour transformer le lieu en poumon vocal », un « cubicube » recomposable à l’infini de pièces chorales interprétées par dix-sept membres du Chœur Accentus créent un espace sonore mouvant et imprévisible, tandis que des colonnes et statues sourdent les noms des héros disparus chuchotés par les comédiens Florence Darel (Madame Dusapin à la ville) et Xavier Gallais : « Durant toutes ces nuits d’entre deux confinements passées à travailler sous la coupole, j’étais obsédé par le Pendule de Foucault revenu dans son cadre d’origine et rendant sous mes yeux perceptibles les mouvements de la Terre. Ma musique s’en est imprégnée », remarque le compositeur. Pour le promeneur-auditeur, une étonnante impression d’équilibre et de continuité se dégage de cette expérience de haute technologie : « J’ai dû faire des simulations de systèmes harmoniques, en binaural, avec mon ami et ingénieur Thierry Cauduys pour vérifier les sensations produites ». Un certain sentiment religieux aussi (les choeurs sont en latin), bien que Dusapin précise qu’il a toujours eu en tête la laïcité du lieu. Une laïcité de toute façon contredite par la fresque christique surplombant les effigies républicaines, souvenir de la vocation première du Panthéon. 
François Lafon 

Panthéon, place du Panthéon, Paris (Photo © DR)
Pascal Dusapin, invité du 31ème festival Présences de Radio France : 12 concerts du 2 au 7 février avec ou sans public (selon situation sanitaire) retransmis en direct et en différé sur France Musique

jeudi 31 décembre 2020 à 16h02
Que le Messie de Haendel fasse l‘actualité au moment de Noël, rien que de très normal. C’est la saison. Mais la morosité engendrée par la pandémie lui confère un regain de popularité : le célèbre Alléluia semble jouer le rôle d’un exorcisme pour tenter d’éloigner le Covid et ses mauvais démons. L’année nouvelle les verra-t-elle disparaître ? On peut en douter, mais on peut aussi espérer. Après le Messie de New-York (voir ici), l’Alleluia de Barcelone donne le moral : 352 choristes d’Espagne et du Portugal se sont réunis virtuellement, filmés de chez eux pour interpréter ce tube de Haendel. L’Orquestra Barocca Catalana et la chorale Barcelona Ars Nova ont ensuite pris le relais pour « habiller » cet enregistrement et le faire résonner dans la basilique Santa Maria del Mar. Et les choristes apparaissent petit à petit sur les murs de l’église gothique pour un concert virtuel et spectaculaire qui vaut le détour.
Gérard Pangon
 
La vidéo, c’est par ici
 
mercredi 23 décembre 2020 à 17h37
Fondée en 1873, The Oratorio New-York Society est l’une des plus anciennes organisations musicales aux Etats-Unis. Son cinquième président, un certain Andrew Carnegie, fit construire une salle de concert dont l’inauguration eut lieu en 1891. Dès 1874, The Oratorio New-York Society, composée de professionnels et d’amateurs, prend l’habitude d’interpréter chaque année à Noël le Messie de Haendel, au Carnegie Hall, bien sûr, depuis son ouverture, ce qui constitue un événement populaire new-yorkais. La salle est aujourd’hui fermée pour cause de Coronavirus, mais The Oratorio New-York Society n’aurait pour rien au monde manqué à la tradition. En octobre, musiciens et chanteurs ont décidé d’interpréter des extraits du Messie en respectant toutes les précautions sanitaires. Pour lancer un Hallelujah optimiste, on en bien besoin. 
Gérard Pangon
La vidéo, c'est par ici.

mercredi 9 décembre 2020 à 14h36
3 décembre Invalides. Etrange concert des Révélations des Victoires de la musique. Pandémie oblige, l’atmosphère est fantomatique : une douzaine de spectateurs masqués dans l’immensité de la cathédrale, dont les musiciens doivent domestiquer l’acoustique, ce qui n’est pas une mince affaire. Est-il possible dans ces conditions difficiles qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes, alors que ce concert est justement fait pour les laisser s’épanouir ad libitum ? Ils ont la chance, en tout cas, d’avoir pour marraine Claire Désert, accompagnatrice attentive, souriante et rassurante.

Le ténor Kevin Amiel et la soprano Marie Perbost ne sont déjà plus des débutants, ils chantent extraverti, jouent sur leur présence efficace, ce qui séduit dans l’opéra italien (Donizetti) mais n’est pas toujours ad hoc ailleurs : on attend parfois un peu plus d’intériorité et de tempérance vocale (chez Massenet pour lui, chez Debussy pour elle).

Les trois nommés dans la catégorie Soliste instrumental complètent le plateau. Théotime Langlois de Swarte, si éblouissant dans le répertoire baroque (voir ici), se trouve un peu étouffé chez Mozart par le hautbois de Gabriel Pidoux : dans des transcriptions de La Flûte enchantée par Wolfgang himself (air de Papageno, deuxième air de la Reine de la nuit), celui-ci occupe magnifiquement un espace dont les résonances le favorisent. Et il récidive dans la Sonate pour hautbois de Saint-Saëns, pièce rare, où il fait merveille. Quant à la violoniste Raphaëlle Moreau, chez Chostakovitch (Pièces pour deux violons) comme dans un Nocturne de Lili Boulanger ou dans l’Elégie de Massenet, elle fait preuve d’une superbe musicalité et d’un caractère affirmé. Elle rayonne. 
Gérard Pangon
 
Ce concert, dont on imagine que l’enregistrement aura gommé les bugs acoustiques, est diffusé le 12 décembre à 21 heures sur Radio-Classique. Le prochain concert aux Invalides, le 17 décembre, en jauge réduite, est consacré à Puccini.
 
En direct de l’Opéra Comique sur Arte Concert et France Musique, unique représentation d’Hippolyte et Aricie de Rameau. Un spectacle emblème, maintenu coûte que coûte après l’annulation in loco du Bourgeois Gentilhomme pour cause de Covid, annoncé comme tel par la ministre de la Culture en personne au moment où, réduits au silence, théâtres et artistes exsangues ne donnent plus signe de vie (mais avec abondance et imagination) qu’en streaming, replay et images d’archives (à la même heure, l’Ensemble Intercontemporain, lui aussi relativement protégé, proposait depuis la Philharmonie de Paris déserte son concert Music Box). Deux moments : la salle Favart vide de spectateurs, soudain ranimée par la musique de Rameau, et la même salle une fois la musique tue, la troupe déployée à la corbeille, face à la scène. Entre les deux, filmé en plans serrés par les caméras de François Roussillon et dirigé dans le même esprit par Raphaël Pichon, un quatuor de luxe - Stéphane Degout (Thésée), Sylvie Brunet-Grupposo (Phèdre), Reinoud van Mechelen (Hippolyte), Elsa Benoit (Aricie) -  affronte comme si sa vie en dépendait (comme au théâtre ?) l’étrangeté de la situation. Pas trop grave que la mise en scène de Jeanne Candel,  si disparate, si peu ludique (plus de ballets ou presque) ne retrouve qu’à de rares moments la folie éclairante de son Crocodile trompeur, Didon et Enée aux Bouffes du Nord (voir ici). On reste sur le passage final de Lea Desandre en randonneuse à vélo, demandant au « Rossignol amoureux » de « répondre à nos voix » avant de se perdre dans le silence. Une version retravaillée de la captation sera diffusée sur Arte et éditée en DVD. Tout y sera dit, mais avec cette intensité ? 
François Lafon 
Disponible sur Arte Concert jusqu’au 13 mai 2021 
mardi 13 octobre 2020 à 23h55
Trop courte escale (quatre représentations) au théâtre de l’Athénée (après Compiègne et … La Nouvelle Eve à Paris) de Normandie, « musical transatlantique » de Paul Misraki (musique), Henri Decoin (scénario) et André Hornez (lyrics), heureuse (re)trouvaille de l’excellente compagnie Les Frivolités Parisiennes. Une opérette embarquant en 1936 le public ravi des Bouffes Parisiens sur le plus luxueux paquebot de l’époque récemment mis à flot et que l’on pensait (à tort) promis à une longue carrière (réquisitionné en 1942 par les Etats-Unis, il ira à la casse après avoir brûlé). Salle masquée mais tout aussi ravie ce soir, savourant ce moment de bonheur dans un monde tout aussi incertain, intrigue d’opérette rebattue (les pères sont riches, lourdauds et américains, les prétendants français, débrouillards et sans le sou) mais truffée de sous-texte et de non-dit, se parant de troublants pré-échos quand vient la morale de l’histoire : « Ca vaut mieux que d’attraper la scarlatine », chanson chorale pas si innocente immortalisé en son temps par Ray Ventura et ses Collégiens. D’une danse sur un volcan à une autre, le metteur Christophe Mirambeau s’est bien gardé de souligner le parallèle, s’en tenant à la charte des Frivolités (pas si loin de celle des baroqueux) : retrouver le ton et le son de l’époque, et en tirer les conclusions que l’on voudra. La troupe et l’orchestre sont montés sur ressorts, et le spectacle tout entier - savoureuses vidéos animées « alla Sempé » de la scénographe Casilda Desazars comprises - épouse à merveille le rythme franco (Messager n’est pas loin) – américain de la musique de Misraki. Par les temps qui courent, cela vaut le plus vitaminé des régimes.
François Lafon 

Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet, jusqu’au 16 octobre

jeudi 1 octobre 2020 à 20h48
Quel étrange Traumgörge, troisième opéra de Zemlinsky, qu’aurait dû diriger Mahler, son commanditaire, à Vienne, en octobre 1907, si ce dernier n’avait quitté son poste quelques mois plus tôt. Créé tardivement, à Nuremberg, en 1980, l’ouvrage connaît un certain succès, suivi d’un premier enregistrement dirigé par Gerd Albrecht (Capriccio). À Nancy, on apprécie Zemlinsky au point que ces dernières saisons virent à l’affiche pas moins trois de ses ouvrages : Une Tragédie florentine, le Roi Candaule et Le Nain. Nouvelle surprise avec en ouverture de saison ce Görge le rêveur dont l’Opéra assurait la création française. Proche de Schoenberg et professeur de Korngold,  le compositeur fut marqué autant par Richard Strauss que par Mahler. À trente-cinq ans, il commence par une sorte de conversation en musique dans l’esprit de Strauss : sonorités raffinées et élégance du chant – excellemment préservés dans cette réduction pour une vingtaine d’instrumentistes – covid oblige – par Jan-Benjamin Homolka, auteur également d’une version de chambre du Nain. Görge, c’est un peu Zemlinsky, l’artiste rejeté par la société qui choisit, guidé par une princesse, de vivre dans un royaume enchanté où il trouvera Gertraud, l’âme sœur. Dans l’épilogue, le voici de retour dans son village natal… mais cette fois apprécié de tous. Voix puissante, forçant systématiquement les aigus – ça s’arrange un peu au 2e acte –, le ténor Daniel Brenna wagnérise outre mesure son personnage de Görge. En revanche, le reste de la distribution se coule dans le langage tout en nuance du compositeur, en particulier le double rôle de la Princesse / Gertraud de la soprano Helena Juntunen, déjà appréciée à Nancy – entre autres dans la Marietta de La Ville morte de Korngold (2010 et 2015) et Donna Clara, du Nain du même Zemlinsky (2013). C’est elle la vraie vedette de l’opéra, bien entourée par le reste des chanteurs. Moins empourpré et plus retenu que le postromantisme de son élève Korngold (Violanta, La Ville morte…), le style de Zemlinsky nécessite à la fois une transparence et des couleurs en demi-teintes, mais aussi des coups de griffe pour évoquer la souffrance existentielle des personnages. Un fantastique mahlérien que restitue avec panache la chef d’orchestre hongroise Marta Gardolinska, tandis que le metteur scène Laurent Delvert parvient à suggérer la violence sous-jacente du conte avec ses aubes irréelles, ses êtres mystérieux et ses feux démoniaques. Un spectacle à revoir le mois suivant à Dijon, coproducteur.    
                                                                      Franck Mallet

Prochaines représentations : 2, 4 et 6 octobre, Opéra national de Lorraine, Nancy ; 16, 18 et 20 novembre, Opéra de Dijon.

Photo : Görge le rêveur@Jean-Louis Fernandez
mercredi 2 septembre 2020 à 23h00
Longtemps on n’a retenu de Bayreuth que la colline verte gravie par les wagnérophiles pour aller se recueillir quelques heures durant au Festspielhaus. Cette année, la vedette de Bayreuth, c’est le Théâtre des Margraves, un bijou baroque de 1748, réouvert depuis 2018 après cinq ans de travaux. C’est là – et dans quelques autres salles de la ville - qu’a lieu du 3 au 13 septembre, le premier Bayreuth Baroque Opera Festival qui réunit quelques vedettes du répertoire dans une alternance d’opéras (Porpora, Vinci) et de récitals (Delphine Galou, Vivica Génaux, Joyce di Donato, Jordi Savall, Franco Fagioli, Marc Emmanuel Cencic, Julia Lezhneva…). Difficile de se précipiter à Bayreuth ? Pas d’inquiétude : le festival sera visible à partir du 8 septembre sur la page Facebook de Total baroque, cette chaîne de diffusion sur le Net riche de quelques concerts d’anthologie, qui a déjà naguère fait le bonheur des confinés.
Gérard Pangon
 
 
jeudi 27 août 2020 à 18h27
Des plus connus jusqu’aux plus modestes, les festivals ont déployé cet été des trésors d‘imagination pour ne pas rester musique morte, et les diffusions sur Facebook, Youtube et nombre de sites festivaliers ont permis de garder le fil avec les musiciens. A Versailles, le Centre de Musique Baroque propose, lui, des ateliers bien réels pour entrer dans les coulisses d’un spectacle en participant à la construction de décors ou à la confection de costumes, en apprenant quelques refrains avec les chanteurs, en répétant avec les comédiens ou en dansant à la manière baroque. A l’issue de ces ateliers, vous voilà dans le spectacle lui-même durant une demi-heure à l’Hôtel des Menus Plaisirs. De quoi assouvir une passion ou susciter des vocations.
 
Samedi 28 et dimanche 29 août, 9 h 30 – 12 h 30 ou 14 h 30 – 17 h 30.
Hôtel des Menus Plaisirs 22 avenue de Paris 78000 Versailles
Réservations au 01 39 20 78 10 ou sur www.cmbv.fr
 
mercredi 1 avril 2020 à 18h31
Contre vents, marées et virus, le Festival de Saintes prépare sa 49ème édition sous le signe des deux B : B comme Bach, un habitué, et B comme Beethoven, généralement plus discret dans cette Abbaye où le baroque sonne si bien, mais le 250ème anniversaire de sa naissance ne pouvait pas laisser indifférent. Au programme, entre autres, deux de ses symphonies (la 1 et la 7), deux de ses quatuors (le 10 et le 15) et la Missa Solemnis par l’Orchestre des Champs Elysées sous la direction de Philippe Herreweghe.
Côté Bach, des cantates of course, des Concertos pour trois et quatre clavecins avec Bertrand Cuiller, Violaine Cochard, Pierre Gallon et Olivier Fortin (rien que ça), et en clôture, la Passion selon Saint-Jean par Vox Luminis qui, depuis quelques années, s’épanouit bien dans l’Abbaye.
Et les autres ? Gli angeli avec un bouquet de Stabat Mater (Palestrina, Scarlatti, Pergolese et Pärt), Le Banquet céleste de Damien Guillon avec un oratorio de Stradella, Les Talens lyriques dans les Quatre Saisons de Vivaldi (une première) et puis, et puis... une vingtaine d’autres programmes, de quoi frissonner de plaisir pendant 8 jours.
Gérard Pangon
 
Festival de Saintes 2020, du 18 au 25 juillet à la cité musicale de l’Abbaye aux Dames. Pour tout savoir : https://www.festivaldesaintes.org
(Photo : Philippe Herreweghe © Michel Garnier)
 
mercredi 11 mars 2020 à 12h43
Quand Louis XIV inaugure les Invalides, on joue le Te Deum de Michel-Richard de la Lande. Pour célébrer le 350ème anniversaire de cette institution, celui de Marc-Antoine Charpentier fait l’affaire, du moins le plus connu, en ré majeur. Pour renforcer le côté majestueux de ces pompes et circonstances à la française, Hervé Niquet et son Concert Spirituel commencent par les deux Marches avec timbales et trompettes prévues à l’origine par le compositeur, mais la plupart du temps passées sous silence depuis que le début de ce Te Deum est devenu un tube mondial grâce à l’Eurovision. Dans ce répertoire, l’Ensemble est à son affaire : l’orchestre caracole, les bois (superbes) se frayent un joli chemin, les solistes et le chœur s’en donnent à cœur joie et le chef se livre à son numéro favori de bateleur. Hervé Niquet se compare parfois à l’une de ces figurines qu’on trouve dans les bazars chinois et agitent le bras de manière mécanique, il n’en est rien ici : ses moues, ses regards, ses frémissements de la main et l’envolée de ses bras donnent le ton, le tempo (vif), et assurent la réussite de cette interprétation.
Avant ce Te Deum, le concert débute avec des motets de Charpentier composés lorsqu’il était au service de la duchesse de Guise. Destinés à célébrer, eux aussi (la Vierge, quelques saints et un mariage...), ils donnent à entendre les subtilités de Charpentier, son sens des contrastes et de la mélodie. Après les avoir entendus, la duchesse de Guise se précipitait, paraît-il, chez son confesseur pour avouer qu’elle avait succombé à leur suavité. La suavité n’est pas le principal caractère du Concert spirituel, mais on a succombé nous aussi.
Gérard Pangon
 
Cathédrale Saint-Louis des Invalides 10 mars 2020 (Photo © DR)

vendredi 21 février 2020 à 01h12
A l’Opéra Comique, nouvelle production et 1694ème représentation de La Dame blanche de François-Adrien Boieldieu, quatrième ouvrage le plus joué dans la maison après Carmen, Manon et Mignon. Créé un demi-siècle avant Carmen, mais son antipode justement, pour ne pas dire son antidote : tout ici est souriant et bien pensant, en phase avec le lieu et l’époque - et même d’actualité, puisque le livret de Scribe d’après Walter Scott (à la mode du temps lui aussi) glorifie, un an après le couronnement de Charles X, la « restauration » d’une famille exilée. Quant à la musique, troussée en trois semaines (pour remplacer une création d’Auber) par un Boieldieu au faîte de son savoir-faire, elle rossinise beaucoup (les deux hommes étaient voisins, et pas seulement par l’adresse), mais rend habilement hommage aux grands anciens, à commencer par Grétry. Wagner lui-même la louait, alors que Berlioz y voyait plus cyniquement une machine à cash. Mais que faire de cette « Gentille dame » (un des nombreux tubes de l’œuvre), si proche de son public qu’on y assiste même, cent-vingt-six ans avant le Rake’s Progress de Stravinsky, à une vente aux enchères « en temps réel », point culminant d’une intrigue où l’argent et la propriété (XIXème siècle, siècle bourgeois) sont des motifs récurrents ? Rien de plus que ce qu’elle est, démontre la metteur en scène Pauline Bruneau - dont La Bohème, notre jeunesse restait déjà sur la même scène (voir ici) au plus proche de l’imagerie puccinienne. Pas de transposition donc (une forme d’originalité de nos jours), mais des effets vidéo bien placés (apparitions et disparitions de cette Dame blanche qui est en l’occurrence un faux fantôme) et quelques clins d’œil dans le jeu d’acteurs pour faire passer des dialogues parlés qui, eux, ont fait leur temps. Une troupe musicalement haut de gamme, où le ténor Philippe Talbot et la soprano Elsa Benoit (une formidable Française détachée à l’Opéra de Munich) se jouent des acrobaties vocales à eux demandées, dirigée avec l’élégance requise par le très doué Julien Leroy. Ovations pour tous aux saluts : cette si convenable Dame blanche serait-elle aussi de notre temps ?
François Lafon 

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 1er mars (Photo © Christophe Raynaud de Lage)

Moment fort du Festival Présences à la Philharmonie de Paris : Written on skin de George Benjamin – invité de l’année (voir ici) – dirigé par lui-même. Dans Musikzen (voir ) à propos de la création (mise en scène de Katie Mitchell) : « Prochain test : une autre équipe, une autre vision. Si l’ouvrage en sort victorieux, il sera un classique ». Mieux encore ce soir : l’ouvrage, est donné en version de concert comme un pilier du répertoire, sa structure même (répliques à la troisième personne, inclusion des didascalies dans le dialogue) se prêtant idéalement au jeu. Pas tout à fait en concert d’ailleurs : discrètement mis en espace par Dan Ayling, il révèle une autre dimension, l’intimisme. Un couple – le Protecteur (c’est tout dire) et son épouse l’innocente et illettrée Agnès -, trois anges dont l’un va sortir du groupe pour devenir « le Garçon », enlumineur (qui « écrit sur la peau » - le parchemin) et révélateur de la femme à elle-même au risque de sa propre vie, nous font voyager immobiles du Moyen-Age provençal à notre temps pour une nouvelle variation sur le thème du « Cœur mangé », motif shakespearien que le « texteur » Martin Crimp (il n’aime pas le terme librettiste) pare de sa prose inimitable mixant l’ailleurs et le quotidien et dont Benjamin magnifie l’étrangeté avec une violence et une délicatesse qui font de lui l’héritier de Debussy et de Britten. Plateau superbe et renouvelé, Georgia Jarman remplaçant – comme elle l’avait fait à Lyon dans Lessons in Love and Violence des mêmes auteurs (voir ) - la créatrice Barbara Hannigan, entouré du contre-ténor Tim Mead (le Garçon) et du baryton Ross Ramgobin (le Protecteur), Philharmonique de Radio France - augmenté d’une viole de gambe et d’un harmonica de verre - applaudissant en connaisseur le chef-compositeur aux saluts. Avant le concert : rencontre publique avec Crimp et Benjamin. Savoureux dialogue dans un français imaginatif ("Entre nous, nous sommes sucrés", dit Benjamin) sur une collaboration que le présentateur Arnaud Merlin compare à celles de Mozart et Da Ponte ou de Strauss et Hofmannsthal (sourire des intéressés), d’où il ressort que sur les références littéraires (Walter Benjamin), picturales (Klee), psychanalytiques et symboliques dont les commentateurs ont fait leur miel depuis la création de l’ouvrage en 2012, prend le pas pour les créateurs le  souci  de rester clair, d’éviter tout didactisme, de ne pas faire ce qui est attendu, de mettre les chanteurs vocalement à l’aise (rare dans l’opéra contemporain) et de ne pas surligner les affects. Mozart et Da Ponte ne les auraient certainement pas désavoués. 
François Lafon 

Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, 14 février - 30ème Festival Présences, jusqu’au 16 février - Disponible sur www.francemusique.fr (Photo © Chris Christodoulou)

vendredi 14 février 2020 à 20h03
Créé au printemps 1995 à Berkeley (Californie) et repris dans la foulée en France, à la Maison de la Culture de Bobigny (Seine-Saint-Denis), le troisième ouvrage lyrique du compositeur américain surprit quelque peu à l’époque. Ni opéra ni comédie musicale, I Was looking at the ceiling and then I saw the sky lorgnait en réalité du côté du rock, comme Gershwin et Weill, cinquante ans plus tôt, intégraient le langage populaire de leur époque. Repris un quart de siècle plus tard par l’Opéra de Lyon, l’ouvrage s’est plutôt bonifié et les « louables » intentions du livret, écrit par June Jordan, qui évoquait – pas toujours avec finesse, il est vrai – à la fois les brutalités policières, le racisme, l’émigration et les problème sociaux, à l’aune du tremblement de terre de Los Angeles, en 1994, trouvent hélas encore des correspondances avec le monde actuel. S’appuyant sur son « ressenti d’immigré », le metteur en scène d’origine roumaine Eugen Jebeleanu offre une interprétation d’une lisibilité immédiate – ce qui n’était pas le cas pour les spectateurs de la création, plongés dans un spectacle sombre et d’une gravité pesante, avec en outre des personnages dédoublés par des danseurs (…).
L’homme de spectacle joue à fond la carte musicale : il épouse le rythme soutenu de la partition, renouvelant la scénographie pour chacune des chansons (au total, vingt-trois), à partir de la scène sur le devant, et des trois pièces d’un appartement éclaté au-dessus de l’orchestre. Deux guitaristes, un batteur, un saxophoniste, une clarinettiste, un contrebassiste et trois claviers, dont deux synthétiseurs et un piano : l’ensemble instrumental et les solistes du Studio de l’Opéra de Lyon swinguent avec une justesse et une clarté sonore grisantes sous la baguette de Vincent Renaud. Nul temps mort pour cette partition destinée avant tout – et surtout ! – à des chanteurs et comédiens familiers de la pop, de la soul et du jazz.
Il n’empêche que la partition gagnerait à être allégée d’une bonne vingtaine de minutes, sur une durée originale d’une heure cinquante : La poétesse a voulu « trop bien faire » et le musicien a beau fourbir une grande variété de numéros, plusieurs frisent le cliché. Et ce n’est peut-être pas un hasard si le premier enregistrement de cet ouvrage, sous la baguette du compositeur, opérait une sélection, passant de vingt-trois à quinze numéros… Mais qu’importe, car la palme revient sans hésiter à la formidable équipe vocale réunie pour l’occasion, féminine, avec Axelle Fanyo (Leila), Clémence Poussin (Consuelo) et Louise Kuyvenhoven (Tiffany) et masculine, avec Alban Zachary Legos, Aaron O’Hare et Christian Joel.   
 
   Franck Mallet

Le 13 février 2020, à Lyon 4e, Théâtre de la Croix-Rousse (Photo © Opéra de Lyon-Blandine Soulage)

Prochaines représentations : 15, 16, 18, 19, 20, 22 et 23 février, Théâtre de la Croix-Rousse, Lyon, 4e

Ouverture à l’Auditorium de Radio France du 30ème festival Présences, consacré cette année à Sir George Benjamin, lequel fête son 60ème anniversaire. Pas d’autre trace de numérologie dans ce programme confrontant en dix journées quatre-vingt-deux œuvres de cinquante-sept compositeurs, parmi lesquelles une douzaine de Benjamin lui-même, à commencer par les deux premiers des trois ouvrages lyriques qui ont achevé de consacrer celui que son maître Olivier Messiaen appelait "le Petit Mozart anglais" : Into the Little Hill (2006) et Written on skin (2012). Une ombre opératique qui plane sur ce premier concert, qu’il dirige lui-même à la tête de l’Orchestre National. Son Palimpsests, dédié à Pierre Boulez en 2002, installe déjà une atmosphère théâtrale, une superposition d’atmosphères faisant sens à la manière de ces textes accumulées au moyen-âge sur des parchemins plusieurs fois réutilisées, et dont les bribes forment de véritables cadavres exquis. Avant cela la Toccata efflorescente de la compositrice franco-suisse Claire-Mélanie Sinnhuber fait valoir (c’est son rôle de toccata) la pianiste Vanessa Benelli Mosel, que l’on aura entendue en première partie dans un autre moment de théâtre crypté, le concerto Duet de Benjamin (2008), réflexion sur l’incompatibilité pourtant si compatible du piano et de l’orchestre (les sons du premier mourant sitôt émis tandis que le second remplit durablement l’espace), lui-même mis en regard d’un autre concerto paradoxal pour piano: Left, Alone (plusieurs traductions possibles) du Danois Hans Abrahamsen, morceau de bravoure pour main gauche et orchestre joué avec autorité par son dédicataire Alexandre Tharaud. Mais de ce programme soigné, c’est bien la pièce d’ouverture, Ravel à son âme de Gérard Pesson (2013) qui éveille le mieux l’imagination de l’auditeur, six minutes de bonheur au cours desquelles des envolées d’orchestre que l’on jurerait ravéliennes débouchent sur des paysages inattendus peuplés de chants d’oiseaux et de boites à musique échappées de la chambre de L'Enfant (et les sortilèges),  palimpseste là encore en forme de tombeau du grand Maurice, où l’on se prend déjà à rêver que Benjamin-chef et le National se retrouvent plus souvent. 
François Lafon 

Festival Présences, Maison de Radio France, Philharmonie de Paris, du 7 au 16 février. Concerts en direct sur France Musique, disponibles en www.francemusique.fr (Photo © Christophe Abramowitz)

Ah si Louis XIV avait pu imaginer ça ! L’insolence de la clarinette dans le Trio de Beethoven, les tourments romantiques de Brahms, les hésitations de Schubert, voilà sans doute qui l’aurait fait sauter au plafond, lui qui était plutôt habitué aux musiques plus policées. Dans le Grand Salon de l’Hôtel des Invalides, le Roi-Soleil n’est pas au plafond mais au mur, et c’est sous son portrait (une copie du célèbre tableau par Hyacinthe Rigaud), que Beethoven, Brahms et Schubert se sont succédés avec des musiciens venus de France ou de Corée, réunis pour l’occasion. Dans un contexte où la complicité n’est pas évidente, les interprètes jouent plutôt à l’énergie, ce qui donne parfois des climax ébouriffants. Dans le Trio n°3 de Brahms, en revanche, Akiko Nanashima, Philippe Muller et Jacques Gauthier, qui ont déjà joué ensemble, régalent par leurs sonorités très « brahmsiennes » fougueuses ou mélancoliques, et leur façon d’évoluer dans les méandres du plus difficile des Trios de Brahms. En clôture de ce concert, une Truite de Schubert, quintette irrésistible, où se distingue, au violoncelle, le Coréen Young-Chang Cho.
Gérard Pangon
 
Paris - Hôtel des Invalides 3 février (Photo : les interprètes de Brahms © DR)

dimanche 2 février 2020 à 19h34
Paris, salle Gaveau : Orphée en quête de son Eurydice chante son désespoir et laisse couler ses larmes. Pour l’accompagner dans sa douleur, ils sont une petite vingtaine, issus de deux ensembles complices, A nocte temporis et Vox Luminis, qui après leur magnifique enregistrement tout juste paru (voir ici) donnent vie à la musique de Marc-Antoine Charpentier. Sur scène, leur connivence est palpable, ils échangent des regards, des sourires, des gestes furtifs : Louis Creac’h au violon et Myriam Rignol à la viole se lancent un coup d’œil et soulignent d’un petit coup d’archet leur bonheur d’avoir franchi un passage délicat ; Reinoud van Mechelen (Orphée) et Lionel Meunier (Apollon), les deux chefs de bande, se regardent dans les yeux pour sceller leur complicité vocale. Entre les deux pièces de Marc-Antoine Charpentier, Orphée descendant aux Enfers, en forme d’élégie pour trois voix, et La Descente d’Orphée aux Enfers, un opéra de chambre, les musiciens interprètent la Sonate a huit du même, petit bijou de la musique instrumentale baroque. Cette suite à la française aux parfums italiens jongle avec les timbres des huit instruments, les fait jouer tous ensemble, puis associe les flûtes et les violons ou laisse à la viole une belle partie de soliste ou donne au théorbe un rôle prépondérant. C’est un jeu de cache-cache ou de colin-maillard, parsemé de retrouvailles et de chassés-croisés, où se mêlent confidences et instants de partage avec, à l’évidence, le plaisir, ô combien communicatif, de jouer tous ensemble.
Gérard Pangon
 
Paris, salle Gaveau 30 janvier (Photo : L. Meunier © Robert Buckland et R. Van Mechelen © Senne Van der Ven)
 
Création parisienne à l’Athénée – huit jours après la création mondiale à Compiègne – des Bains Macabres, opéra comique d’Olivier Bleys (livret) et Guillaume Connesson (musique). Un opéra comique en guise de premier ouvrage lyrique, rien que de logique de la part de ce dernier, souvent qualifié de « néo » par les gardiens du temple (néo-)Darmstadtien. Du néo- actualisé tout de même que cette fantaisie fantastico-policière, où l’on file la romance avec les morts via Internet, et où l’on utilise des baignoires magiques pour passer d’un monde à l’autre, subterfuge que n’auraient désavoué ni Cocteau ni Fellini. Pas d’effets Ircam bien sûr pour repousser les frontières de l’impossible, mais une « formation Mozart » (les excellentes Frivolités Parisiennes) enchaînant airs, duos, trios et chœurs, avec dialogues parlés comme au bon vieux temps. Une musique savante et volontiers volubile – orchestration riche « à la française » et ligne de chant empruntant à Debussy autant qu’à Messager -, alternant (et même superposant) le bouffe et le sérieux, parsemée de « à la manière de… », amadouant le texte de Bleys à la fois quotidien et savamment contourné (clin d’œil, là aussi, aux librettistes du passé ?). Tout cela mis en scène par Florent Siaud entre Meliès et Branquignols, bonne farce pas si drôle donnant le ton de ces bien nommés « Bains Terminus » où se frôlent l’en-deçà et l’au-delà sous la houlette d’un directeur plutôt occupé à harceler (#Me Too ?) sa jolie donneuse de soins. Plateau impeccable et monté sur ressorts mené par le couple Sandrine Buendia - Romain Dayez en amoureux inter-mondes, chœur Les Eléments ajoutant au sérieux de l’entreprise, direction elle aussi « label-qualité » d’Arie Van Beek. 
François Lafon 

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 6 février. Le 15 février au Théâtre à l’Italienne de Saint-Dizier (Photo © Nicolas Descoteaux)
 
Enclave lyrique dans la programmation désormais éclectique du Châtelet : Saul de Handel mis en scène par Barrie Kosky, créé au festival de Glyndebourne 2015. Un spectacle précédé d’une plus que flatteuse réputation, passé par Houston (Texas) et Adelaïde (Australie) et filmé en 2016 (DVD Opus Arte). Une escale parisienne inespérée donc, en attendant (dans quel théâtre ?) une reprise des Boréades de Rameau (voir ici), merveille plus aboutie encore et relevant de la même esthétique (Kosky est volontiers inattendu : cf le récent Prince Igor à l’Opéra Bastille – voir ). Une gageure a priori que cet oratorio, même si le propos (la jalousie morbide du roi d’Israël vis-à-vis du jeune David qui sera son successeur, cercle affectif infernal incluant les deux filles de Saül et son fils Jonathan, ami de cœur de David) et le style musical (séquences rapides, structure plus souple que l’alternance air - récitatif) se prêtent davantage à la scène que bien des opéras du même Handel. Un tour de force tout de même, ponctué d’images folles (l’orgue de chambre jaillissant d’un champ de chandelles) et de grands moments de théâtre, telle l’invocation shakespearienne (on pense à Macbeth) de l’esprit du prophète Samuel prédisant la mort de Saül et de Jonathan. Formidable direction d’acteurs, génie des groupes et des mouvements, chœurs et danseurs mêlés peuplant un espace vide alla Peter Brook, sable noir au sol et double table géante où l’on festoie et se torture. Plateau mené par le grandiose baryton Christopher Purves (anthologiques « I am the king » à la fin du deuxième acte !) et le faussement frêle contre-ténor Christopher Ainslie - tous deux de la distribution originelle -, duo féminin équilibré (Karina Gauvin la méchante soeur, Anna Devin la gentille), autre duo on the edge (David Shaw remplaçant au pied levé Benjamin Hulett en Jonathan et le choriste Daniel Mullaney prêtant sa voix en play back au fellinien Stuart Jackson, aphone ce soir), chœur impeccable formé pour l’occasion et Talens Lyriques à la hauteur de leur réputation, sans Christophe Rousset mais avec le très haendelien Laurence Cummings dosant savamment la noblesse du genre et l’hystérie du sujet.
François Lafon 

Châtelet, Paris, jusqu’au 31 janvier (Photo © Patrick Berger)

9ème Biennale de quatuors à cordes à la Cité de la Musique/Philharmonie de Paris. Fil rouge : Beethoven, 250ème anniversaire oblige. Passage de relais ce soir, avec le déjà aguerri Quatuor Goldmund (Amphithéâtre) et le désormais historique Quatuor Danel (Grande salle de la Cité).  Pas de Beethoven pour le premier, mais Haydn (prospectif Quatuor op. 76, au célèbre "Largo") et Mendelssohn (Quatuor n° 6 op. 80, écrit sous le coup de la disparition de sa sœur Fanny) reliés par l’habile Smile of the Flamboyant Wings, inspiré à Dobrinka Tabakova (née en 1980) par le tableau de Joan Miro. Sûreté rythmique, souplesse stylistique, sonorité d’ensemble travaillée, déchaînement d’énergie, fût-elle du désespoir (Mendelssohn) : beau succès à l’applaudimètre pour cette formation adoubée par un nombre impressionnant de grands aînés. Plus uniment sombres les Danel, avec le 8ème Quatuor de Chostakovitch (« Aux victimes du fascisme et de la guerre », suivez son regard…) et le 14ème de Beethoven, « éléments volés de-ci de-là et recollés ensemble » débouchant sur de prémonitoires rapprochements, tous deux précédés du 4ème Quatuor de Pascal Dusapin (créé en 1997 par les Prazak), impressions funambulesques sur un passage de Samuel Beckett (« Un va-et-vient allait de plus en plus vite, puis s’arrêtait. Bientôt son corps serait tranquille, bientôt il serait libre » - Murphy). Choc accentué des humeurs dans Beethoven, expressivité maximale (surjouée presque) dans Chostakovitch (une spécialité, cf. leur intégrale discographique chez Alpha), Dusapin rejoignant ce dernier par son maniement (beckettien) de l’ironie qui fait mal. Le passage de relais - pluriel - intervient à la fin, quand Raphaël Paratore, violoncelliste du Quatuor Goldmund, se joint aux Danel pour l’"Adagio" du Quintette en ut de Schubert (un des compositeurs favoris de… Beckett), jouant l’instrument (pas encore verni) construit en public durant la Biennale par le CLAC (Collectif de Lutherie et d’Archèterie Contemporaines), et qui sera étrenné deux ans durant par le jeune Dimitri Berlinski, petit-fils du fondateur de l’illustre Quatuor Borodine. Un "Adagio" en suspension, plus lent encore que ne le jouait le non moins illustre Quatuor Amadeus, parrain des Danel. Ultime passage de relais ? 
François Lafon 

9ème Biennale de quatuors à cordes – Cité de la Musique/Philharmonie de paris, jusqu’au 19 janvier (Photo : Quatuor Goldmund © Gregor Hohenberg)


jeudi 9 janvier 2020 à 22h25
Premier événement 2020 dans... le parking du Centre Pompidou avec Fosse, « spectacle en continu » signé Christian Boltanski, Jean Kalman et Franck Krawczyk, co-production Opéra Comique/Beaubourg. Une suite à Pleine Nuit (2016 - chantier de la salle Favart) reprenant les trois mêmes règles : ni début ni fin, espace déterminant le livret, public déambulant à sa guise, faisant écho cette fois à la spectaculaire exposition Christian Boltanski - Faire son temps à la Galerie 1 du Centre. Lumières savamment parcimonieuses (Kalman), installation énigmatique (Boltanski), musique éclatée (Krawczyk) jouée en direct par treize violoncellistes (dont Sonia Wieder-Atherton), six pianistes, deux percussionnistes, un guitariste et le Chœur Accentus avec la soprano Karen Vourc’h. Atmosphère de mélodie en sous-sol, mondaine au demeurant, les cinq-cents spectateurs continuant leurs conversations tout en découvrant que l’endroit est hanté, que les quelques voitures bâchées aux phares-projecteurs ont de fantomatiques occupants voilés de tulle, que les box de côté sont eux aussi habités et qu’à la musique peut venir se mêler la sirène d’alarme. « Tel Dante ou Orphée, le visiteur erre dans un lieu indéterminé, immergé dans ce qui se passe au-dessous, sous la surface, sous la scène, déplaçant l’enjeu sur ce qui ordinairement tend à être dissimulé », explique le programme. Impression en effet de « jeu de l’envers », où l’oreille cherche machinalement à réunir les éléments musicaux, où l’on a la sensation d’entrer dans une fable dont on ne saisit pas les fins dernières, voire – si l’on a visité l’exposition – de faire partie d’un Boltanski, structures-prise de conscience des duretés du monde. Chapeau aux musiciens emmitouflés (il ne fait pas chaud au sous-sol) enchantant l’espace des harmonies à la fois melliflues et anxiogènes qui prolongent le théâtre d’images boltanskien.  
François Lafon 

Fosse, Centre Georges Pompidou, Paris, les 10 et 11 janvier de 19h à 22h, 12 janvier de 17h à 20h (Spectacle en continu, durée de chaque cycle musical : 50 minutes) (Photo © Hervé Véronèse-Centre Pompidou)

vendredi 13 décembre 2019 à 01h03
A l’Opéra Comique, reprise dix ans après d’un succès maison : Fortunio d’André Messager dans la mise en scène de Denis Podalydès et sous la baguette de Louis Langrée, avec une distribution (presque) entièrement renouvelée. Un spectacle indémodable à force d’être classique, si ce n’est que le sociétaire Podalydès, qui connait ses classiques et en particulier Le Chandelier d’Alfred de Musset d’où l’ouvrage est tiré, a tenté de retrouver, sous l’aimable musique de Messager et le livret mélancolico-boulevardier des rois du boulevard Caillavet et Flers, un peu du sourire  douloureux qui est la signature de Musset. Il a pensé aussi (déclare-t-il) au cinéma de Jean Renoir et de Max Ophuls, dont cette histoire de timide clerc de notaire amoureux de la femme de son patron, que celle-ci et le militaire qui la courtise vont utiliser comme "chandelier" (on dirait aujourd’hui "fusible") vis-à-vis du mari jaloux, sort revigorée. Revigorée aussi par Langrée et l’Orchestre des Champs-Elysées la « conversation en musique » - ou « comédie lyrique », créée in loco en 1907 - que Messager, roi de l’opérette raffinée mais aussi grand chef « sérieux », a parsemée de fugaces évocations sans abdiquer son sens de l’air que l’on retient et du rythme qui vous obsède. Avec Jean-Sébastien Bou, toujours savoureux en séducteur trop sûr de lui, les nouveaux venus Cyrille Dubois et Anne-Catherine Gillet forment le trio dont Langrée a dû longtemps rêver, depuis ses premières armes dans l’œuvre en… 1987 sous la houlette de John Eliot Gardiner (Lyon – CD Erato). Acclamations d’une salle pleine, bravant la grève des transports et les intempéries. 
François Lafon 

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 22 décembre. Diffusion ultérieure en différé sur France Musique (Photo © Stéphane Brion)

jeudi 5 décembre 2019 à 11h39
A chaque stage du Jeune Orchestre de l’Abbaye, qui rassemble à Saintes des étudiants en dernière année d’un conservatoire, le défi est de taille : une semaine pour travailler une œuvre, avant de la donner en concert. Cette fois-ci, c’était Un Requiem allemand de Brahms, sous la direction de Raphaël Pichon, avec la Maîtrise de Notre-Dame de Paris, le jeune chœur de Paris, et un concert de clôture à La Seine musicale à Boulogne-Billancourt. D’emblée, on sent, chez Raphaël Pichon, sa passion pour les voix : il les dirige comme s’il les sculptait, à mains nues, penché vers les choristes, avec un moment de silence avant et après chaque partie, comme sil voulait suspendre le temps. Le chœur déploie ainsi avec ferveur les sonorités funèbres de ce Requiem poignant dont les ténors et les basses accentuent la gravité. Parmi les musiciens de l’orchestre, quelques pupitres semblent parfois ne pas parvenir à la sérénité (les bois par exemple), mais, dans cette partition difficile, le Jeune Orchestre se montre à son avantage, même si certaines respirations auraient pu gagner en clarté. Quant aux solistes, ils illuminent cette interprétation de leur talent : Edwin Fardini est un baryton au phrasé d’une grande finesse, capable de puissance et de nuances ; Jeanine de Bique, avec son timbre magnifique, susurre les inquiétudes de Brahms d’une manière prenante. L’ovation finale et les sourires des musiciens en train de se photographier sur scène montrent que le pari a été gagné.
Gérard Pangon
 
La Seine musicale 2 décembre. (Photo © DR)
 
Grand amateur d’opéra au point d’en parsemer tous ses films, l'Américain James Gray réalise ici sa première mise en scène lyrique. Dès l’ouverture, le tempo est donné : incisif, rapide, pétillant, coloré rendant parfaitement l’agitation et l’esprit de cette folle journée qui oscille entre la comédie, le drame et la colère. En suivant à la lettre les intentions dramatiques du livret de Da Ponte sans jamais y imprimer ses propres mécanismes, James Gray réussit une mise en scène limpide, animée jamais ennuyeuse. Par le soin qu’il attache aux gestes et aux attitudes de chaque chanteur il met en lumière l’enjouement et la sincérité de Susanne et de Figaro, la mélancolie et la détresse de la Comtesse, la raideur et la jalousie du Comte comme son mépris des paysans, la rouerie de Basilio…
La distribution vocale parfaitement homogène place cette production des Noces de Figaro au rang des meilleures : la ligne de chant de Stéphane Degout traduit remarquablement la noblesse et la grandeur, même dans les situations où Almaviva se couvre de honte c’est à dire quasiment en permanence. Ses prestations scénique et vocale dominent l’ensemble d’une distribution brillante au sein de laquelle Robert Gleadow, Figaro aussi enjoué que rusé et Anna Aglatova, Susanne espiègle et vive au timbre chaleureux, affichent leur joie de chanter d’un bout à l’autre de l’opéra. Et l’état psychologique dans lequel se trouve chaque personnage est traduit avec acuité par Paolo Zanzu qui improvise au pianoforte.
Dans le foisonnement des ensembles et des passages d’orchestre seul, Jérémie Rhorer excelle : son discours respire toujours, même dans l’effervescence, et le mouvement qu’il imprime cette œuvre ne faiblit pas d’un bout à l’autre. La justesse de sa direction nous entraîne dans les méandres de l’émotion pure.
François Piatier
 
Paris Théâtre des Champ-Elysées, 1er décembre 2019 (Photo © Vincent Pontet)
 
3, 5, 7 et 8 décembre 2019 au Théâtre des Champs-Élysées (Paris)
Du 31 janvier au 9 février 2020 à l'Opéra national de Lorraine (Nancy)
Retransmission au MK2 Bibliothèque, MK2 Quai de Loire et MK2 Odéon le 6 décembre à 20h
Diffusion sur France 5 le samedi 14 décembre 2019 à 22h30
Diffusion sur France Musique le samedi 28 décembre à 20h
 
Entrée au répertoire de l’Opéra de Paris (Bastille) du Prince Igor de Borodine, pas entendu dans la maison (Garnier) depuis la grande tournée du Bolchoï de Moscou en 1969. A chaque production « sa » version de cet opéra inachevé dont Glazounov a comblé les manques et Rimski-Korsakov orchestré ce qu’il pensait devoir l’être, connu surtout pour ses "Danses Polovtsiennes" immortalisées par les Ballets Russes. Celle-ci est radicale : pas d’acte III (option communément admise : il n’est – presque – pas de Borodine) mais réapparition à l’acte IV d’un monologue… moussorgskien du Prince que Rimski n’a pas retenu, et déplacement de l’ouverture (reportée par Glazounov à qui Borodine l’avait jouée au piano) entre les actes II et IV. Mais surtout radicalité de la mise en scène de Barrie Kosky pour ses débuts in loco : de cet ouvrage-manifeste du slavophile Groupe des Cinq (dont Borodine était membre) inspiré d’une épopée nationale (Dit de la campagne d’Igor - 1185) où s’affrontent l’Est et l’Ouest, il fait une réflexion sur la guerre, le déracinement, les réactions d’un peuple dont le chef a failli. « La captivité est pire que la mort, sachant qu’on est la cause de tout », chante Igor, ce à quoi Kosky ajoute : « Que pourra-t-il faire une fois revenu chez lui ? » Plus grand-chose d’un sauveur de la patrie chez cet homme seul pris d’épilepsie à l’idée de partir en guerre, capturé et humilié par les nomades polovtsiens semant la ruine sur leur passage, et qui reviendra tel un clochard beckettien sur un tronçon d’autoroute après avoir assisté du fond de sa prison de béton modèle KGB à des "Danses polovtsiennes" évoquant Le Sacre du printemps dans La Maison des morts (chorégraphie Otto Pichler). Sifflets (mais aussi applaudissements) nourris de la part d’un public pourtant habitué à Tcherniakov et Warlikowski, auxquels Kosky semble rendre hommage en très doué Fregoli de la mise en scène qu’il est.  Triomphe unanime en revanche pour les voix (superbe plateau de basses, avec Ildar Abdrazakov très investi dans le rôle-titre) et mention spéciale pour la toujours stupéfiante Anita Rachvelishvili en princesse barbare aux graves abyssaux filant un amour forcément compliqué avec le fils du Prince (excellent ténor Pavel Cernoch), sans oublier la non moins valeureuse Elena Stikhina en épouse héroïque. Succès aussi pour Philippe Jordan décidément chez lui dans ce répertoire (écoutez ses Symphonies de Tchaïkovski – voir ici), donnant une salutaire unité à cette musique sporadiquement inspirée à la tête d’un orchestre et d’un chœur au meilleur de leur forme. 
François Lafon 

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 26 décembre. En direct au cinéma, sur Mezzo et Culture Box le 17 décembre, en différé le 25 janvier sur France Musique et ultérieurement sur France Télévisions (Photo © Agathe Poupeney / OnP)

mercredi 27 novembre 2019 à 14h46
Soirée Ravel à la Philharmonie de Paris. En point d’orgue, les Tableaux d’une exposition de Moussorgski, dans une version révisée de 2019, partant de la partition d’origine orchestrée par Ravel en 1922, des annotations de Koussevitzky, le créateur de l’œuvre, et des éditions russes pour orchestre ou piano. En prime, la projection d’un film du pianiste Mikhail Rudy, créé à partir des dessins du peintre Vassili Kandinsky pour une mise en scène des Tableaux en 1928. Si le concert était superbe, cette animation n’a guère d’intérêt : Kandinsky a fait beaucoup mieux, et l’association de figures abstraites sur une musique descriptive frôle le contresens. En revanche, dans ce programme qui permet d’admirer les prodigieuses orchestrations de Ravel, les magnifiques couleurs de l’orchestre Les Siècles, dirigé par François-Xavier Roth, illuminent la soirée, en particulier dans Une barque sur l’océan, tout en nuances, et dans la Rapsodie espagnole, où les musiciens prennent un plaisir manifeste à alterner délicatesse et vigueur. Le sommet de ce concert, on le doit à Isabelle Druet : elle chante les trois poèmes de Shéhérazade de manière sublime, elle articule avec justesse, se joue des ruptures de tempo, évoque avec gourmandise les fééries orientales chères à Maurice Ravel.
Gérard Pangon
 
Philharmonie de Paris 26 novembre (Photo © DR)
 
Du Sanctus, daté de 1724, au Credo et à l’Agnus Dei, achevés un an avant sa mort, Bach a mis vingt-cinq ans avant d’assembler les différentes pièces de sa Messe en si. Ce puzzle impressionnant tient sa renommée du mystère qui entoure sa genèse, de sa durée (bien loin de celle d’une messe ordinaire), de la variété des timbres et des instruments utilisés, et, surtout, de la magnifique synthèse qu’il représente, comme si Bach avait rassemblé le meilleur de ce qu’il savait faire. L’aborder est pour les interprètes un immense défi : ils doivent être aussi bien jongleurs que coureurs de fond, méditatifs qu’expansifs. Dans une tournée-Messe en si qui l’a mené d’Utrecht à Moscou, tel un marathonien, l’Ensemble Vox Luminis faisait étape le 22 novembre à l’Eglise Saint-Roch à Paris. Petit effectif (trois voix par pupitre), recherche de la couleur et de l’émotion autour des mots, les chanteurs sont dans leur élément pour dérouler ce patchwork où les airs jubilatoires avec timbales et trompettes succèdent aux instants de recueillement. Duos, trios, chœurs à quatre voix, puis à cinq, instruments solistes ou orchestre au complet, les obstacles ne manquent pas. Tantôt les musiciens doivent jongler avec l’acoustique d’un lieu où les fugues parviennent parfois à s’échapper, tantôt ils doivent oublier que le cor n’est pas au mieux de sa forme, tantôt ils inventent un petit ballet afin de moduler les plans sonores. Mais les grands moments sont sublimes : au centre du Credo, Et incarnatus est est empreint d’une profondeur émouvante, comme le Crucifixus qui le suit ; dans l’Agnus Dei, le solo du contre-ténor atteint des sommets, l’Osanna vivace est réjouissant et le crescendo final totalement poignant. Basse parmi les basses, Lionel Meunier, comme toujours, dirige sans diriger, mais communique en ondulant son énergie et son humanité.
Gérard Pangon

Eglise Saint Roch Paris le 22 novembre (Photo © DR)

À l’occasion de l’installation du Studio Pierre Henry au Musée de la musique (voir ici), le premier des deux concerts consacrés au compositeur par la Philharmonie donnait en première audition parisienne son Carnet de Venise. Partition remisée aussitôt après son unique exécution lors de la Folle Journée de Nantes consacrée à la musique baroque italienne (24 janvier 2003), pour cause d’interdiction par l’un des chanteurs qui, à l’époque, n’avait pas apprécié que sa voix soit ainsi manipulée, ce carnet vénitien renaissait en public – l’interprète ayant enfin accepté… Cette « promenade dans Venise en compagnie de Monteverdi » révèle un aspect profondément méditatif de Pierre Henry, à l’écoute des bruits de la cité lacustre : ressac, glissement de câbles métalliques, bois frotté des barges et des gondoles, échos lointains des cloches des nombreuses églises glissant à la surface de l’eau, etc. Tout un univers sensible, recueilli et enregistré en compagnie de son assistante Bernadette Mangin, auquel s’ajoutent des voix d’enfants ainsi que des fragments de pages de Monteverdi – madrigaux, Couronnement de Poppée et Combat de Tancrède et Clorinde), que le compositeur a organisés en dix stations, de l’île de Torcello à l’Arsenal, en passant par San Giorgio Maggiore, La Fenice, San Marco, La Giudecca et le ghetto. Ici, le rythme se dilue dans l’espace, se fracasse contre la pierre, disparaît sous l’eau puis réapparaît, émoussé et transformé, tandis que le chant s’élève et retombe, imprégné et gémissant dans cette vaste chambre d’écho qu’est Venise, rendue supérieurement sonore et spectrale par l’écoute attentive et précieuse de Pierre Henry.
C’est Thierry Balasse, disciple et compositeur de musique électroacoustique, qui assurait la direction sonore de ce beau Carnet de Venise… que Pierre Henry aurait peut-être fait entendre avec plus de puissance au sein de la forêt de haut-parleurs. Un volume sonore qui, heureusement, se retrouvait au cours de la seconde partie du concert avec la reprise du spectacle chorégraphié par Hervé Robbe, en janvier 2016, pour cette même Cité de la musique. D’abord, les Jerks de la célèbre Messe pour le temps présent (1967) calqués sur la danse originelle de Béjart, pour le Festival d’Avignon. Un classique, intemporel de la musique (les jerks cosignés avec Michel Colombier), du disque « classique » et de la danse, d’autant plus rajeuni par la nouvelle promotion (2018-2021) des Étudiants de l’École supérieure du Centre national de la danse contemporaine d’Angers. Grand manipulateur et remixeur devant l’Éternel depuis son enthousiasmante 10ème Remix de 1988, Pierre Henry repassait une couche sur la Messe pour le temps présent devenue Grand Remix, à l’invitation d’Hervé Robbe, en 2015. Les Jerks électroniques se trouvent de nouveau propulsés sur scène, augmentés, accélérés et dopés de rythmes actuels, empruntés à la techno comme au style drum and bass – où les fréquences basses secouent avec le corps encore plus d’impact. Une danse pour laquelle le chorégraphe a saisi les moindres soubresauts d’un mouvement démultiplié, où le timbre agit comme un signal lumineux pour un nouvel échange entre les danseurs, une confrontation, une direction, un geste… Succès pour l’École d’Angers, de nouveau très applaudie pour ce spectacle, dont on peut toujours revoir celui de la création du 9 janvier 2016, sur le site de la Philharmonie (ici):
Franck Mallet

Paris – Cité de la musique, 20 novembre (Photo © Philharmonie de Paris)
Prochain concert 23 novembre, Cité de la musique, 20 h 30, création de la version symphonique de La Dixième Symphonie – Hommage à Beethoven par L’Orchestre philharmonique et le Chœur de Radio France, l’Orchestre du Conservatoire et le Jeune Chœur de Paris, direction Pascal Rophé, Bruno Mantovani et Marzena Diakun.
• Associée à Harmonia Mundi, la Philharmonie devrait faire paraître prochainement un enregistrement du Carnet de Venise, et Decca réédite le CD de la 10ème Symphonie remix.

A l’Auditorium de Radio France : première soirée de la finale « concerto » du Concours Long-Thibaud-Crespin 2019, cette année consacrée au piano. Jury de luxe - présidente Martha Argerich, directeur Bertrand Chamayou – six finalistes de quinze à trente ans (cinq garçons et une fille, où est la parité ?) dont deux Français, deux Japonais (dont un formé à Paris), une Russe et un Arménien jouant l’un des deux concertos qu’ils ont choisis eux-mêmes, après une épreuve solo mettant l’accent sur le répertoire français. Un choix qui est déjà une épreuve, révélant les personnalités et testant la faculté de chacun à montrer son meilleur profil. Ainsi le Français Clément Lefebvre - jeu intime, sûre musicalité, a priori plus solo que concerto - concourt-il dans le 1er (chronologiquement le 2ème) de Beethoven. Sans le jouer comme un hypothétique 28ème de Mozart (piège bien connu), il ne déchaîne pas non plus d’anachroniques foudres romantiques. Après lui, le Japonais Kenji Miura - beau son, riche tempérament, personnalité en devenir – paraît presque exubérant dans le 2ème (chronologiquement le 1er) de Chopin (cheval de bataille de la présidente Argerich). Keigo Mukawa, l’autre Japonais (élève de Frank Braley au Conservatoire National de Paris) - se dépense sans compter dans le 5ème Concerto « Egyptien » de Saint-Saëns (un succès du directeur Chamayou). A musique à effets, interprète sûr de ses effets : gros effet sur le public, ne présageant bien sûr en rien des décisions du jury. Idée fantasque : et si les oeuvres avaient été tirées au sort, si Lefebvre avait hérité du Saint-Saëns ou Mukawa du Beethoven ? Tous trois – en déjà grands professionnels – se sont en tout cas accommodés d’un Orchestre National scrupuleux mais dirigé sans finesse particulière par son chef assistant Jefko Sirvend. 
François Lafon 

Concours Long-Thibaud-Crespin 2019. - Palmarès 16 novembre en fin de soirée : www.long-thibaud-crespin.org › concours › piano-2019 (Photo : Kenji Miura © DR)


mardi 12 novembre 2019 à 23h08
Au théâtre Déjazet : Molly S., d’après Molly Sweeney de Brian Friel, mis en scène et joué par Julie Brochen. « D’après », c’est-à-dire que la structure en « monologues enchâssés » chère au dramaturge irlandais (la pièce a été montée à Paris par Jorge Lavelli jadis et Laurent Terzieff naguère) éclate pour devenir un étonnant « récit polyphonique » entraînant le spectateur dans la tempête sous un crâne telle qu’analysée par le neurologue Oliver Sacks (l’auteur de L’Homme qui… porté au théâtre par Peter Brook). Pas de décor mais quelques objets signifiants, un éclairage très travaillé évoquant la « lumière noire » pour entrer dans le monde d’une aveugle qui retrouve la vue et… voit chamboulé son univers physique, mental et sensoriel, mais surtout la partition parlée et chantée (via Britten, Vaughan Williams et même Beethoven) par les comédiens-chanteurs (le ténor Olivier Dumait et le baryton Ronan Nédélec) jouant l’époux de la patiente et l’ophtalmologiste qui lui rend la vue, soutenus par le pianiste Nikola Tako. Créé au théâtre Trévise en 2016 et remarqué lors du festival off d’Avignon l’année suivante, le spectacle tient l’affiche au Déjazet jusqu’au 30 novembre. Il serait bien dommage de le manquer. 
François Lafon 

Théâtre Déjazet, Paris, jusqu’au 30 novembre (Photo © DR)

mardi 5 novembre 2019 à 02h23
A l’Opéra-Comique : Ercole Amante de Francesco Cavalli. Un Hercule amoureux très politique qui n’est autre que le jeune Louis XIV, à qui Mazarin, pour le « remercier » d’avoir épousé l’infante espagnole Marie-Thérèse, a offert cet opéra - genre qui n’existait pas encore en France - commandé au plus illustre successeur de Monteverdi. Mais entre la commande et la réalisation (1660-1662), Mazarin est mort et Louis a oublié la reine dans les bras de Louise de La Vallière. L’ouvrage sera entrelardé de ballets signés Lully, dans lesquels le roi dansera en Apollon, le Soleil remplaçant l’historique « Hercule Gaulois » (force + éloquence = roi de France). L’ex-Florentin Lulli ne tirera pas moins les leçons de cet Ercole pariso-vénitien – où Cavalli n’abandonne pas son lyrisme personnel mais met en valeur « à la française » le texte… en italien -  lorsqu’il « inventera » la tragédie lyrique. En 1981, à Lyon puis à Paris (Châtelet), le metteur en scène Jean-Louis Martinoty avait joué la carte politique, piste que Valérie Lesort et Christian Hecq ont abandonnée pour ce nouveau spectacle, au prétexte que « Si nous nous engagions dans une lecture métaphorique, nous pouvions égarer une partie du public ». Ils ont surtout suivi leur pente personnelle, amorcée in loco dans Le Domino noir d’Auber (voir ici) et la formidable Petite balade aux enfers (repris cette saison – voir ) : un univers proche de la bande dessinée, à la fois littéral (Junon et son paon) et surréaliste (inénarrables « marionnettes habitées ») sans oublier les clins d’œil historico-humoristiques (les machines baroques repensées). On aimerait un peu plus d’animation encore, mais l’œuvre est longue, et la musique de Cavalli n’est jamais plus belle que quand elle plane. De celle-ci Raphaël Pichon et son Ensemble Pygmalion négocient superbement les pleins et les déliés, soutenant un mélange de « natures » et de très belles voix, telles la basse Nahuel di Pierro (Hercule) et la mezzo Anna Bonitatibus (Junon).   
François Lafon 

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 12 novembre - Versailles, Opéra Royal, les 23 et 24 novembre – En direct le 8 novembre sur Arte Concert, en différé ultérieurement sur France Musique (Photo © S. Brion)

jeudi 24 octobre 2019 à 14h02
Que  Saint-Louis des Invalides résonne des accents du cor ne surprend pas : les cuivres ont toute leur place au cœur d’un établissement militaire. En ouverture de concert, dans des extraits de Water Music, les cornistes de l’Orchestre de la Garde Républicaine font preuve de plus de nuance que de puissance, ce qui annonce bien un programme intitulé Echos de chasse, mais dont le côté chasseur fier à bras est gommé au profit de l’élégance. De l’élégance, Jean-Marc Luisada n’en manque pas : dans  l’ultime Concerto pour clavier de Haydn, le onzième en ré majeur, il égrène l’adagio avec délicatesse avant le tourbillon final du Rondo all’Ungarese. Son toucher est plus subtil encore dans le neuvième Concerto pour piano de Mozart, sous-titré Jeunehomme, à tort, d’ailleurs, car il a été écrit pour Victoire Jenamy, et ce sont les incertitudes de l’orthographe qui ont transformé son nom. Dans cette œuvre d’un Mozart de vingt-et-un an, Jean-Marc Luisada trouve un habile équilibre entre sagesse et frivolité, renforcé par une belle entente avec l’orchestre dirigé par François Boulanger, son complice déjà au Conservatoire National Supérieur de Paris il y a… quelques décennies. Au programme également, la Symphonie de chasse de François-Joseph Gossec, qui exhale tranquillement quelques parfums d’automne.
Gérard Pangon
 
Saint-Louis des Invalides 15 octobre (Photo © DR)
 
dimanche 20 octobre 2019 à 14h09
Epris de littérature russe, ce dont témoigne notamment son opéra Katia Kabanova (1921), Janacek compose en 1918 sa rhapsodie pour orchestre Tarass Boulba, d’après Gogol. Il s’est enthousiasmé à la lecture de son ouvrage glorifiant les indomptables cosaques et leur chef, et en tire cette rhapsodie en trois parties, son chef-d’œuvre orchestral. Il use d’un langage passionné et heurté pour décrire cette fresque, jusqu’à l’apothéose terminale sorte d’hymne, moins patriotique que spirituel, soutenu par l’orgue et les cloches. Cette page trop rarement donnée inaugurait le concert de l’Orchestre National de France, sous la baguette du chef tchèque Tomas Netopil. Suivait le troisième concerto pour piano de Bartok, sa dernière œuvre (1945). Plus qu’auparavant chez lui, règnent ici la clarté et la transparence, dès les premières notes du soliste, et en particulier dans l’Adagio religioso central, d’une sérénité intemporelle. Jean-Efflam Bavouzet interprète ce concerto avec un grand souci des nuances, des pianissimi à la limite du silence, en mimant en quelque sorte son déroulement, ses péripéties, ce que l’auditoire apprécie fortement. Après l’entracte, on se trouve en terrain plus familier : tout d’abord trois extraits du cycle Ma patrie de Smetana : Vysehrad, Vltava (La Moldau) et Sarka, dont le deuxième, rien d’étonnant, récolte à lui seul des applaudissements nourris. Inscrites au programme, les deux Danses slaves opus 46 n°1 et 8 de Dvorak sont perçues comme autant de bis, le concert prend ainsi fin dans une atmosphère festive.
Marc Vignal
 
Auditorium de Radio France, 16 octobre (Photo : Jean-Efflam Bavouzet © DR)

A la Philharmonie de Paris, l’Orchestre de Paris poursuit sa première saison sans chef attitré, passage en revue (paraît-il) des baguettes éligibles. C’est justement sans baguette que dirige François-Xavier Roth, maestro très occupé (Les Siècles, Cologne, Londres, bientôt l’Atelier lyrique de Tourcoing), enchaînant la Passacaille du jeune Anton Webern (forme ancienne mais déjà musique nouvelle) et les Quatre derniers Lieder de Richard Strauss (adieu au monde d’avant), suivis de Petrouchka de Stravinsky (ballet du futur, mélange des genres) : le XXème siècle – deux pas en avant, un pas en arrière. Guest star : la soprano norvégienne Lise Davidsen, à peine la trentaine et déjà la carrière internationale, suite à ses trois prix au concours Operalia de Placido Domingo. Une voix wagnérienne, comme pour rappeler que les Quatre derniers Lieder ont été créés par Kirsten Flagstad avant qu’Elisabeth Schwarzkopf n’en révèle d’autres aspects, plus intimistes. Après un Webern stylistiquement prudent, l’Orchestre y déploie ses plus riches couleurs, sans cependant conférer un supplément d’âme au chant plus athlétique que sensible de la diva. Dans la foulée, Roth ne retrouve que partiellement l'esprit du Petrouchka qu’il a enregistré avec Les Siècles, déjà la version originelle de 1911 et non la révision dégraissée de 1947 qui aurait peut-être été plus appropriée ici. En début de soirée, minute de silence à la mémoire de Jessye Norman : un silence profond, à la mesure d’une voix sans pareille.
François Lafon 

Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez, 16 octobre (Photo © DR)

Nouvelle session de master classes à l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille : le baryton Ludovic Tézier succède au chef Philippe Jordan. Salle bondée, beaucoup de jeunes (et de moins jeunes) prennent des notes. Pour les non-professionnels, l’exercice parle de lui-même, clé d’un monde auquel le public n’a généralement pas accès. « Je dois parler ? » demande Tézier, doté d’un humour frappant juste sous ses airs réservés. Il va poursuivre avec six chanteurs de l’Académie de l’Opéra accompagnés de leurs pianistes un étonnant dialogue commencé dans le secret des salles de répétition, où le non-dit et l’à peine esquissé côtoient « trucs » (selon ses termes) et très concrètes indications techniques. A Alexander York, baryton américain présentant l’air du Comte (acte 3) des Noces de Figaro : « Plus de texte, moins de voix ». A Kseniia Proshina, soprano russe techniquement parfaite dans « Caro nome » de Rigoletto (acte 1) : « Joli, nous sommes au bord d’aller plus loin. La justesse est dans la respiration, avant la note ». A Timothée Varon, baryton français surinterprétant l’air de Valentin de Faust (acte 1) : « Si tu n'essaie pas d'imaginer une note précédant le « ô » ... venu de nulle part qui commence le récitatif, rien ne viendra. Si tu ne débloques pas les genoux, non plus ». A Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, mezzo française passionnée dans l’air « des lettres » de Werther (acte 3) : « Attention au « trop ». Si tu es précise, l’émotion sera là ». A Andrea Cueva Molnar, soprano suisse et Ki Up Lee, ténor sud-coréen rivalisant de vitalité dans le duo « O Soave fanciulla » de La Bohème (acte 1) : « Gérez les sons ouverts et les sons fermés. N’aplatissez pas le sens, c’est une musique « de rien » mais qui est fantastique ». Tout cela menant habilement et en douceur ces six voix belles et « prêtes à l’emploi » à chercher la musique dans les mots et le sens dans les notes et à remettre en question les trompeuses évidences véhiculées par l’habitude. « Chanter, c’est un vrai travail, pour arriver à la simplicité », conclut Ludovic Tézier. Durée estimée  1h30. Durée effective : 2h50. C'est tout dire. 
François Lafon 

Opéra National de Paris – Amphithéâtre Bastille, 8 octobre (Photo © Cassandre Berthon)

lundi 7 octobre 2019 à 11h04
Guillaume Tell, l’ultime ouvrage lyrique de Rossini a décidément le vent en poupe, puisqu’à peine trois mois après Orange (voir ici), l’Opéra de Lyon affiche une nouvelle production confiée à l’Allemand Tobias Kratzer, inconnu en France mais habitué des scènes germaniques – son précédent spectacle étant le Tannhäuser de cet été, à Bayreuth. 
 
En revanche, sur scène, il s’agit de retrouver le baryton Nicola Alaimo, pour qui le rôle titre n’a plus de secret ; ici plus encore qu’à Orange, on goûte ses qualités. La capacité, les notes, certes, tout est là – mais en outre la dimension spirituelle du héros s’incarne dans une expression riche et subtile. Adieu folklore helvète, ses forêts, ses vaches et ses costumes folklo : nous sommes ici face à une immense photo noir et blanc des Alpes en fond de scène, qui va peu à peu s’obscurcir de coulées sombres au fur et à mesure des avancées de l’occupant habsbourgeois, jusqu’à devenir un « outrenoir » à la Pierre Soulages. D’un côté les Helvètes, sobrement vêtus… de noir et blanc, de l’autre, les mauvais garçons chargés de propager la terreur, en salopette beige tachée, croquenots et chapeaux ronds noirs – revisitant le look des « Droogs » d’Orange Mécanique. Le seul moment où la couleur apparaîtra, c’est à l’acte III, scène où les Suisses sont malmenés par l’envahisseur qui les oblige à se déshabiller pour endosser des costumes folkloriques aux couleurs criardes : l’une des images fortes de cette mise en scène épurée. 
 
Le metteur en scène, assisté de Demis Volpi pour la chorégraphie, maîtrise avec esprit les différents ballets, confiés à trois couples de danseurs, et sollicite avec efficacité le Chœur de l’Opéra, qu’il plie à une scénographie amplement renouvelée à chaque scène ; il s’en sort magnifiquement, d’autant plus que Rossini ne le ménage pas, lui non plus. En revanche, on apprécie moins l’affèterie qui fait mettre dans leurs mains des instruments de musique qu’ils transforment en pseudo arbalètes au moment du soulèvement ; mais il lui sera pardonné, car l’idée magique de Kratzer est d’avoir dédoublé le personnage du fils de Guillaume, Jemmy. D’un côté, la soprano Jennifer Courcier, de l’autre un figurant de la Maîtrise de l’Opéra (ce soir-là, Martin Falque), petit bonhomme dont la présence – l’omniprésence ! – ajoute une émotion incomparable au spectacle. Ce personnage sans parole volerait presque la vedette aux deux femmes qui l’entourent et le cajolent : Enkelejda Shkoza (Hedwige, sa mère) et Jane Archibald (Mathilde). Le ténor John Osborn (Contes d’Hoffmann à Lyon, en 2012) reprend le rôle écrasant d’Arnold, auquel il apporte une diction parfaite – même si, çà et là, la voix manque d’ampleur. Direction d’orchestre idoine de Daniele Rustioni, chef principal de l’Opéra de Lyon, qui fait respirer la partition en en magnifiant la dynamique. Chef et metteur en scène devraient d’ailleurs se retrouver prochainement, à Lyon, autour d’une trilogie Massenet (Thaïs, Hérodiade et Werther), ainsi qu’à Aix, avec de nouveau Rossini : Moïse, en 2023.
Franck Mallet
 
Lyon, Opéra, 5 octobre (Photo © Bertrand Stofleth)
Prochaines représentations : Lundi 7, mercredi 9, vendredi 11, dimanche 13, mardi 15 et Jeudi 17 octobre.
 
dimanche 29 septembre 2019 à 15h53
« Schumann poète » au festival de Royaumont, marathon type de la manifestation de début d’automne (26 concerts et spectacles, 4 week-ends du 7 septembre au 6 octobre) témoignant du travail de ruche développé à la Fondation-Abbaye par son directeur Francis Maréchal en quatre décennies d’(hyper)activité. Pour sa dernière saison in loco avant de poursuivre à Paris sa mise en valeur du piano romantique, Sylvie Brély, responsable du « programme Claviers », a vu grand, réunissant quatre superbes instruments d’époque restaurés par le facteur-collectionneur Edwin Beurk, fil rouge d’un programme de quatre concerts, autant de tentatives pour cerner l’incernable Schumann. But du parcours : la « Nuit musique de chambre », autour de l’expérimental Andante et Variations pour deux pianos, deux violoncelle et cor, matrice d’œuvrenon moins expérimentales tel l’Adagio et Allegro pour cor et piano, où brillent le pianiste Edoardo Torbianelli et I Giardini, en résidence à la Fondation, ensemble moderne s’essayant au jeu et aux instruments historiques. Une ascèse musicale de deux heures dans le grand réfectoire des moines bondé, préparé l’après-midi par trois programmes originaux :  mots et notes d’abord (Schumann a longtemps hésité entre musique et littérature) à travers un portrait parlé (la comédienne Sophie Launay) et joué (le pianiste Paulo Mereilles), plongée dans l’univers sonore (Weber, Schubert et Mendelssohn mais aussi Ries et Hummel) où Schumann est devenu Schumann par Luca Montebugnoli  au piano et son Ensemble Hexaméron, enfin – le plus audacieux -  « La vocalité au piano », aboutissement d’une recherche menée par la formidable pianiste Laura Fernandez Granero avec le Marie Soldat Ensemble, s’attachant aux influences croisées entre voix et instruments et prenant comme champ d’expérimentation Genoveva, l’unique opéra de Schumann, pour terminer avec une très parlante transcription pour clavier et cordes du bien connu Concerto pour piano. Une bonne partie du quotidien de Royaumont (cours, ateliers, interviews) est sur le web. Ne vous en privez pas. 
François Lafon 

Abbaye de Royaumont, Val d’Oise, 28 septembre (Photo : Laura Fernandez Granero © DR)

samedi 28 septembre 2019 à 01h51
Nouvelles Indes Galantes de Rameau à l’Opéra Bastille, premier ouvrage baroque sur la grande scène, tandis que le Palais Garnier affiche… La Traviata (voir ici). A l’origine (2017) : un court métrage sur la 3ème Scène (Web) de l’Opéra signé du jeune plasticien-vidéaste Clément Cogitore, où des danseurs de Krump (ghettos de Los Angeles) mettent littéralement le feu aux « Sauvages » (4ème « entrée » de l’opéra-ballet). L’idée : dans la mégapole occidentale mondialisée, plus besoin de se transporter aux Indes (nom de convention) pour rencontrer « les autres ». Mais ces Indes à domicile ne sont pas le pays de Cocagne dont rêvait le XVIIIème siècle, glorification de la domination française au-delà des mers. Relevant le défi de monter l’ouvrage entier, Cogitore remarque que pour l’homme des Lumières - maître de la connaissance en proie à un ennui métaphysique -, l’opéra-ballet était une « machine à divertir », mais que « le spectacle demeure hanté par la guerre, la souffrance et la mort ». Il y a bien sûr tout cela dans la musique de Rameau, mais aussi son contraire et bien d’autres choses encore, géniale cosmogonie sonore transcendant le faible livret de Fuzelier. Dans la fosse donc, la fête, sur scène la réalité, monde obscur où passent les très actuelles notions de « relecture décoloniale », d’« appropriation culturelle » et de « représentation du corps racialisé sur une scène institutionnelle ». Jusqu’à l’entracte (Prologue et deux premières entrées, « Le Turc généreux » et « Les Incas du Pérou »), l’équilibre tient à la chorégraphie de la grande prêtresse hip-hop Bintou Bembelé, qui montre (on le savait au moins depuis Les Paladins – 2004 – par Montalvo et Hervieux au Châtelet) que les énergies cumulées des danses de rue et des rythmes ramistes peuvent donner un résultat détonnant. Mais la seconde partie monte en puissance, plus inventive, plus ironique, jusqu’à la battle des « Sauvages » qui déclenche un tonnerre d’applaudissements comme on en entend peu à l’opéra, jusqu’aux rappels chorégraphiés (pendant la grande chacone!), où la standing ovation s’adresse aux artistes autant qu’à la façon dont ils viennent saluer. Il s’agit, il est vrai, du gotha actuel du chant baroque, affrontant victorieusement la vastitude du lieu sous la direction électrique de Leonardo Garcia Alarcon à la tête de sa Cappella Mediterranea : trio de dames (Sabine Devieilhe, Jodie Devos, Julie Fuchs), duo de ténors (Stanislas de Barbeyrac, Matthias Vidal), voix graves (Alexandre Duhamel, Edwin Crossley-Mercer) à égalité, Chœur de Chambre de Namur céleste dans l’Hymne au soleil, autre tube de l’ouvrage. 
François Lafon

(Photo © Little Shao / OnP)
 
Stravinsky et Prokofiev, Debussy et Ravel : programme pas commun pour la rentrée du Philharmonique de Radio-France à l’Auditorium de la Maison de la Radio.  Clou du concert : Nikolaï Lugansky affrontant le redoutable 2ème Concerto pour piano de Prokofiev, contemporain en date (1913) et en scandale du Sacre du Printemps. « Affronter » se révèle inadéquat dès le premier mouvement, où le pianiste ose – à juste titre – se souvenir de Rachmaninov là où nombre de ses confrères ne pensent qu’à faire table rase du passé. L’acrobatique cadence elle-même, sorte d’Himalaya pour les doigts, révèle des trésors de musicalité, et les grands emballements du scherzo, le rimski-korsakovien clin d’œil final à la musique populaire célèbrent eux aussi les noces de la tradition et de la modernité, formidablement coachés par Mikko Franck et un orchestre en grande forme. Ovation méritée, récompensée, en bis, par un ineffable Prélude en sol majeur de … Rachmaninov. Commencé par un test réussi du haut niveau de la Maîtrise maison (Quatre Chants paysans russes pour chœur de femmes et quatre cors :  les Soucoupes de Stravinsky - soucoupes au-dessus desquelles les Gitanes lisaient les lignes de la main), le concert marque un peu le pas après l’entracte avec la rare Damoiselle élue, envoi de Rome du jeune Debussy sur un texte du préraphaélite anglais Rossetti, mi-prémonition du futur Pelléas mi-tentative de concilier Wagner et Massenet, où l’orchestre et la Maîtrise sont dans leur élément mais dont les solistes (Emanuela Pascu et Melody Louledjian) peinent à se faire comprendre. Succès assuré enfin avec le Boléro de Ravel (prélude d’un cycle « minimalismes »), main de fer et gant de velours pour Franck et les solistes de l’orchestre, éclat de rire au bis, qui  se réduit à la modulation finale tant attendue, que l’on aura – chose rare – entendue deux fois.   
François Lafon 

Maison de Radio France, Auditorium, 20 septembre. Disponible 30 jours sur francemusique.fr (Photo © DR)

samedi 14 septembre 2019 à 00h49
Réouverture après deux ans de travaux du Châtelet (« Théâtre Municipal de Paris ») relooké et animé par Ruth Mackenzie et Thomas Lauriot dit Prévost, successeurs de Jean-Luc Choplin. Volonté de renouveau : « dynamique collaborative », « changer la relation entre le public et le théâtre », « s’inspirer de l’histoire du théâtre pour inventer des fruits nouveaux » sont à l’ordre du jour, comme pour rompre une bonne fois avec la politique de la ville au temps où – municipal vs national - le Châtelet se posait en (trop ?) élitiste concurrent de l’Opéra. Spectacle d’inauguration : Parade, hommage à Erik Satie débutant place de l’Hôtel de Ville avec un cortège mené par les Marionnettes géantes de Mozambique au son d’une armée de tambours, se poursuivant partout dans les espaces du théâtre où prend vie le fol univers satiesque (fontaine de pianos à queue comprise), se terminant par un grand show (payant, le reste étant destiné à ouvrir « leur » théâtre aux Parisiens), où l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Matthias Pintscher accueille le public au son de… Parade ? Non, Mercure, un autre ballet du maître (arrangé par Harrison Birtwistle), l’originalité de l’événement consistant justement à s’intituler Parade sans qu’on n’en entende une note (mais en conservant le principe : la bataille/parade des circassiens annonçant le spectacle est le spectacle). On y retrouve donc les Marionnettes de la… parade flanquées de la Cocteau Machine du décorateur Francis O’Connor (grande bicyclette chevauchée par un Jean Cocteau mécanique armé d’une paire de ciseaux), suivies de plusieurs numéros d’équilibristes au son du chant rugueux du groupe ukrainien DakhaBrakha, Pintscher et l’Intercontemporain revenant à la fin accompagner d’une création de Pierre-Yves Macé (L’Algèbre est dans les arbres, poème d'Aragon) un numéro de voltige de Sreb Extrême Action se terminant en action painting. Populaire donc (nombreux ateliers en amont), mais n’oubliant pas la branchitude parisienne, et s’affichant international autant que multiculturel. Prochain spectacle : Les Justes d’Albert Camus (où il est question de terrorisme) mis en opéra rap-slam par Abd Al Malik ; artiste en résidence : le chef Teodor Currentzis, idole des happy few ; clou classique de la saison : Saül de Handel mis en scène par le très recherché Barrie Kosky. « Nous devons lutter ensemble contre tout ce qui peut entraver l’accès à la musique », déclare Ruth Mackenzie. Paris sera toujours Paris. 
François Lafon
Parade, Châtelet, Paris, 13, 14, 15 septembre (Photo © Thomas Amouroux)

vendredi 13 septembre 2019 à 01h01
Nouvelle Traviata à l’Opéra de Paris, enterrant la version Benoit Jacquot à la Bastille (traditionnel figé – 2014), sur les brisées plutôt de la relecture de Christoph Marthaler (actualisation distancée – 2008), et pas seulement parce qu’elle est, elle aussi, donnée au Palais Garnier. Expert en analyse de l’univers féminin, le metteur en scène suisso-australien Simon Stone, dont l’élisabéthaine Trilogie de la vengeance (Odéon, Paris – 2019) a fait son effet à l’Odéon la saison dernière, transporte la Dame aux camélias dans notre monde numérique : si camélias il y a, c’est sur écran géant, et Violetta accumule les « like » sur les réseaux sociaux, lanceuse de modes et croqueuse d’amants eux aussi soumis aux diktats de la Toile. Le premier acte et le premier tableau du deuxième vont bon train, où l’on passe – scène tournante aidant – de la boite de nuit côté pile (fêtards et paillettes) et face (domestiques et poubelles) aux joies de la campagne, avec vraie vache à traire et vrai raisin dans le fouloir. L’attention faiblit un peu par la suite, où Violetta se fait humilier par Alfredo dépité au milieu d’une partie fine façon Disneyland, et où  elle disparaît dans un halo d’éternité après avoir jusqu’au bout arpenté ladite tournette, retrouvant (effet plutôt réussi) les lieux devenus cauchemardesques de sa gloire passée. Entourée d’une distribution en majorité française, où brille l’impeccable Benjamin Bernheim et où Ludovic Tézier réitère son somptueux père (pas si) noble, la belle Pretty Yende, qui évoque Whitney Houston comme Christine Schäfer rappelait Edith Piaf dans le spectacle de Marthaler, est à la hauteur de l’enjeu, belle prestance et voix brillante, et l’on ne lui reprochera pas de ne distiller l’émotion qu’au dernier acte, jusque-là reine d’un univers pas si éloigné des romans glacés de Brett Easton Ellis. Direction vivante plus que poétique de Michele Mariotti, comme un antidote à ce monde formaté qui est le nôtre. Triomphe pour tous au rideau final, même pour Simon Stone, dont la mise en scène, il est vrai, transpose sans les mettre à mal les codes du mélodrame verdien. 
François Lafon 
Opéra National de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 16 octobre. En direct au cinéma et sur Medici TV le 24 septembre (captation de François Roussillon). Diffusion ultérieure sur Radio Classique (Photo©Charles Duprat/OnP)

jeudi 5 septembre 2019 à 01h56
Ouverture de la saison à la Philharmonie de Paris et rentrée de l’Orchestre de Paris (phalange maison) : Wagner, Ravel et Bartok par Karina Canellakis (chef) et Dorothea Röschmann (soprano), un double dames emblématique -  de l’aveu du directeur Laurent Bayle -, pour débuter cette année sans directeur musical suite au départ de Daniel Harding.  Un programme grand format mettant en valeur l’orchestre et ses solistes, et un grand oral pour cette maestra adoubée par Simon Rattle et son professeur Alan Gilbert (ex-directeur du New York Philharmonic), nouvellement nommée principal conductor des Orchestres de la Radio Néerlandaise et de la Radio de Berlin. Geste souple et néanmoins précis pour un prélude de Lohengrin et des Wesendonck-Lieder (Wagner) sans lourdeur, portant la voix pas tout à fait wagnérienne et le talent de diseuse de Dorothea Röschmann, sens de phrasé dans une 2ème Suite de Daphnis et Chloé (Ravel) où le choeur et l’orchestre se retrouvent « à la maison » (superbe petite harmonie, entre autres), architecture maîtrisée du Concerto pour orchestre, première œuvre de Bartok exilé aux Etats-Unis et porte d’entrée de son œuvre tout entière, joute en forme d’arche des divers groupes d’instruments face à la masse orchestrale. Tout cela sans aspérité, voire sans effort, là où l’on attendrait un peu plus de magie (Lohengrin), d’ironie (Daphnis), d’ombre et de lumière (Concerto). La mariée n’est jamais trop belle, mais serait-elle parfois trop sage ? 
François Lafon 

Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, 4 septembre. Diffusé en direct sur Mezzo, Arte Concert et philharmonielive.tv  (en streaming pour 6 mois) et sur Radio Classique (en streaming pour 3 mois) (Photo : Karina Canellakis © Mathias Bothor)

Dernière au Grand Théâtre de Provence de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny de Kurt Weill et Bertolt Brecht. L’acmé annoncée de Pierre Audi an 1 à Aix.  Presse unanime : déception. La faute au metteur en scène Ivo van Hove, plus heureux au théâtre (Les Damnés à la Comédie Française, Vu du pont à l’Odéon) qu’à l’opéra, après un terne Boris Godounov à Bastille (voir ici) et un Don Giovanni controversé à Garnier (voir ). Avec Mahagonny, pas besoin pourtant de psychanalyser les auteurs : tout y est dit de notre époque à travers la métaphore du capitalisme façon théâtre épique / déconstruction du genre opéra, suite de scènes didactiques se terminant par « On ne peut rien pour personne ». Puisque de déconstruire il est question, Van Hove met à nu son très mode arsenal personnel : scène vide, machinerie à vue, action filmée en direct, incrustations sur fond vert, ventilateurs géants pour la scène du typhon, point de bascule de l’histoire édifiante de cette ville-piège fondée par trois escrocs et inféodée à l’argent-roi, où le « tout est permis » remplaçant le « défense de… » mènera à la catastrophe. Mais le travail semble avoir été abandonné en chemin, à moins que ce ne soit là qu’une ultime démonstration de ladite déconstruction. On souffre pour les chanteurs (pas les moindres pourtant : Karita Mattila, Nikolai Schukoff, Annette Dasch, Willard White, Thomas Oliemans) tentant de se faire entendre sur ce plateau ouvert à tous les vents, pour Esa-Pekka Salonen peinant à trouver le lien entre la fosse et la scène en dépit (ou à cause ?) des somptuosités du Philharmonia Orchestra, et l’on admire la pertinence musicale et la disponibilité scénique du Chœur Pygmalion, moins attendu ici que dans le Requiem de Mozart auquel il participe au Théâtre de l’Archevêché. 
François Lafon 

Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, 15 juillet (Photo © DR)

En cinq dimanches et douze concerts, le Festival de l’abbaye de Saint-Michel en Thiérache (et son légendaire orgue historique) servit pour sa trente-troisième édition d’écrin à la musique ancienne et baroque. La formule, ô combien éprouvée, séduit autant les spectateurs que les musiciens : au concert de 11h30 succédait un grand déjeuner associant public et artistes (accueillis à grand renfort d’applaudissements !), tandis qu’en ce dernier dimanche de juin, la manifestation se terminait sur un ultime concert, à 16h30.
Vincent Dumestre, de retour à Saint-Michel, y fêtait le vingtième anniversaire de son Orchestre du Poème Harmonique avec un programme exceptionnel Monteverdi, Marazzoli, Rossi et Mazzochi – intitulé « Anamorfosi » –, constitué de pages issues de la Contre-Réforme, époque où l’église demandait aux musiciens de remplacer les paroles de leurs œuvres profanes par des textes sacrés. Ainsi, la passion amoureuse qu’exprimaient les madrigaux, ou les scènes de disputes de héros légendaires, se commuaient en messages apostoliques, où saints et pécheurs révélaient le tourment de leur âme. En réunissant un quintette vocal de premier ordre – les fidèles du Poème comme Claire Lefilliâtre (Bourgeois Gentilhomme, La Vita Humana, Cadmus et Hermione…) et Camille Poul (Cadmus et Hermione) associées au ténor Nicholas Scott (l’Orfeo d’Ambronay, en 2017 !) et aux basses Benoît Arnould (Jésus dans la St Jean du Banquet Céleste, en 2019) et Thomas Kral (Bach, avec Pygmalion) –, le chef met pleinement en lumière ces métamorphoses ambiguës. La plainte de la Vierge chez Monteverdi (Maria quid ploras) y paraît d’une douceur infinie, tandis qu’une cantate sur la mort d’un roi devient une scène de la Passion avec Luigi Rossi dans Un allato messaggier. Programme magnifique, à retrouver en septembre prochain, pour le label Alpha.
Révélé dans l’Erismena de Cavalli, en 2017, Jakub Jozef Orlinski est devenu du jour au lendemain une vedette du baroque. En tournée avec Il Pomo d’Oro, le contre-ténor défendait son premier CD « Anima Sacra » (voir ici), qui rassemble un répertoire d’airs sacrés rares, dénichés chez Heinichen, Zelenka et Fago. Mais le concert serait-il aussi probant ? À la direction, Maxim Emelyanychef a laissé sa place en tournée à l’Italien Francesco Corti, qui fit ses débuts au sein des Musiciens du Louvre, en 2007, avant de jouer également avec les Talens Lyriques, Pulcinella et Le Concert des Nations. Orlinski répond à toutes les attentes dans un tel répertoire : sa voix est ample et délicate, aussi chaleureuse et pétillante que son physique : costume noir, pochette rouge… et chaussettes assorties ! Avec un tel chanteur, Jésus au Calvaire de Zelenka resplendit de son expression la plus juste et les Alléluia sont d’une grâce inouïe –Tam non splendet sol creatus de Fago. Applaudissements à tout rompre, plusieurs bis et nouvelle étape d’une série de douze concerts donnés en vingt jours, rien qu’en France, pour ce contre-ténor et cet ensemble si brillants.
Franck Mallet
30 juin, Festival de l’abbaye de Saint-Michel en Thiérache (Photo © Fest. de l’abbaye de St. en Thiérache)
Extraits des deux concerts à retrouver en ligne sur Facebook : https://www.facebook.com/404662460129143/videos/413046199420872/
Clôture à la Cité de la Musique du festival Manifeste (Ircam – voir ici) : création française de Samstag aus Licht, deuxième volet de l’intégrale du grand œuvre en sept journées de Karlheinz Stockhausen entreprise par Maxime Pascal et Le Balcon à l’Opéra Comique en novembre dernier (voir ). Après Donnerstag (jeudi), où était présentée la trinité cosmique Michael - Lucifer - Eva, Samstag (samedi), jour de Saturne, est dédiée à Lucifer. Rien de faustien, pas de pacte ni de damnation, plutôt une « guerre entre Michael et Lucifer sur le défilement du temps, le premier voulant le développer, le second le comprimer », métaphore d’un univers dont la musique serait le principe. Là encore, mais poussée à son point extrême, une volonté de « rendre visible l’invisible ». Rude travail pour les metteurs en scène (une équipe par « journée »), cette fois le duo Damien Bigourdan - Nieto (vidéo) qui, après Benjamin Lazar (Donnerstag), ont pour tâche de donner corps à cette cosmogonie complexe et au fond assez naïve (« le désir enfantin de se prendre pour Dieu »). Gageure tenue : la présence, effective ou latente, de l’Ange déchu à travers les quatre scènes dont l’ouvrage est fait (environ 3h15 de musique), tenant compte de l’accumulation des références mais aussi d’une série de clins d’œil diaboliquement distribués, telle la grève de l’orchestre venant interrompre la "Danse de Lucifer" (scène 3), dont chaque section anime un visage géant perdant ainsi toute harmonie. Réussie aussi l’incarnation des personnages par des instruments (la flûte de Claire Luquiens figurant le Chat noir Kathinka face aux six sens représentés par des percussionnistes), le tout dans une esthétique de space opera tétralogique, où le seul soliste chantant est Lucifer lui-même, (excellent Damien Pass, déjà impressionnant dans Donnerstag), engagé dès la première scène dans un fatal jeu de séduction/domination avec le pianiste Alphonse Cemin, inattendu en créature du Diable transgenre. Selon la volonté du compositeur (impossible à satisfaire lors de la création à la Scala de Milan en 1984), l’Adieu final a lieu dans une église proche (Saint-Jacques-Saint Christophe), rituel énigmatique pour trente-neuf chanteurs (dont treize basses), sept trombones et orgue, combat final entre Lucifer et Saint François d'Assise se terminant sur le parvis par l'envol d’un oiseau noir et le massacre d’une cargaison … de noix de coco. Gros succès - devant les passants justement étonnés - pour les Balconiens (augmentés du Chœur de l’Armée française et de l’Harmonie du Conservatoire régional de Paris), décidément experts dans l’art de faire apparaître les résonnances actuelles de ce monument mal compris en son temps. 
François Lafon

Cité de la Musique, église Saint-Jacques-Saint Christophe, Paris, 29 et 30 juin – Disponible ultérieurement sur medici.tv et internet live.philharmoniedeparis.fr (Photo © Nieto)

A la salle Favart : Madame Favart, première in loco, cent-quarante et un ans après sa création, de l’opéra comique d’Offenbach se terminant par la nomination par Louis XV (péripétie inventée) de Monsieur Favart à la tête de… l’Opéra Comique. Un ouvrage longtemps oublié, emblématique, avec La Fille du Tambour-Major, de l’Offenbach d’après l’Empire dont Les Contes d’Hoffmann seront l’apothéose inachevée. Un rôle aussi, celui de Justine Favart (1727-1772), comédienne charismatique dont les librettistes Duru et Chivot font une véritable meneuse de revue, un Fregoli en jupons utilisant ses dons d’actrice à transformation pour échapper aux ardeurs du Maréchal de Saxe (qui aura eu plus de chance avec Adrienne Lecouvreur, autre actrice… puis héroïne d’opéra) et rester fidèle à son Favart de mari. La metteur en scène Anne Kessler, comédienne elle-même (de la Comédie Française), joue la mise en abyme en plaçant l’action dans l’atelier de costumes de l’Opéra Comique (l’actuel), faisant peut-être allusion aussi au fait que Justine Favart fut la première star de la scène à adopter le costume « réaliste » (consistant par exemple à ne porter ni bijoux ni gants de soie quand on joue une gardeuse d’oies). Pour le reste, elle s’en tient au vocabulaire classique de l’opérette, entre boulevard et music-hall, croquant des personnages gentiment caricaturaux, les interprètes ayant beaucoup à chanter mais aussi à dire (n’aurait-on pu couper un peu dans le texte, qui a moins bien vieilli que la musique ?). Tous s’en tirent bien, de première classe comme chanteurs, plus inégaux comme acteurs, la palme revenant côté « gentils » à la pétillante Anne-Catherine Gillet (au grand écart inattendu) et côté « grotesques » au ténor Eric Huchet en Gouverneur libidineux. Dans le rôle-titre, jadis illustré par la divette Fanély Revoil et dans lequel on aurait rêvé de voir une Suzy Delair à sa grande époque, la mezzo Marion Lebègue fait mieux qu’assurer, voix adéquate et présence sympathique (très drôle déguisée en fausse douairière traînant un mini-toutou agressif). Révélation enfin (le spectacle fait partie du festival Bru Zane) d’une musique typique du dernier Offenbach, moins sarcastique mais capable encore de mettre le feu au théâtre, dirigée avec un art consommé par le spécialiste Laurent Campellone à la tête de Chœurs de l’Opéra de Limoges et d’un Orchestre de Chambre de Paris particulièrement motivés. 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 30 juin (Photo © S. Brion)

7ème festival Palazzetto Bru Zane aux Bouffes du Nord : Offenbach colorature, avec Jodie Devos et l’Ensemble Contraste. A première vue, la version live du CD homonyme paru chez Alpha au début de l’année (voir ici). Mais tout est dans le(s) Contraste(s), remplaçant l’orchestre et ménageant la (les) surprise(s).  La voix de Jodie Devos est égale à elle-même, précise, fruitée, parfaitement placée (une colorature qui articule), portée par un sourire craquant et une personnalité sans afféterie. Elle ironise dans Vert-Vert, charme dans Fantasio, émeut dans Le Roi Carotte, électrise en bis dans Le Voyage dans la Lune : des airs peu connus, souvent éclipsés par ceux dévolus à la mezzo en titre, mais qui ne sont pas pour rien dans les effets 100 000 volts dont Offenbach était le roi (on n’ose dire l’empereur). Mais on découvre aussi que la clarinette (Jean-Luc Votano) n’est pas moins colorature dans Orphée aux Enfers, que de pizzicatos de violoncelle (Antoine Pierlot) concurrencent avantageusement le Brésilien de La Vie parisienne (savoureux arrangements de Johan Farjot, pianiste de l’Ensemble) et que pour remonter la Poupée des Contes d’Hoffmann, la manière forte n’a pas que des défauts. Atmosphère bon enfant, salle comble et conquise, accompagnant le Galop infernal d’Orphée (à quatre) de battements de mains convaincus.
François Lafon 

Bouffes du Nord, Paris, 17 juin (Photo © DR)

Nouveau Don Giovanni au Palais Garnier mis en scène par Ivo van Hove, succédant à la version « tour de la Défense » signée par Michael Haneke en 2006 (voir ici). Sans gommer - à la différence de ce qu’avait fait son prédécesseur - la dimension métaphysique de la fable, van Hove s’est donné pour principe de retourner aux sources du mythe : plus de Don Juan libérateur, voire révolutionnaire tel que l’ont récupéré les romantiques, mais un violeur et un assassin, le « dissoluto punito » (premier titre de l’ouvrage) dénoncé par Mozart dès les premières scènes, anticipant l’actuelle dénonciation par les femmes de la domination masculine et la crainte des hommes de voir leurs privilèges remis en cause. Des options fortes, mais abstraites et souvent exploitées, oubliant que c’est l’ambiguïté qui fait les grands mythes. Mais van Hove va plus loin, et trompe habilement son monde. Pas d’empathie possible : tout est gris, le décor façon Piranèse bétonné, les costumes (modernes) sans grâce, l’orchestre massif. Don Giovanni (Etienne Dupuis) a des allures de haut fonctionnaire, méchant homme même pas grand seigneur, flanqué d’un Leporello qui, lui, a tout d’un Don Juan (Philippe Sly, ailleurs Don Giovanni vif-argent). Tout est dans ce duo à l’envers : on comprendra à la fin que c’est le monde entier qui, via le petit groupe de survivants, s’est révolté contre le séducteur/prédateur/dominateur (lecture politique, en atteste une séance de poings levés), et que ce n’est que sans lui que les fleurs peuvent de nouveau pousser (clin d’œil décoratif). Un dénouement un peu schématique, mais dans le sens des moralités d’époque. Plateau de qualité mais légèrement déséquilibré, où dominent, outre le duo maître-valet précité, Elsa Dreisig (Zerlina) et Stanislas de Barbeyrac, Ottavio classieux, sous la baguette sérieuse et millimétrée de Philippe Jordan. Opération réussie donc, frustration comprise. 
François Lafon

Opéra National de Paris - Palais Garnier, du 11 juin au 13 juillet – En direct sur Culturebox, Radio Classique et au cinéma le 21 juin (Fête de la musique) – Ultérieurement sur France 2 (Photo © Charles Duprat/OnP)

Au Théâtre Marigny : Mam’zelle Nitouche d’Hervé (production Palazzetto Bru Zane) mis en scène par Pierre André Weitz, étape finale de la tournée commencée en octobre 2017 à l’Opéra de Toulon. Même logique que Les Chevaliers de la Table Ronde par les mêmes donné à l’Athénée pour les fêtes 2016 (voir ici), si ce n’est qu’à la référence aux Monty Python (Sacré Graal) succède une variation loufoque sur la Sainte Trinité de l’opérette à succès : la nonne délurée, la théâtreuse capricieuse et le bidasse bas du képi. Trois silhouettes croquées par Olivier Py (Miss Knife pour les rôles travestis) dont Weitz est le scénographe attitré, trois styles de jeu qui résument le spectacle tout entier : cabaret transformiste pour la supérieure de couvent, kitsch débridé pour la diva jalouse, comique troupier pour le soldat. Pour être le seul de ses titres passé à la postérité (et pérennisé au cinéma par les frères Allégret - Marc en 1931, Yves en 1954), ce « vaudeville-opérette » où Hervé puise dans son propre passé (organiste sérieux le jour, « compositeur toqué » le soir) pose la question récurrente : jusqu’où peut-on en faire trop dans ce répertoire qui a paru si fou à nos grands-parents ? Pas de limite, répond ce spectacle cultivant savamment le second degré qui justifie tout. La musique en tout cas y est servie avec finesse : chanteurs-acteurs (et éventuellement danseurs) impeccables, sous la baguette experte de Christophe Grapperon.
François Lafon

Théâtre Marigny, Paris, jusqu’au 15 juin (Photo © Frédéric Stéphan)

Ouverture au Centquatre-Paris du festival ManiFeste-2019 (Ircam) : Lullaby Experience, « expérience scénique pour ensemble instrumental et électronique » de Pascal Dusapin mis en scène par Claus Guth, frontispice d’une manifestation de plus en plus tournée vers la fusion des genres, « rendez-vous de la création musicale dans le concert des autres disciplines » selon son directeur Frank Madlener. « Imaginez que l’on vous demande de chanter la mélodie qui a le plus marqué notre enfance » : du « nuage chantant » collecté via une application smartphone, retraité par les virtuoses de l’Ircam (Thierry Coduys, Jérôme Nik) et « mis en œuvre » par Dusapin, est née cette « Expérience berceuses » créée à Francfort en février dernier, mêlant, selon l’alchimie des contes de fées, nostalgie de l’enfance et terreurs profondes. Car si Dusapin penche plutôt vers la nostalgie (« Je me suis absolument refusé à retoucher ces mélodies, par transformation ou traitement électronique »), Guth « a pris une certaine distance vis-à-vis de l’univers de l’enfance, au travers du prisme psychanalytique notamment ».  A la fois douillet et pas très rassurant, le lieu sombre dans lequel le spectateur est invité à déambuler, mer de plumes d’où émerge un lit géant où dort d’un sommeil agité une adolescente serrant une peluche, chambre acoustique traversée de voix en suspension et peuplée de musiciens fantômes (excellent Ensemble Modern) et de figures familières (clown, ballerine, mère et maître) aux attitudes inquiétantes. Idem pour la partition, où les berceuses de tous les pays évoquent rêve ou cauchemar se rejoignant dans un somptueux unisson (son Ircam toujours saisissant de présence), avant que la dormeuse ne se réveille dans son petit monde agencé selon sa volonté. On pense à l’Alice de Lewis Carroll, à l’Enfant (et les sortilèges) de Colette et Ravel, et l’on évoquerait même Chucky la poupée maléfique tant le « nuage » formé par Dusapin  possède, telles les mélodies dont il est fait, « la capacité très particulière de s’imprimer dans notre mémoire, dans notre chair même, jusqu’à jouer un rôle dans notre relation au réel et au symbolique ».
François Lafon 

Manifeste 2019, du 1er au 29 juin. Lullaby Experience, les 1er et 2 juin (Photo © Quentin Chevrier)

Cycle "30 ans de musique" à l’Auditorium du Louvre : carte blanche à la violoncelliste allemande Marie-Elisabeth Hecker. Quatre concerts en quatre jours, avec quatuor à cordes, avec piano et violon, avec piano (son époux Martin Helmchen) et même sans elle (Helmchen seul). Avant dernière soirée : Haydn, Brahms et Schumann avec le pianiste italien Gabriele Carcano (élève d’Aldo Ciccolini et de Nicholas Angelich au CNSM de Paris) et le jeune (vingt-trois ans) et multi-primé violoniste américain Stephen Waars. Un siècle de musique en une heure et demie, de l’équilibre classique selon Haydn (Trio n° 42 - 1796) jusqu’au concentré d’idées brahmsien (Trio n° 3 - 1886), en s’arrêtant sur la fièvre romantique schumanienne (Trio n°1 - 1847). Légère frustration pour les fans du "son Hecker", soyeux et opulent : en chambriste exemplaire, la lauréate du Prix Rostropovitch 2005 ne se met jamais en avant. Comme ses partenaires en font autant, les trois univers sonores ressortent d’autant mieux : « Tous pour un, un pour tous » pour Haydn le maître des surprises, conversation secrète pour Schumann le littéraire, tout un orchestre dans un trio chez Brahms. Et quelle maîtrise, rythmique, dynamique, spatiale ! Vrai bis : le Scherzo du Schumann, « Animé mais pas trop rapide », où les deux archets ne s'en livrent pas moins à une fascinante joute  oratoire arbitrée par le piano. Comme pour emporter la magie de la soirée…
François Lafon 

Auditorium du  Musée du Louvre, 24 mai (Photo © DR)

samedi 18 mai 2019 à 21h33
Bad Boy de l’interprétation wagnérienne depuis sa malheureuse aventure à Bayreuth, le baryton-basse Evgeny Nikitin, avec son look  hard-rock, a servi incontestablement de modèle à la jeune metteur en scène Julia Burbach pour sa nouvelle Walkyrie de l’Opéra de Bordeaux. Sa queue de cheval se retrouvait dans chacune des longues tresses ornant la coiffure des Walkyries… Plus sérieusement, ce  spectacle révélait une fois encore l’extraordinaire adéquation entre l’ONBA (l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine) et ses chanteurs, grâce à un Auditorium qui dispose d’une fosse d’orchestre située à quelques mètres sous la scène. Certes, le plateau est étroit et, hélas, il n’y a pas de cintre en hauteur pour suspendre un décor comme dans une cage d’opéra, mais le chef d’orchestre Paul Daniel obtient un tel équilibre sonore et une telle clarté des timbres, qu’on est aussitôt transporté au cœur du drame wagnérien… Enfin une vraie salle moderne conçue pour l’acoustique, et non un hall de gare ! Cerise sur le gâteau, la distribution vocale, qui mêle découvertes absolues et gloires établies, comme Nikitin en Wotan, bien sûr, corbeau noir hérissé d’une houppelande, qui peine un peu dans le grave lorsqu’il paraît au deuxième acte, avant que sa voix ne s’échauffe pour atteindre l’ampleur requise – ce qui n’empêche nullement le chanteur russe d’apporter la sensibilité et la douceur blessée que réclame son rôle. La Brünnhilde, peut-être trop incandescente, d’Ingela Brimberg, convainc néanmoins (elle reprendra le rôle à Madrid en février 2020), tout comme le Hunding vaillant de Stefan Kocan. La surprise vient des interprétations intenses du couple Sieglinde / Siegmund – Sarah Cambidge et Issachah Savage (photo), deux jeunes chanteurs au palmarès solide, qu’on devrait retrouver en France –, et celle de la superbe Fricka de la Française Aude Extrémo. Plans inclinés et grand écran où défilent des images assez subtiles (Tal Rosner), du moins à l’acte I, les forêts irisées et le frêne sacré aux éclats lumineux  – qui n'est pas sans rappeler celui de la production de la Fura dels Baus, à Valencia, mais bon… –, car à l’acte II, ça se gâte avec un inutile ballet de sigles géométriques, et au III, le feu allumé par Wotan manque d’envergure. Tout cela est négligeable, face au jeu des chanteurs qui, malgré l’espace limité, offrent un spectacle réjouissant, d’autant plus somptueux sous la baguette de Paul Daniel.  

Franck Mallet

16 mai, Auditorium, Bordeaux (Photo © Éric Boulimié) Prochaines représentations 20 & 23 mai
Première française à l’Opéra de Lyon de Lessons in love and violence de George Benjamin sur un livret de Martin Crimp. Même mise en scène (Katie Mitchell), même plateau à une exception près (Georgia Jarman remplace Barbara Hannigan) que lors de la création londonienne, où l’ouvrage affrontait – tel le deuxième film redouté des cinéastes – le souvenir intimidant de Written on skin, premier opéra grand format du tandem Benjamin-Crimp après le prometteur essai de chambre Into the little hill. Une œuvre à quatre mains là encore, à l’exemple des illustres duos du passé tel Richard Strauss et Hugo von Hoffmannsthal (sans aller chercher Mozart et Da Ponte, comparaison osée par Olivier Messiaen lorsque le jeune Benjamin, 16 ans, était son élève au Conservatoire de Paris). Brillamment intemporelles, ces leçons d’amour et de violence (tout est dans le titre) assenées au roi d’Angleterre Edouard II selon l’élisabéthain Christopher Marlowe, transposées dans un univers clos alla Stanley Kubrick (une chambre où le lit tient lieu de trône, lieu de lutte entre passions et pouvoir). Cette fois encore, le texte de Crimp, mystérieux en même temps que quotidien, et la musique de Benjamin, complexe mais suscitant une émotion très directe (on pense à Bernard Herrmann, ce qui n’a rien d’injurieux) engendrent une efficace machine dramatique à l’anglaise, dans la foulée de Britten ou de Tippett. Facile, diront les sceptiques, rappelant les réticences du duo, à l’époque d’Into the little hill (2006), envers l’opéra bourgeois. Pas tant que cela, si l’on considère que le propos n’est pas affadi et que ce roi voué au malheur (le sien et celui des autres) continue d’exercer sa délétère fascination. Mise en scène à l’avenant, académique en surface, assez extravagante au fond, jouant sur le temps (effets simultanés d’accéléré et de ralenti) et maniant la dérision (couronne sur chariot, tel un dessert convoité), distribution anglophone impeccable autour du non moins adéquat Français Stéphane Degout, Orchestre de l’Opéra de Lyon en grande forme, dirigé d’un geste généreux par le jeune et doué Alexandre Bloch. 
François Lafon

Opéra de Lyon, jusqu’au 26 mai. DVD disponible chez Opus Arte, capté lors de la création au Covent Garden de Londres sous la direction de George Benjamin (Photo © Stofleth)

dimanche 12 mai 2019 à 15h51
Né en Bohême et mort à Los Angeles, le compositeur Erich Wolfgang Korngold (1897-1957) débute comme enfant prodige. A moins de dix ans, il enthousiasme Mahler (« Un génie ! »), et en 1914, après avoir entendu sa Sinfonietta en si majeur, Sibelius voit en lui un « jeune aigle ». Il cultive les genres traditionnels, y compris l’opéra, mais sa notoriété repose beaucoup sur ses musiques de film (Robin des Bois et autres, avec Errol Flynn). Sa comédie musicale Die stumme Serenade (La Sérénade silencieuse, ou muette) - création radiophonique en 1951 à Vienne, scénique en 1954 à Dortmund - vient de connaître sa première française, grâce à Opera Fuoco et à son chef David Stern. L’œuvre (une dizaine de personnages) est à la fois pastiche et hommage à un monde révolu, celui de l’opérette viennoise. On est dans une Italie de carte postale, plus précisément à Naples, avec un atelier de couture et son personnel froufroutant, un couturier donnant en rêve un baiser passionné à Silvia, la fiancée du Premier ministre. Ce dernier est visé par un poseur de bombes, le couturier Andrea est faussement accusé avant de prendre provisoirement la place du Ministre détesté, renversé par le peuple, etc.  On entend à distance, Korngold n’ayant rien d’un imitateur, Richard Strauss ou Kurt Weil, des rythmes de jazz ou de tango, avec pas de danse et sonorités orchestrales à l’avenant. Dialogues parlés en français, morceaux chantés en allemand (paroles malheureusement peu compréhensibles), mise en scène endiablée dans des décors évoquant le Crystal Palace londonien. Tout cela pour un ouvrage chaleureusement applaudi, sans doute destiné à demeurer une rareté mais dont on ne peut que saluer la redécouverte.
Marc Vignal
 
Salle Ravel, Levallois, 11 mai (Photo © DR)
 
samedi 11 mai 2019 à 00h25
A la Philharmonie de Paris : les quatre Concertos de György Ligeti par l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Matthias Pintscher, deuxième volet du diptyque Ligeti commencé en décembre dernier avec le Requiem et des extraits de l’opéra Le Grand Macabre. Un opéra en quatre actes aussi que ces monuments dont la composition s’étend sur une trentaine d’années (1966-1999), où le compositeur se mesure aux richesses et aux contraintes du genre, depuis la contestation des années 1960 (le Concerto pour violoncelle, distique sans pathos avec « cadence chuchotée ») à l’accomplissement des années 1990 (le Concerto pour violon, coups d’archet virtuoses, labyrinthe borgésien et emprunts variés), des « dissolutions de structures élémentaires dans une structure globale » du très rythmique Concerto pour piano (1985-1988) aux combinaisons harmoniques hardies du tardif (1998-1999) Concerto Hambourgeois (remarquez l’allusion) pour cor solo confronté à quatre cors naturels changeant d’accord à chaque mouvement. Quatre façons d’affronter l’orchestre et de déjouer ses pièges, quatre essais sur les « illusions acoustiques » qui fascinaient Ligeti et qu’il a si bien apprivoisées. Quatre occasions aussi pour l’Ensemble et ses formidables solistes (le pianiste Sébastien Vichard, le violoncelliste Pierre Strauch, la violoniste Hae-Sun Kang, le corniste Jens McManama) de saisir l’insaisissable et d’exalter les mille facettes de ce génie protéiforme. Grande salle Pierre Boulez comble : le magicien cher à Stanley Kubrick (2001, The Shining, Eyes Wide Shut) serait-il devenu un classique? 
François Lafon 

Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez, 10 mai. Disponible trois mois sur live.philharmoniedeparis.fr. Diffusion le 15 mai sur France Musique et disponible trois ans sur francemusique.fr (Photo : Matthias Pintscher © Frank Ferville)

mercredi 8 mai 2019 à 01h47
A l’Opéra Comique, Manon de Massenet dans la mise en scène d’Olivier Py créée à Genève il y a bientôt trois ans et revue à Bordeaux le mois dernier, 2158ème représentation de l’ouvrage dans son cadre d’origine. Triomphe pour tous au rideau final, quelques huées pour Py. Celui-ci a pourtant transmué le plomb en or, musclant l’action, balayant les conventions 3ème République du livret et retrouvant l’esprit subversif du roman de l’abbé Prévost par un raccourci que ratent bien des metteurs en scène « actualisateurs » (Coline Serreau en tête, à l’Opéra Bastille). En la jetant dès le début dans un monde de luxure où les hôtels sont forcément de passe et où le ciel étoilé ne peut venir que d’une boule de boite de nuit (Eros, amour pulsion, vs Agapé, amour idéal), il rapproche Manon de Carmen telle qu’il l’avait montrée à Lyon en 2012, rappelant implicitement que ces deux portraits de filles perdues ont été les plus grands succès de la si familiale salle Favart. Formidable direction d’acteurs aussi, où chaque intention, chaque mouvement sont pertinents, tout cela relayé musicalement par Marc Minkowski et ses Musiciens du Louvre, lesquels jettent de l’acide dans le sirop massenéien tout en illustrant la remarque du critique du Journal des Débats lors de la création en 1884 : « Savez-vous ce qui déroute dans Manon ? C’est cet orchestre qui murmure de si jolies phrases, dans la demi-teinte, voilé, presque insaisissable (…). Vous n’avez plus de dialogues prosaïques, vous n’avez plus non plus le récitatif qui donnait des allures de grand opéra ». Dans l’intimité de son cadre d’origine, l’ouvrage redevient du théâtre, n’obligeant plus les chanteurs à forcer le trait : Patricia Petibon et Frédéric Antoun, Manon et Des Grieux en état de grâce, entraînent un plateau sans fausse note, où Lescot (Jean-Sébastien Bou) et Guillot (Damien Bigourdan) perdent leur bonhomie « opéra comique » pour retrouver leur statut de prédateurs. Détail significatif : on n’a jamais besoin de regarder les surtitres, ce qui ne prouve pas seulement que Massenet était un orfèvre en la matière. 
François Lafon 

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 21 mai (Photo © Stefan Brion)

samedi 4 mai 2019 à 19h56
Raretés vocales et chefs-d’œuvre intemporels, l’édition du 23ème Festival de Pâques de Deauville offrait à nouveau son lot de surprises, d’autant plus qu’on nous promet très prochainement la retransmission intégrale des concerts sur le site www.music.aquarelle et que, depuis plusieurs années, certains d’entre eux font l’objet d’éditions discographiques sur le label B Records.
L’avant-dernière manifestation rassemblait Lekeu, Chausson, Ravel et Debussy, avec notamment un arrangement de l’Adagio du premier – commande du Festival –, sous la forme d’un septuor à cordes, par Julien Giraudet, ancien élève de Thierry Escaich. Pour l’occasion, au jeune Quatuor Hanson s’ajoutaient l’altiste Raphaël Pagnon, le violoncelliste Adrien Bellom et le contrebassiste Simon Giudicelli. Plus qu’un banal arrangement, il fallait apprécier dans cette nouvelle version non pas une extension quelque peu sentimentale et ronflante des cordes, mais un rééquilibre des forces, entre les violons s’élançant vers le firmament des notes aiguës et les nuages sombres émergeant des deux violoncelles coiffés de la contrebasse… Julien Giraudet, un nom à retenir ! Le pianiste Théo Fouchenneret, 1er prix au Concours international de Genève, en 2018, s’illustrait dans les plutôt méconnues Quelques danses pour piano, op. 26, de Chausson, dont il faisait ressortir l’esprit tempétueux. En revanche, il manquait à la mezzo Ambroisine Bré une certaine ampleur vocale pour restituer la sombre Chanson perpétuelle du même Chausson (pour voix, quatuor à cordes et piano) – à moins que la Salle Élie de Brignac ne soit pas l’écrin le plus adéquat pour son timbre ? Plus investie dans Chansons Madécasses de Ravel, elle portait haut et fort son célèbre et terrible refrain « Méfiez-vous des blancs, habitants du rivage ! ». Pour mezzo, flûte (Mathilde Caldérini), violoncelle (Adrien Bellom) et piano (Pierre Fouchenneret), ce triptyque tapageur du Ravel des années vingt frappe encore comme un coup de poing avec des interprètes aussi zélés. Conclusion majestueuse avec le Quatuor de Debussy par « les » Hanson, qui n’hésitent pas à y imprimer leur marque – un je ne sais quoi d’encore plus chaloupé et dégingandé –, avec un troisième mouvement plutôt osé, investi d’une tendresse inouïe, à la fois élevée, languide et cristalline, avant l’emportement passionné du 4ème et dernier mouvement. Magique Hanson !           
Franck Mallet

3 mai, Salle Élie de Brignac, Deauville (Photo © DR)
Aux Bouffes du Nord : Funeral Blues, the missing cabaret, textes de Wystan Hugh Auden, musique de Benjamin Britten, ou l’œuvre que ceux-ci auraient peut-être écrite si la vie et leurs egos n’en avaient décidé autrement. Une fiction à plusieurs degrés imaginée et mise en scène par Olivier Freidj, créée la saison dernière au Luxembourg mais bien dans la tradition des kits musico-dramatiques dont les Bouffes se sont fait une spécialité, quelques semaines après le non moins kaléidoscopique Zauberland (voir ici). Sur scène donc, un décor double où voisinent le duo Britten-Auden (atmosphère masculine de salle de sport) et, seule dans son rêve, la comique Gipsy Rose Lee (tapis moelleux et abat-jour rose), colocataires à New York (les deux premiers, objecteurs de conscience, ayant fui l’Angleterre) dans la réalité, ici chanteur (Laurent Naouri), acteur (Richard Clothier) et pianiste (Cathy Krier) jonglant avec les mélodies de l’un -  les Cabaret Songs entre autres - et les poèmes  de l’autre - dont le magnifique Funeral Blues, internationalement connu depuis le film Quatre Mariages et un enterrement. Un numéro de haute voltige parfaitement calibré, où le musicien et son librettiste s’affrontent à fleurets mouchetés - l’un dans ses textes, l’autre dans la musique que ceux-ci lui inspirent -, le second « sorti du placard » et amoureux du premier,  celui-ci beaucoup moins frontal dans l’affirmation de son homosexualité. Surtitres opportunément explicatifs, rappelant entre autres que Britten avait détesté le livret d’Auden pour le Rake’s Progress de … Stravinsky et qu’Auden avait durement critiqué l’opéra Billy Budd, où Britten se livrait plus qu’ailleurs. Succès mérité pour les interprètes - à commencer par le décidément éclectique Laurent Naouri - tous trois donnant corps et âme à ces personnages avançant masqués. 
François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 27 avril (Photo © Bohumil Kostohryz)

Tandis qu’à l’Athénée la contralto galloise Hilary Summers chante Purcell et Debussy, Chostakovitch et Ravel avec Alphonse Cemin au piano, à La Scala-Paris Maxime Pascal dirige le concert des soixante-dix ans de Michaël Levinas. Le Balcon sur tous les fronts donc, alors que l’ensemble vient de fêter son dixième anniversaire et que Cemin prend la baguette pour diriger (encore à l’Athénée, maison mère) Into the little Hill, le « conte lyrique » de George Benjamin créé à Paris en 2006 avec … Hilary Summers. Une nouvelle donne pour la musique dite vivante, une façon efficace de débarrasser la « contemporaine » du label « pour spécialistes ». A la souplesse et la pertinence de Cemin épousant l’éclectisme très british (on pense à Janet Baker) d’Hilary Summers répond le sens du récit et de la couleur de Maxime Pascal, particulièrement bienvenu dans l’univers de son maître Levinas. En une grosse heure de musique et peu de discours (rare dans ce genre d’exercice), beaucoup est dit de ce qui pourtant n’est pas simple : rencontre en forme de fight du Balcon et de L’Itinéraire (dont Levinas a été le directeur) dans D’Eau et de pierres pour deux groupes instrumentaux (tout est dans le titre) de Gérard Grisey, union des deux ensembles pour Préfixes de Levinas - version revue vingt-sept ans plus tard par le compositeur à la lumière de ses expériences lyriques -, le tout mis en lumière par Etude sur un piano espace (version avec électronique jouée par Trami Nguyen, créée en 2010 par … Alphonse Cemin) et par le bref Poème battu pour voix, piano, percussions et électronique sur un texte de Ghérasim Luca, aperçu fulgurant de l’inspiration originale de Levinas compositeur d’opéra (« J’ai toujours pensé qu’il existe des possibilités d’hybridation de transitoires d’attaque entre familles instrumentales, voix humaine et instruments par exemple »). Cadre (et électronique) adéquat de La Scala comme sont adéquats les ors de l’Athénée, là aussi histoire de continuité. 
François Lafon

Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet, Paris – La Scala-Paris, 15 avril (Photo © Pierre Grosbois)

A l’Opéra de Paris-Bastille : Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch dans une nouvelle mise en scène de Krzysztof Warlikowski. Entreprise risquée, les deux précédentes représentations (André Engel, 1992 – Martin Kusej, 2009) ayant laissé un grand souvenir, l’ouvrage - idéal pour une salle de ce style et de ces dimensions - ayant d’ailleurs été précédemment envisagé pour inaugurer le bâtiment en 1990. Hormis l’inévitable actualisation de l’action (nous sommes chez les propriétaires d’un abattoir industriel, métaphore efficace de la tragédie), Warlikowski n’a pas cherché à réécrire la fable inspirée de Nikolaï Leskov, la frustration bovaresque (on pense aussi à Katia Kabanova d’Ostrovski/Janacek) de cette Lady Macbeth de province étant loin d’être caduque. Tout juste se permet-il un intermède music-hall (justifié par la musique) en guise de fête au commissariat de police, grinçante prémisse de la déportation en Sibérie des amants meurtriers.  Pour le reste, il est dans son élément : chambre-vitrine de tous les désirs cernée des murs d’acier de l’abattoir sur lesquels ruissellera le sang des victimes, meurtres en direct et scènes de sexe hyperréalistes (et pas seulement celle qui a suscité l’ire de Staline et l’interdiction de l’opéra en 1936), le tout comme un grand flash-back amorcé par le film de la noyade de l’héroïne trahie par son Macbeth-coq de village. Belle idée que de faire précéder la catastrophe finale du 8ème Quatuor à cordes (1er mouvement orchestré par Rudolf Barshaï) que Chostakovitch considérait comme un « auto-requiem », ajout emblématique de la direction d’Ingo Metzmacher, spécialiste actuel de l’œuvre. Orchestre et Chœurs de l’Opéra à leur meilleur (et effet imparable des cuivres aux balcons) sous sa baguette ultra-précise, opérant comme peu (Mariss Jansons ?) le mariage chostakovitchien de l’ironie et du lyrisme, de l’écrasant et du planant, donnant tout leur relief aux moments où le compositeur se confie en direct, telle la sublime passacaille suivant … l’empoisonnement aux champignons du beau-père honni. Plateau de grand luxe dominé par la soprano Ausriné Stundyté – forte présence et voix inépuisable – et le ténor Pavel Cernoch, formant - formidable direction d’acteurs aidant - un très crédible couple funeste. Acclamations unanimes au rideau final, même pour Warlikowski, ce qui n’a pas dû manquer de l’étonner. 
François Lafon  

Opéra National de Paris-Bastille, jusqu’au 25 avril. En direct au cinéma le 16 avril (réalisation Stéphane Medge), diffusion ultérieure sur Mezzo. En différé sur France Musique le 12 mai (Photo © Bernd Uhlig / OnP)

Aux Bouffes du Nord : Zauberland (Le Pays enchanté), une rencontre avec Dichterliebe de Schumann, mis en scène par Katie Mitchell. Cela commence comme un récital « normal » : soprano en lamé noir, pianiste en smoking. Mais d’autres men in black viennent troubler le cérémonial, ballet incessant entraînant la chanteuse dans un kaléidoscope de souvenirs. On comprend – notes de programme aidant – que celle-ci, enceinte, a fui l’enfer syrien pour gagner l’Allemagne, « Pays enchanté » où (croit-elle) on peut se repaître de musique et de poésie, et qu’elle rêve ce concert au moment où meurt son époux resté au pays. Par les interstices laissés par Schumann lorsqu’il a supprimé, sans expliquer pourquoi, deux fois deux poèmes de Heinrich Heine de son célèbre cycle, se glissent dix-neuf lieder de notre temps – textes du dramaturge anglais Martin Crimp, musique du compositeur, organiste et directeur d’opéra Bernard Focroulle. Redoutable gageure que de « relire ces Amours du poète à la lumière de notre temps », exil intérieur vs migration de masse. Double écueil : la métaphore politico-humanitaire (la forteresse culturelle occidentale poreuse malgré elle au grand vent de l’Histoire) et la redondance scénique (dans le lied, art de l’évocation, son et image) risquent de se tuer l’un l’autre. Non moins périlleuse : la greffe Schumann/Heine – Focroulle/Crimp. A force de fluidité, d’élégance, d’étrangeté, la mise en scène déjoue pour l’essentiel les deux premiers pièges, de même que la musique plus interrogative que démonstrative de Focroulle et le texte elliptique de Crimp offrent un subtil contrepoint au chef-d’œuvre schumannien sans chercher à rivaliser avec lui. Et pourtant - question de tempo ou imperfection structurelle ? - on a, pendant le dernier quart d’heure de ce spectacle court (1h15) une impression de déjà dit et de déjà entendu. Performance de Julia Bullock (révélée par Focroulle au festival d’Aix dans le Rake’s Progress de Stravinsky) et de Cédric Tiberghien au piano, tous deux passant d’un monde à l’autre sans solution de continuité, secondés par un très virtuose quatuor de comédiens-tortionnaires-accessoiristes.
François Lafon 

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 14 avril. Tournée (France, Allemagne, Etats-Unis, Royaume-Uni, Russie, Belgique) jusqu’en mai 2020 (Photo © DR)

dimanche 31 mars 2019 à 00h31
A l’Opéra Comique, 570ème représentation du Postillon de Longjumeau d’Adolphe Adam, la 569ème datant de 1894. Du prolifique Adam, les balletomanes connaissent la musique de Giselle, et un public beaucoup plus large a en tête celle du cantique Minuit chrétien … sans savoir qu’elle est de lui. Ce Postillon aux accents faciles mais attrayants, joué partout et en particulier en Allemagne où Wagner lui-même se le chantait en boucle, aurait perdu son aura par la faute du chemin de fer, lequel a sonné le glas des diligences et de leurs cochers, « Oh qu’il est beau, qu’il est beau, qu’il est beau le postillon de Longjumeau » sonnant mieux en effet que « Oh qu’il est beau, qu’il est beau, qu’il est beau le chef de gare de Longjumeau ». C’est son côté théâtre dans le théâtre qui, selon ses dires, a inspiré Michel Fau, maître d’œuvre de cette résurrection. Une mise en abîme assez profonde : « A l’inimitable Lully, dont nous ne connaissons plus que le nom, a succédé l’inimitable Rameau, dont nous n’avons jamais entendu une note », écrivait Adam en 1857. L’ouvrage, censé se passer sous Louis XV, est donc un fantasme XVIIIème, une fantaisie sur la France bourbonnienne vue depuis celle de Louis-Philippe, roi bourgeois issu de la branche cadette d’Orléans. Comme toujours Fau fait dans le trop, mais un trop raffiné, parodiant l’opéra baroque en même temps que l’opéra-comique de nos grands-parents, avec des embardées dans le burlesque hollywoodien lorsqu’il apparaît lui-même en double (dans tous les sens du terme)/dame suivante de l’héroïne, subterfuge bien venu dans cette improbable histoire de postillon abandonnant son épouse le jour de ses noces pour devenir ténor d’opéra et se remariant avec elle dix ans plus tard sans la reconnaître, celle-ci s’étant muée en grande dame à la suite d’un héritage. Dans des toiles peintes baroco-flashy d’Emmanuel Charles et des costumes non moins fous (mais chics, signés Christian Lacroix), sous la direction elle aussi « too much contrôlé » de Sébastien Rouland à la tête du Chœur Accentus et de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen, une distribution sans faute entoure la pétulante Québécoise Florie Valiquette en double épouse et le ténor oiseau rare sans lequel Le Postillon est impossible : le phénoménal Michael Spyres - désormais un habitué de la maison -, dont le très attendu contre-ré ne sort pas très droit ce soir, mais dont la présence, le style … et les suraigus de rattrapage font à juste titre crouler la salle. 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu'au 9 avril. En différé sur France Musique le 28 avril (Photo © Stéphane Brion)

Festival Rachmaninov et la musique russe à la Scala-Paris, seconde semaine après Chopin and co (voir ici) des 18h30 dédiés à la nouvelle génération d’interprètes. Quatre jeunes pianistes encore, quatre façons d’écouter Rachmaninov et ses pairs. Quoi de commun entre Clément Lefebvre (28 ans – France) et Ilya Rashkovskiy (34 ans – Russie) ? L’un joue français, l’autre russe, dirait M. de La Palisse. Pas si simple. Indices : le premier adjoint au 5ème Moment musical et à six Etudes-Tableaux (n° 1, 2, 4, 5, 6, 9) la 3ème Sonate de Scriabine, passage en quatre mouvements intitulés « Etats d’âme » du postromantisme à un univers sans repères connus, le second confronte la 2ème Sonate de Rachmaninov aux Tableaux d’une exposition de Moussorgski. Lefebvre, champion au disque de Couperin et Rameau (voir ), fait entendre le jeu permanent, dans les prouesses techniques des Etudes-Tableaux, entre tradition, virtuosité et (tout de même) prospective, débouchant tout naturellement sur Scriabine prêt à basculer dans un autre monde. Rashkovskiy fait flamber la 2ème Sonate, comme il va peindre chez Moussorgski des paysages hallucinés, n’hésitant pas à martyriser le piano tout en rappelant dans les passages doux qu’il est capable d’un toucher arachnéen. Deux façons en tout cas de montrer que Rachmaninov n’est pas (seulement) un nostalgique hors-temps comme il a été hors-sol. Superbe acoustique de La Scala, conçue pour la musique autant que pour le théâtre, mais qui sert moins le toucher souple de Clément Lefebvre. Public de plus en plus nombreux dans cette salle que les mélomanes curieux (et, espérons-le, un nouveau public) commencent à inclure dans leurs circuits.
François Lafon

La Scala-Paris, jusqu’au 30 mars. A lire : L’Intégrale des ombres, d’Olivier Schmitt, histoire mouvementée du lieu depuis Aristide Bruant (« A la Scala » – 1877) jusqu’aujourd’hui. (Photo Ilya Rashkovskiy © DR)

dimanche 24 mars 2019 à 22h37
A l’Opéra-Auditorium de Dijon : Les Boréades de Jean-Philippe Rameau. Une forme d’accomplissement dans la ville natale du compositeur que cette ultime tragédie lyrique frappée deux siècles et demi durant d’un sort étrange : annulation de la création en 1764 pour cause de décès de Rameau ou/et parce que l’ouvrage posait  trop de problèmes techniques, en réalité parce que des formules telles « Le bien suprême, c’est la liberté » (livret non signé mais presque sûrement de Louis de Cahusac) ne passait déjà pas vingt avant Le Mariage de Figaro, polémique fortement médiatisée un peu plus de deux siècles plus tard due à des complications juridico-artistiques, les droits d’exploitation de l’ouvrage ayant été confiées - selon la loi française, mais pas internationale -  par la Bibliothèque Nationale à un éditeur privé. Toutes tempêtes calmées, reste un chef-d’œuvre en forme de bilan, celui de Rameau vis-à-vis de la tragédie lyrique qu’il aura défendue jusqu’au bout, géniale démonstration que pour corseté qu’il soit, le genre permettait bien des innovations. Pas facile, même habillés d’une musique somptueuse, de mettre en scène le Vent du Nord (Borée) et ses fils (les Boréades), ceux-ci prétendant selon la coutume ancestrale soumettre une belle insoumise. Le justement adulé Barrie Kosky, directeur du Komische Oper de Berlin (coproducteur du spectacle) dont la relecture du Castor et Pollux de Rameau a laissé un grand souvenir à Dijon, a évité les pièges : pas de transposition ni d’actualisation attendues (la scène se passe en Bactriane, c’est-à-dire en Afghanistan), mais une « boite magique » s’ouvrant par le milieu, où une princesse rêve d’un amour libre de toute contrainte pour se retrouver seule après que le monde ancien (« Ne vous souvenez de vos peines que pour mieux sentir vos plaisirs ») aura été balayé par le vent de l’histoire. Gestique virtuose (chacun poussé par les vents contraires), ballets électrisés par six danseurs mi-baroques mi-Tex Avery entraînant des choristes déchaînés eux-aussi, plateau vocal équilibré dominé par le couple Hélène Guilmette - Mathias Vidal – ce dernier vrai haute-contre "à la française" – et par l’éclectique Emmanuelle De Negri dans un quadruple rôle, tous dirigés de main de maître par Emmanuelle Haïm à la tête de son Concert d’Astrée (orchestre et chœurs), autant à son affaire dans les grandes envolées dont l’ouvrage est généreux que dans la tendre autant que célèbre « Entrée de Polymnie ».
François Lafon

Opéra de Dijon - Auditorium, jusqu’au 28 mars - A venir sur Culturebox et Mezzo - DVD Warner en 2021 (Photo © Gilles Abegg - Opéra de Dijon)

jeudi 21 mars 2019 à 23h13
Festival International Chopin à la Scala-Paris, précédant Rachmaninov et la musique russe (la semaine prochaine). Deux fois quatre récitals-cartes blanches à de jeunes pianistes, Tanguy de Williencourt (29 ans – France) ouvrant le bal mercredi 20 devant une salle comble et sur fond de toile d’araignée géante, décor du spectacle de James Thierrée Raoul, lui aussi sold out dans ce lieu où il faut être, bien qu’ouvert depuis peu. La règle du jeu étant Chopin et ce qu’il vous inspire, Williencourt fait précéder la 3ème Ballade de la Fantaisie en ut mineur de Mozart et intercale la Vallée d’Obermann de Liszt (Première Année de Pèlerinage) entre les trois Valses op. 64 et le 4ème Scherzo. Bien vu, d’autant que ladite Fantaisie a déjà des couleurs romantiques et que Liszt a magistralement théorisé (et paraît-il imité au piano) le rubato selon son ami Chopin (« Le vent joue dans les feuilles mais l’arbre ne bouge pas »). Un rubato que le pianiste manie avec un charme indéniable, au risque de mettre sous le boisseau la forte personnalité dont il fait preuve ailleurs. Le lendemain Ismaël Margain (27 ans – France) lui aussi passé (entre autres) par la classe de Roger Muraro au Conservatoire, manie le concept de manière plus cérébrale, panachant les quatre Impromptus de Chopin (ou les trois Impromptus plus la Fantaisie-Impromptu, page justement célèbre restée inédite du vivant du compositeur) et les six de Fauré, le tout mettant en valeur sa vélocité digitale et le ton improvisant qui est sa signature, qualité que l’on retrouve dans deux bis très personnels et pince-sans-rire où apparaît un naturel plus jazz, annoncé dans sa petite allocution initiale par l’aveu qu’il ne connaissait jusqu’ici La Scala et son excellente acoustique que pour y avoir assisté à une concert électro.
François Lafon

La Scala-Paris, Festival international Chopin jusqu’au 23 mars.
Festival Rachmaninov et la musique russe, du 27 au 30 mars
(Photo:Ismaël Margain, Joseph Moog, Leonardo Pierdomenico, Tanguy de Williencourt©B. Millot, Thommy Mardo, DR)

Ouverture au Théâtre de l’Athénée du Festival Le Balcon - deux semaines d’événements variés pour fêter dans sa maison-mère le dixième anniversaire de l’ensemble à nul autre pareil dirigé par Maxime Pascal : Jakob Lenz, opéra de Wolfgang Rihm d’après la nouvelle de Georg Büchner. Entre Rihm, Büchner et Lenz, d’étranges corrélations, des histoires croisées de jeunesse tourmentée : le premier a vingt-sept ans quand son opéra est créé à Hambourg. D’emblée, c’est le succès, on loue cet ouvrage qui ne ressemble qu’à lui-même tout en revendiquant une glorieuse hérédité. Büchner, en 1835 (il avait vingt-deux ans), avait, lui, rendu hommage à Jakob Lenz dans une nouvelle hallucinée, où l’ami de Goethe, le héros du Sturm und Drang mort fou à quarante-et-un ans était recueilli par un pasteur bien intentionné et torturé par un « visiteur » sadique. En créateur protéiforme qu’il était déjà, Rihm a fait entrer ces deux univers dans l’heure et quart que dure son opéra, comme Büchner avait fait de Lenz un personnage de son propre théâtre : on retrouve Woyzeck (Büchner) et ses tortionnaires, Le Précepteur (Lenz) et son malheur socialo-sentimental. Sa musique, pour onze instrumentistes, trois voix solistes et un sextuor vocal, parvient tel Alban Berg dans … Wozzeck (d’après Büchner) mais avec des moyens tout différents, à nous faire entrer dans la tête du poète schizophrène. Chemin suivi, visuellement, par le vidéaste Nieto, collaborateur fidèle du Balcon, transformant le plateau de l’Athénée en abîme - forêt, cerveau malade, dessins fous – dans lequel sombre le baryton Vincent Vantyghem - d’autant plus à son affaire qu’il est aussi psychiatre -, entouré des excellents Michael Smallwood et Damien Pass (déjà remarqué avec Le Balcon dans Donnerstag aus Licht de Stockhausen – voir ici).  Après, sur la même scène, les mises en abyme théâtre/musique que sont Ariane à Naxos de Strauss, Le Balcon de Peter Eötvös (d’après Genet) et La Métamorphose de Michaël Levinas d’après Kafka (dont la captation est projetée dans le cadre du festival), Le Balcon montre une fois de plus qu’il a de la suite dans les idées. 
François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris. Festival Le Balcon jusqu’au 30 mars. Jakob Lenz les 22 et 29 mars (Photo © Le Balcon)

A la MC 93 de Bobigny : La Chauve-souris de Johann Strauss fils, par l’Académie de l’Opéra de Paris. En guise d’introduction, la metteur en scène Célie Pauthe explique en voix off qu’elle ne savait trop quoi faire de l’opérette préférée des Viennois, jusqu’à ce qu’elle découvre que celle-ci avait été montée par les prisonniers du camp « modèle » de Terezin, promis à la mort après avoir été utilisés par la propagande nazie. Deux questions donc : pourquoi La Chauve-souris, là et à ce moment ? , et comment La Chauve-souris aujourd’hui, avec une troupe de jeunes chanteurs venus de tous les pays ? Elément de réponse pour le première (extrait du premier acte) : « Heureux celui qui oublie ce qu’on ne peut changer ». La seconde est plus pragmatique mais non moins abyssale : « Quelle meilleure machine de théâtre que cette histoire débridée, où chacun joue un personnage qu’il n’est pas ? » Une façon donc d’évoquer la danse sur un volcan dont les Viennois se sont fait une spécialité, et de faire apparaître le double sens d’un texte pas si innocent, tel « Ce cher pays où j’étais si heureuse » évoqué par la fausse Magyare Rosalinde dans sa Czardas du 2ème acte. Dans la pièce de Sarah Berthiaume Yukonstyle comme dans Des Arbres à abattre de Thomas Bernhard (Théâtre de la Colline), Célie Pauthe avait trouvé la juste distance pour explorer les confins du monde et de la conscience. Ici, elle insiste : longs panoramiques d’une visite filmée de Terezin, poème du déporté Robert Desnos (« Or, du fond de la nuit… ») en surimpression, extraits du célèbre documentaire nazi « Le Führer offre une ville aux juifs », commenté au troisième acte par Frosch, le geôlier porté sur la bouteille. Cela fait baisser le tonus du spectacle, comme si les déportés n’avaient pas eu besoin, face au pire, de  « faire comme si …» en se mesurant justement au symbole le plus frivole du monde d’avant. Les académiciens de l’Opéra se dépensent en tout cas sans compter dans l’exercice de haute voltige consistant à jouer (en français) et à chanter (en allemand) une musique vocalement aussi exigeante que celle de  bien des opéras « sérieux », accompagnés par un petit ensemble (membres de l’Académie et de l’Orchestre-Atelier Ostinato) évoquant les valses de Strauss adaptées par Schönberg ou Webern (réduction Didier Puntos), plus important que le duo piano-harmonium utilisé - selon le compositeur déporté Viktor Ullmann - à Terezin, mais trop discret pour relancer la perpetuum mobile straussien.
François Lafon 

MC 93, Bobigny, jusqu’au 23 mars - Les 2 Scènes, Besançon, du 3 au 5 avril – Théâtre Impérial de Compiègne le 26 avril – Maison de la culture d’Amiens, du 15 au 17 mai – MC2 Grenoble du 22 au 24 mai. Deux distributions en alternance (Photo © DR)

Aux Bouffes du Nord : En silence, opéra de chambre d’Alexandre Desplat (livret, musique, direction) et Solrey (livret, mise en scène, vidéo), d’après la nouvelle éponyme de Yasunari Kawabata (in Première Neige sur le mont Fuji). Drôle de titre pour un opéra, drôle de sujet aussi, drôle de projet pour un compositeur de cinéma multi-césarisé et oscarisé : trois espaces (verger, maison, lieu du réel), trois personnages (un narrateur, deux chanteurs), musiciens par groupes de trois pour raconter l’histoire d’un illustre écrivain paralysé, incapable de parler ni d’écrire, veillé par sa fille dans une maison proche d’un crématorium, au-delà d’un tunnel où rôde le fantôme d’une jeune femme. Rien que de naturel dans l’imagination japonaise, mais pas évident pour des occidentaux à représenter et mettre en musique que cette nouvelle d’un maître de l’irrationnel, traitant de la mémoire et de l’oubli, du passé et du présent, du réel et de l’au-delà, de l’apparition et de la disparition. « Un acte de résilience en écho à la blessure profonde du silence de mon violon, » explique Solrey, dans une autre vie Dominique Lemonnier, violoniste renommée devenue hémiplégique du bras gauche à la suite d’une opération. Et de la part de Desplat, un passage du miroir rêvé par nombre de ses confrères « habilleurs de films », de Bernard Herrmann à George Delerue. Pari en grande partie gagné. Mouvements millimétrés, éclairages irréels, costumes épurés, musiciens alignés en fond de scène comme passeurs d’un autre monde : pas de japonaiseries, mais accès pourtant à une dimension tout orientale où le temps est aboli, où le silence est l’ultime étape du parcours de toute une vie. La musique est à l’avenant, exempte de folklore, comme en apesanteur, orchestralement très travaillée et évocatrice (on sent l’homme de spectacle), vocalement exigeante (larges écarts pour la soprano et le baryton), plus originale cependant dans le jeu voix parlée-instruments que dans le récitatif-litanie hérité du théâtre musical des années 1980. Deux représentations parisiennes seulement après la création au Luxembourg en février, public « festival de Cannes » où l’on remarque d’autant plus la haute silhouette de Pascal Dusapin. 
François Lafon 

Bouffes du Nord, Paris, 2 et 3 février (Photo © Silvia Delmedico/Les Théâtres de la Ville de Luxembourg)

Lundis de l’Athénée 2019 n°3 : mélodie française par Stéphane Degout et Alain Planès. Duo de solistes, Debussy, Fauré, Chabrier et Duparc n’ayant pas prévu de hiérarchie entre le chanteur et le pianiste (Il y a deux ans, même lieu, même série, c’était avec Cédric Tiberghien que Degout faisait équipe pour un mémorable récital Ravel-Poulenc – voir ici). Alliage réussi que cette voix égale sur toute la tessiture et ce piano évocateur et coloré. On pense à les écouter à Roland Barthes, non pas tant à l’article célèbre de Mythologies comparant le chant « bourgeois » de Gérard Souzay à celui, « essentiel », de Charles Panzéra, mais à la comparaison qu’il fait, dans Sur Racine, de Maria Casarès et Alain Cuny dans Phèdre (TNP, 1958), la première jouant la tragédie « comme si elle était personnellement concernée », le second « n’intervenant dans son propre discours que pour manifester clairement ses plus grands changements ». C’est bien par pans – on pourrait dire par paysages – que Degout fait avancer le discours – diction précise, musicalité irréprochable, implication totale mais non intrusive, évitant l’explication de texte à laquelle se livrent tant d’interprètes, au cas où l’on n’aurait pas compris que Verlaine (Debussy, Fêtes galantes – Fauré, Mandoline) et Catulle-Mendès (Chabrier, Chanson pour Jeanne) ne planent pas dans les mêmes cieux. Ce n’est - après la récréation Chabrier - que chez Duparc, où le lyrisme fait partie de l’expression, que l’on retrouve en partie Degout chanteur d’opéra, sans rien de démonstratif cependant, après un splendide Promenoir des deux amants (Debussy – Tristan L’Hermite). Bis savoureux - où Ravel fait une apparition fugitive -, Planès, en grand artiste, sachant suspendre le son comme  Degout suspend le sens. 
François Lafon 

Théâtre de l’Athénée, 23 février (Photo : Stéphane Degout©DR)

Ouverture à l’Auditorium de Radio France du 29ème Festival Présences, consacré cette année à Wolfgang Rihm. Pas facile pour ce premier concert (sur quinze), d’imaginer un programme emblématique de ce compositeur prolifique, dont Pascal Dusapin - qui le dit son « frère allemand » - décrit la musique comme « une rivière, laquelle peut se faire grand fleuve ou petit ruisseau ». Bertrand Chamayou, pianiste en résidence-maison et ordonnateur de la soirée, a joué la parenté instrumentale : une oeuvre du maître (piano seul) pour commencer, L’Eclair d’Hugues Dufourt d’après Rimbaud (deux pianos, deux percussions) ensuite, Refrain de Karlheinz Stockhausen (piano, vibraphone, célesta amplifié, woodblocks) après l’entracte, Atomization, Loop & Freeze de Martin Matalon enfin, autre création mondiale de la soirée. Parenté de style plus relative, même si les formations requises par les pièces de Dufourt et Matalon évoquent chacune à sa façon la Sonate pour deux pianos et percussions de Bela Bartok, celle de Dufourt, en frontispice de laquelle le pianiste Sébastien Vichard se fait récitant rimbaldien, requérant la même formation, celle de Matalon faisant appel à trois pianistes et trois percussionnistes dirigés par le compositeur lui-même, comme un final à grand spectacle de ce concert commençant en solo par le brûlant (définition par Rihm de … Schönberg) Klavierstücke n° 6 (remplaçant la pièce nouvelle que la maladie a empêché Rihm de composer), dont Chamayou contribue à faire, en pianiste multitâche aux doigts infaillibles qu’il est, un big bang rihmien dont le reste découlera. Sans faute pour l’« All Star Band » réuni, avec entre autres la pianiste Vanessa Benelli Mosell et le percussionniste Florent Jodelet. Restent, en cinq jours encore, quatorze concerts et une cinquantaine d’œuvres de trente-huit compositeurs pour achever le portrait de Rihm en démiurge de son temps. 
François Lafon

Présences, festival de création musicale de Radio France, du 12 au 17 février (Maison de la Radio, cinéma le Balzac). Concerts retransmis par France Musique (Photo Wolfgang Rihm © DR)

A l’Opéra du Rhin : La Divisione del Mondo (1675) de Giovanni Legrenzi. Un « chef-d’œuvre inconnu », selon Christophe Rousset, d’un compositeur pas assez connu, figure pourtant après Monteverdi et Cavalli de la troisième génération des grands de l’opéra vénitien. La partition de cette "Division du monde" n’était pourtant pas loin, dormant à Paris sur un rayonnage de la Bibliothèque Nationale et éditée en l’an 2000 seulement par le chef Thomas Hengelbrock. Une musique superbe en effet, et efficacement théâtrale, remplaçant le recitar cantando de ses prédécesseurs par un montage virtuose d’arias éclairs reliés par des récitatifs non moins fulgurants, épousant le rythme fou de l’histoire. Car s’il met en scène les dieux de l’Olympe, c’est – toute chronologie gardée – à la manière d’Offenbach que Legrenzi et son librettiste Corradi le font, quatre générations d’immortels se retrouvant entraînés dans vaudeville érotico-familial dont Vénus et Discorde (4ème génération) sont les dei pas du tout ex machina, la très mode metteur en scène néerlandaise Jetske Mijnssen remplaçant (qui ne le fait maintenant ?) machines baroques et Jupiter en jupette par les fastes faux luxe du soap opera, moderne mythologie. Cela fonctionne à plein dans la première partie, menée à un train d’enfer (si l’on peut dire), un peu moins dans la seconde, où la musique prend de l’ampleur jusqu’au grand air (de Vénus bien sûr) et où dieux et déesses – passablement sonnés à l’instar du décor dévasté - prennent une dimension plus humaine (si l’on peut dire, bis). Rousset jongle en chef de théâtre aguerri avec ce panaché folie-failles cachées, menant à la tête de ses impeccables Talens Lyriques une troupe de chanteurs-acteurs aussi brillamment dirigés musicalement que scéniquement. 
François Lafon 

Opéra du Rhin : Strasbourg jusqu’au 16 février, Mulhouse les 1er et 3 mars,  Colmar le 9 mars. Nancy, Opéra, du 20 au 24 mars. Versailles, Opéra Royal, les 13 et 14 avril (Photo © Klara Beck)

Aux Bouffes du Nord, Heptaméron  - récits de la chambre obscure, de Marguerite de Navarre, agrémenté de madrigaux de Monteverdi, Marenzio, Gesualdo, Pallavicino et Rossi. Un spectacle ouvert comme les cultive Benjamin Lazar, associé cette fois à Geoffroy Jourdain et à son ensemble Les Cris de Paris. A partir du recueil inachevé de la sœur de François Ier, où cinq hommes et autant de femmes se retrouvent isolés du monde durant sept jours de pluie diluvienne (Hepta : sept - méron : partie du tout – référence au Décaméron de Boccace), se racontant  des histoires d’amour et de mort qu’ils ont vécues, entendues ou imaginées, Lazar a mêlé les sources et les époques, les huit chanteurs-acteurs-instrumentistes et les trois comédiens réunis passant de Marguerite de Navarre à … eux-mêmes, du français Renaissance au parler le plus contemporain, selon le style très mode du « jeu transparent » (costumes de tous les jours, déguisements improvisés, interprétation des personnages tout en restant visibles en tant qu’individus). Cela donne des « moments de théâtre », comme les confidences récurrentes en franglais (mais pas seulement) du comédien Geoffrey Carey, mais frôle la monotonie quand se répète l’alternance récits-madrigaux. Question d’espace (un sol nu avec trous et trappes, inspiré de Vinci et Dürer), d’éclairage (rien d’une « chambre obscure », fût-elle celle de l’âme) ? On ne sent pas vraiment cet univers protégé et dangereux à la fois, suggéré par des projections de très actuels accidents et attentats, si ce n’est au détour de quelques madrigaux formidablement réanimés, moments de grâce où apparaît la « dramatisation de la disparition du désir, l’autodestruction de la forme par son sujet même » caractéristiques du genre selon Geoffroy Jourdain. 
François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 23 février. Opéra de Reims, 1er et 2 mars, Théâtre de Caen, 12 et 13 mars. Le Trident, Cherbourg, 18 et 19 mars. Théâtre d’Angoulême, 22 et 23 mars. Théâtre de Liège (Belgique), du 31 mars au 4 avril (Photo © Simon Gosselin)

samedi 26 janvier 2019 à 02h10
Suite du cycle Berlioz à l’Opéra Bastille et production de luxe pour les cent-cinquante ans de la mort du compositeur : Les Troyens, dirigé par Philippe Jordan et mis en scène par Dmitri Tcherniakov. Ovation générale quand le rideau tombe (comme un voile jeté, alla Patrice Chéreau) sur La Prise de Troie (actes 1 et 2). Pas besoin de montrer le Cheval : la ville bombardée (référence à Beyrouth photographié par Raymond Depardon), les puissants aveuglés trônant dans un palais coupé du monde, la mort par le feu, l’exil forcé nous parlent en direct, le tout commenté - société du spectacle oblige - par des bandeaux déroulants façon chaînes d’info. On a conscience d’assister à la recréation de l’ouvrage, selon notre époque et pour elle (et là aussi l’on pense à Chéreau). La musique elle-même en est transfigurée, shakespearienne comme jamais en dépit de la tendance de Jordan à en lisser les contrastes. Huées nourries en revanche quand, deux heures plus tard, se termine Les Troyens à Carthage (actes 3-5), une partie du public n’ayant pas supporté de se retrouver dans un centre de soins en psycho-traumatologie militaire dont la directrice Didon - proclamée Reine (couronne de carton et traîne en papier-crépon) par les pensionnaires - va accueillir un groupe de migrants dont le chef lui déclare son amour par-dessus une table en Formica. Pas facile en effet de passer de la vérité crue au jeu volontiers pervers du regietheater, où l’on se demande comment le metteur en scène va faire entrer l’œuvre dans la fable parallèle par lui imaginée. Beau succès en revanche pour les chanteurs, confrontés - quel qu’en soit le cadre - à des héros tragiques plus grands que nature et formidablement coachés par le grand directeur d’acteurs qu’est Tcherniakov : Stéphanie d’Oustrac en Cassandre plus déterminée que possédée, Brandon Jovanovich triomphant de la tessiture tueuse d’Enée, Stéphane Degout en militaire refusant d’imaginer l’inimaginable, Cyrille Dubois céleste dans la mélodie de Iopas, Ekaterina Semenchuk peu flatteusement vêtue d’une liquette jaune canari, mourant en beauté après avoir fait craindre qu’elle ne confonde Didon avec Amneris dans Aida. Orchestre et chœurs superlatifs en dépit de quelques décalages, ne faisant tout de même pas oublier les coupures « dramaturgiques » (à commencer par le savoureusement décalé "duo des Sentinelles", impossible en effet dans ce contexte) privant les puristes de Troyens en version enfin intégrale à l’Opéra de Paris.

François Lafon

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 12 février. En léger différé le 31 janvier sur Arte et Arte Concerts. En différé le 10 mars sur France Musique (Photo © Vincent Pontet / OnP)

Au Palais Garnier : Il Primo Omicidio, oratorio à six voix d’Alessandro Scarlatti (1707). En scène, Adam, Eve et leurs enfants Abel et Caïn - celui-ci commettant le premier homicide en tuant celui-là - Dieu et le Diable, pas de chœur. Aux commandes : Romeo Castellucci (mise en scène, scénographie, costumes, éclairages) et René Jacobs (direction), le premier annonçant une réflexion sur « le mystère de la présence du Mal chez Dieu », le second décrivant la musique comme « volontairement pas dramatique ». Un spectacle rien moins qu’austère pourtant, justifiant pour une fois la théâtralisation d’une œuvre conçue pour le concert. En 1998, Jacobs avait ressuscité au disque (comme chef et soliste : il était la voix … de Dieu) cet opus oublié dans la riche production de Scarlatti (trente oratorios, une centaine d’opéras, entre autres). En Castellucci, maître de l’immatériel scénique, il a trouvé le partenaire rêvé pour faire avec cet ouvrage ses débuts (à soixante-douze ans !) dans la fosse de l’Opéra de Paris. Première partie littérale mais très référentielle, dans le style castellucien : fonds mouvants, symbolique des couleurs, gestique descriptive renvoyant à la rhétorique baroque en peinture, agneau sacrifié par Abel symbolisé par une grande poche de sang, le tout sous une immense Annonciation de Simone Martini tête en bas, comme une guillotine menaçant les chanteurs : « Ave-Eva, Marie croit en l’Ange, Eve au Serpent ». Il faudra cependant attendre le meurtre primordial pour que frappe l’Idée sans laquelle Castellucci ne serait pas Castellucci : les protagonistes disparaissent dans la fosse, remplacés sur scène par des enfants à leur image. « On se retrouve brutalement confrontés à l’innocence », explique le maître. Ambiguïté non moins castelluccienne pour finir, lorsque lesdits enfants couvrent la terre d’une grande bâche de plastique, tandis que la voix divine annonce la Bonne Nouvelle : « Il pourrait s’agir d’enfants qui jouent à re-faire la création, comme un jeu de rôle ». Tout cela porté, transcendé par une musique inspirée, dont Jacobs, selon son habitude, a enrichi l’orchestration « sans céder à la vanité » pour le grand espace du Palais Garnier, dirigeant son bien-aimé B’Rock Orchestra (créé en 2005 à Gand) et des solistes impeccables (« Je dois inviter mes chanteurs à trouver une forme de chasteté ») avec le mélange de somptuosité et de recueillement qui le caractérise. 
François Lafon 

Opéra National de Paris, Palais Garnier, jusqu'au 23 février. En différé sur France Musique le 17 mars (Photo © Bernd Uhlig / OnP)

Ouverture de la 4ème saison des « nouveaux » Lundis de l’Athénée, résurgence de la série - devenue culte - créée par Pierre Bergé en 1977. Récital dans l’air du temps (le nôtre) de Julie Fuchs (soprano) avec Alphonse Cemin (pianiste et directeur artistique de ce revival), soirée de mélodies conçue comme un tour de chant, échappant au style « lèvres pincées » naguère épinglé par l’humoriste anglaise Anna Russell. Commentant le programme, annonçant les oeuvres (musiciens et poètes) un peu à la façon Juliette Gréco, Julie Fuchs enchaîne Barbara (Une petite Cantate) et Debussy/Verlaine (Ariettes oubliées), Björk (The sun in my mouth, poème de E.E. Cumings) et George Crumb, dont elle chante le superbe cycle Apparition (poèmes de Walt Whitman) avec un sérieux dans l’étrangeté qui rappelle Cathy Berberian  à l’époque Bergé des Lundis, formidablement secondée par Cemin maîtrisant en virtuose le piano amplifié. Timbre lumineux, jonglant avec les styles et les époques, elle marie aussi Francis Poulenc-Louise de Vilmorin (formidable Aux Officiers de la garde blanche, indirectement adressé à André Malraux) et Cole Porter, affirmant l’éclectisme dont elle s’est toujours réclamée, alors que Deutsche Grammophon annonce son album de bel canto "Mademoiselle". Cinq Lundis encore jusqu’en juin, avec entre autres les barytons Stéphane Degout et Thomas Oliemans, respectivement accompagnés par Alain Planès et Malcolm Martineau.   
François Lafon

Théâtre de l’Athénée, 21 janvier. Diffusion ultérieure sur France Musique (Photo © Sarah Bouasse)

Revelge (Réveil), un des derniers lieder de Mahler sur un poème tiré du recueil « Des Knaben Wunderhorn » (Le cor merveilleux de l’enfant), est un défilé de fantômes après la bataille, une procession de squelettes, une marche implacable que la mort elle-même n’a pu interrompre. On est en 1899, et Mahler trouve ici des accents qui glacent et qui, dans leur diversité, auront chacun leur contrepartie dans l’œuvre symphonique : le côté fantastique  de Revelge dans la Septième, son côté réaliste dans la Sixième (1904). De l’ensemble sortira Wozzeck d’Alban Berg. Malgré ses points de rencontre avec (et ses citations de) Revelge, la Sixième Symphonie est celle de Mahler où le recul de l‘élément lied est le plus net. Dense, énergique, solidement structurée, elle est témoin de luttes furieuses. A la tête de son Orchestre philharmonique  de Radio France, Mikko Franck a fait ressortir sa violence, par une lecture âpre, linéaire, aux sonorités pointues. Mais de ces luttes, l’issue jusqu’au dernier moment ou presque reste indécise. Le finale de la Sixième (une demi-heure à lui seul) est - surtout en son centre - une alternance kaléidoscopique de situations négatives et positives. D’où l’importance, en l’occurrence bien mise en évidence, du dernier épisode, qui entérine la défaite.  La Sixième est la seule symphonie de Mahler qui se termine  « mal », par un chant funèbre des trombones puis par un simple pizzicato qu’on a comparé à une dernière pelletée de terre sur une tombe encore fraîche. Reste que le héros est mort debout.
Marc Vignal
 
Auditorium de Radio France, 18 janvier (Photo © Christophe Abramowitz)

samedi 19 janvier 2019 à 00h43
4ème saison, salle Cortot (Ecole Normale de Musique), du Centre de Musique de chambre de Paris : Beethoven Labyrinthus. Même principe que l’ébouriffant Parlez pas de Mahler ! l’année dernière (voir ici) : un concert-spectacle d’une heure, pédagogique mais pas scolaire, utilisant les outils de notre temps – numérique compris – pour nous faire entrer dans la tête d’un compositeur. Fil conducteur : un film en 3D façon séries décalées d’Arte et une bande son clinique faisant entendre l’évolution de la surdité du musicien, jusqu’à une 9ème Symphonie réduite à un cauchemardesque bourdonnement. Ponctuations musicales : du classique Trio opus 1 n° 3 pour violon, violoncelle et piano à la géniale "Grande Fugue" op. 133 pour quatuor à cordes, « labyrinthe initiatique aussi difficile à jouer qu’à comprendre » selon Jérôme Pernoo, initiateur et metteur en scène du projet, lequel ajoute, parlant pour Beethoven via la voix off du film : « Ma vie, en quelque sorte ». Signature maison : les instrumentistes jouent par cœur et investissent le plateau entier, chorégraphiant la musique avec une bluffante pertinence. Tous seraient à citer … même les sédentaires, tels le pianiste Kojiro Okada (superbe 1er mouvement de la Sonate « Appassionata ») ou le violoncelliste Jean-Baptiste Maizières, autour duquel s’organise l’éclairant ballet de la "Grande Fugue". Autre principe maison : un mini-concert en début de soirée, cette fois un bouquet de Lieder de Richard Strauss par deux lauréats de l’Académie Philippe Jaroussky (voir ) : la soprano kazakhe Anara Khassenova – voix scintillante alla Lucia Popp – pertinemment accompagnée par le pianiste français Vincent Mussat. Autres alléchants programmes de la saison : Bach and breakfast (chantez Bach avec les musiciens), Bœuf de chambre et Souvenir de Tchaïkovski
François Lafon 

Ecole Normale de Musique, Salle Cortot, jusqu’au 26 janvier (Photo : Kojiro Okada © DR)

samedi 12 janvier 2019 à 00h56
Ouverture du premier (sur deux) Week-end Berlioz à la Philharmonie de Paris, avec François-Xavier Roth et Les Siècles (instruments français de 1830). Programme festif, confrontant l’ouverture de l’opéra Benvenuto Cellini et celle du Carnaval romain - géniale extrapolation dudit opéra -, toutes deux encadrant celle de l’opéra-comique Béatrice et BénédictUn caprice écrit avec la pointe d’une aiguille »), le tout suivi de « Roméo seul » et de la « Grande Fête chez Capulet », extraits de la symphonie dramatique Roméo et Juliette. Musiciens survoltés, talent du chef à rendre sensible à nos oreilles modernes le mélange de classicisme et d’étrangeté de ces pièces servant trop souvent de chauffe-orchestre en début de concert. Ex-assistant de Colin Davis et de John Eliot Gardiner - écoles complémentaires d’authenticité berliozienne -, Roth pourrait ajouter le patriarche Charles Munch à ses inspirateurs quand - comme dans la « Fête chez Capulet » - il fait passer l’expression avant la précision. Une expression qui fait merveille en seconde partie dans Harold en Italie, voyage byronien au pays de l’orchestre de l’« alto principal », ce soir celui de Tabea Zimmermann parcourant du murmure aux grands épanchements le spectre des émotions. En bis, la "Marche hongroise" de La Damnation de Faust, désignée par Roth comme le tube berliozien de You Tube (la version De Funès dans La grande Vadrouille ?) Vœu pieux du chef : « Que cet anniversaire marque l’entrée de Berlioz au Panthéon ». Qu’il marque aussi, ajoutera-t-on, la résolution des problèmes financiers qui mettent en péril l’avenir des Siècles. 
François Lafon 

Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, 11 janvier. Concert disponible pendant six mois sur live.philharmoniedeparis.fr (Photo : Tabea Zimmermann © Marco Borgreve)

dimanche 6 janvier 2019 à 02h04
Aux Bouffes du Nord, Songs, nouvel opus du collectif La Vie brève, frère pas si jumeau de Demi-Véronique (même lieu - voir ici), peut-être parce que celui-ci a été mis en scène par Jeanne Candel et celui-là par Samuel Achache, tous deux rassembleurs d’idées de la compagnie. Ce sont cette fois les Consort songs anglais du XVIIème siècle qui font spectacle, portés par une trame dramatique rien moins que rationnelle, où un orchestre et des voix revivent hors du temps les états d’âme et peines d’amour mis en musique par Blow, Locke, Purcell, Bannister ou Coperario. Tout cela se passe en fait dans la tête d’une jeune mariée promise à la mort (métaphorique?) : bel effet, au début, de noyade dans sa robe blanche entraînant l’apparition de son monde intérieur, sorte de cimetière d’instruments où fondent et se transforment les tablettes de cire sur lesquelles, selon Platon, s'impriment les paroles et les sensations passées. Une fable métaphysique vécue comme un film des Marx Brothers, la logique émergeant des dialogues (un peu longs) et des mouvements (à peine moins fous que dans les autres spectacles du collectif) relevant du coq-à-l’âne généralisé. Au centre : la mère de la mariée, qui chante alors que celle-ci (et sa sœur – les surréalistes Margot Alexandre et Sarah Le Picard) parlent. Et comme il s’agit de Lucile Richardot, voix d’alto phénoménale accompagnée par Sébastien Daucé et son non moins excellent ensemble Correspondances (le CD est sorti au printemps – voir ici), l’oreille est à la fête, chaque Song trouvant son cadre et sa couleur dans un contexte où il devrait logiquement se perdre. 
François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 20 janvier. A Quimper les 21 et 22 mars, et Tarbes le 27 mars (Photo © Jean-Luis Fernandez)

A l’Auditorium de la Seine Musicale (Ile Seguin), concert des Jeunes Talents de l’Académie Philippe Jaroussky – deuxième promotion « Vivaldi ». Défi de l’année : marier des instrumentistes (et des instruments) modernes avec un ensemble baroque, le très en vue Concert de la Loge dirigé par Julien Chauvin. Au programme Vivaldi bien sûr, mais aussi Bach, parce qu’il était admirateur et adaptateur du Prêtre roux, mais aussi et surtout pour donner sa place au piano, constitutif de l’institution au même titre que le chant, le violon et le violoncelle. Autre défi pour les quatre fois six académiciens : se retrouver, pour un baptême de scène, face à la plus abyssale et à la plus virtuose des musiques, certains morceaux cumulant les deux caractéristiques. Au long de ce marathon de trois heures d’horloge en dix-neuf œuvres ou extraits, les maîtres se mêlent aux élèves : Jaroussky lui-même - voix en apesanteur dans un air d’Il Giustino (Vivaldi) -, Christian-Pierre La Marca jouant le Concerto pour deux violoncelles RV 531 (idem) avec l’excellent élève Thibaud Reznisek, David Kadouch se réservant, seul, un rafraîchissant « Schafe Können sicher weiden » (Bach). Barre haut placée, donc, obligeant l’auditeur à relativiser ses « J’aime » ou « Je n’aime pas » et à se méfier du côté Speed Dating de l’exercice. Peu d’inquiétude cependant pour les sopranos Julie Prola et Amélie Raison, possédant leur Vivaldi jusqu’au bout de la voix, ou pour le contre-ténor Paul-Antoine Benos-Dijian, et applaudissements devant l’assurance d’Hector Burgan (violon) ou la musicalité d’Ingmar Lazar (piano). 
François Lafon

Seine Musicale, Boulogne-Billancourt, 21 décembre (Photo : Julie Prola © DR)
 
A l’Opéra Comique : Hamlet d’Ambroise Thomas. « On peut violer l’histoire à condition de lui faire de beaux enfants, » disait Alexandre Dumas, dont l’adaptation rien moins que philologique de la pièce de Shakespeare a servi de modèle aux librettistes Barbier et Carré.  Résultat : un grand opéra à la française, histoire d’amour (malheureux) et de famille (criminelle) où en lieu et place de « The rest is silence », on chante en guise de (presque) happy end « Vive Hamlet ! Vive notre roi ! » A ce beau monstre remis à la mode par des barytons auxquels on ne refuse rien (Thomas Hampson en tête), le metteur en scène Cyril Teste a appliqué la recette qui lui a réussi la saison dernière dans Festen (une autre histoire de famille, d’après le film de Thomas Vinterberg) : raccords virtuoses entre extérieur (filmé en direct) et intérieur (la scène comme un studio), « jeu transparent » (les acteurs, habillés comme tous les jours, restant eux-mêmes tout en interprétant leurs personnages), le tout faisant appel à une technologie si pointue qu’en ce soir de première, les interférences dues à des mobiles mal éteints ont retardé de dix minutes le début du spectacle. Que de sophistication et d’effets-mode pour un drame romantique paré d’une musique qui fonctionne à défaut d’être mémorable, est-on tenté de se dire. Mais l’ensemble lui aussi « fonctionne », le pirandellisme techno (théâtre dans le théâtre dans le … cinéma) collant tout compte fait mieux au sujet qu’une tentative de réinjection d’une dose de Shakespeare dans un organisme qui l’a si soigneusement édulcoré. Cela va aussi dans le sens du chef Louis Langrée, lequel, avec un Orchestre des Champs-Elysées à sa main, met en valeur les finesses (effets stéréo hardis, première utilisation du saxophone à l’opéra) de cette musique réputée académique. Et puis Stéphane Degout et Sabine Devieilhe forment un couple Hamlet-Ophélie crédible et suprêmement bien-chantant, entouré en particulier de la toujours émouvante Sylvie Brunet-Grupposo en Reine fourvoyée et de l’impressionnant Jérôme Varnier, Spectre du roi assassiné surgissant du public et se perdant dans la foule une fois la justice rendue.
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 29 décembre (Photo © Vincent Pontet)

jeudi 13 décembre 2018 à 15h15
Le Purcell Choir (Chœur Purcell) et l’Orfeo Orchestra (Orchestre Orfeo) sont fondés à Budapest par le chef d’orchestre György Vashegyi, en 1990 et 1991 respectivement, pour faire entendre l’un Didon et Enée de Purcell, l’autre Orfeo de Monteverdi, un opéra qui n’avait jamais été donné intégralement en Hongrie. Ces deux formations comptent maintenant parmi les plus respectées du pays et sont les principales à s’y consacrer au répertoire baroque et des alentours de 1800, sans oublier ni Gesualdo (avant) ni Mendelssohn (après). Elles ont créé en Hongrie d’innombrables opéras et oratorios, et ont produit avec leur fondateur des enregistrements remarqués de Charpentier, Rameau (Les Fêtes de Polymnie - voir ici - et Naïs), Mondonville, Michael Haydn ou encore Méhul. On vient de les entendre à Paris dans l’Oratorio de Noël de Bach, plus précisément dans quatre des six cantates qui composent l’ouvrage. Ces cantates ne sont pas simplement juxtaposées, il s’agit bien d’une seule et même histoire, débutant par le recensement à Bethléem et se terminant par l’adoration des Rois Mages. Bach prévoyait  une exécution non pas d’un seul tenant, mais répartie sur les six jours de la fête de Noël, du 25 décembre au 6 janvier. On a pu apprécier une interprétation aux sonorités transparentes (trompettes et timbales à la fois  présentes et  discrètes), combinant la légèreté avec l’élan (chœur initial de la cantate V pour le Nouvel An), fervente et d’un beau sentiment intérieur dans les chorals, servie par un chef dirigeant des deux mains et aux gestes expressifs, de bons solistes et un chœur d’une trentaine de chanteurs. Un Bach chargé d’humanité, proche de la congrégation des fidèles.
Marc Vignal
 
Eglise Saint-Roch, 12 décembre (Photo © DR)

mardi 11 décembre 2018 à 10h02
Aux Bouffes du Nord, dans le cadre de La belle Saison, Roger Muraro joue Debussy, Albeniz et Messiaen. Un crescendo : les 1ère, 3ème et 5ème des douze Etudes du premier, dont il vient d’enregistrer l’intégrale pour Harmonia Mundi, sont comme il se doit (mais le but est rarement atteint) techniques, référentielles et ironiques vis-à-vis desdites références. Cela fait entendre différemment le premier des quatre cahiers d’Iberia (qu’il a enregistrés il y a une quinzaine d’années pour Accord. Les réenregistrera-t-il ?), la rêveuse Invocacion initiale et le cocktail explosif/langoureux d’El Puerto débouchant une Fête Dieu à Séville plus colorée et imagée que jamais, sorte de point de non-retour des possibilités du piano (mais pas du pianiste, qui en a encore « sous les doigts »). Reste (si l’on peut dire) après l’entracte à tendre à la fin du temps selon Messiaen. Avec Fanny Robillard (violon), Raphaël Perraud (violoncelle) et Patrick Messina (clarinette), célestes dans leurs illustres solos, il tient le cap : « suggérer le sens de l’éternité, tout en restituant l’exactitude des rythmes, des couleurs, des plans sonores, et enfin de garder une ligne avec l’émotion le plus pure et intense ». Cela donne un Quatuor pour la fin du temps qui - s’il est lui aussi enregistré - restera « de référence ».
François Lafon
 
Bouffes du Nord, paris, 10 décembre. Tournée, jusqu’au 18 avril, à Cherbourg, Saint-Omer, Bézier, Coulommiers (Photo : Roger Muraro © Bernard Martinez)
 
samedi 8 décembre 2018 à 02h10
A Morsang-sur-Orge (Essonne), salle Pablo Neruda : Beethoven, Lalo, Dujoncquoy par l’Orchestre des Concerts de Poche. Flash back : en 2005, la pianiste Gisèle Magnan s’inspire du Livre de Poche (transport facile) et du Théâtre de Poche (Small is beautiful) pour apporter la musique là où elle ne va pas. Devise : « Pas de concerts sans ateliers, pas d’ateliers sans concerts ». Objectif : « Mettre chacun en position de créateur ». Succès rapide : 13 concerts et 21 ateliers au départ, cette année 100 concerts et 1 500 ateliers, 350 artistes visitant 260 villages et quartiers de la France entière, 41 000 participants et spectateurs, le financement étant partagé à parts égales entre subventions publiques, mécénat et recettes propres. Du socio-culturel, mais avec quelque chose en plus, tenant à la personnalité de Gisèle Magnan, élevée en tant que soliste dans la cour des grands (elle a renoncé à sa carrière pour s’occuper à temps plein des Concerts de Poche), et ayant tout naturellement maintenu le niveau. A l’affiche cette année, Karine Deshayes, Michel Dalberto, Henri Demarquette, Augustin Dumay, Thomas Enhco, le Quatuor Ebène et beaucoup d’autres, auxquels, dans le même esprit, s’ajoute le tout nouvel Orchestre « de Poche » : treize musiciens, mais pas n’importe lesquels (le Quatuor Aquilone pour les cordes, le Quintette Artecombo pour les vents), dirigés par David Walter, hautboïste, compositeur, transcripteur et pédagogue. Salle comble à Morsang pour une 1ère Symphonie de Beethoven finement transcrite (par le chef) et une Symphonie espagnole de Lalo où la charismatique Vassilena Serafimova (une habituée de l’institution) remplace le violon solo … au marimba (gros succès auprès des jeunes), le tout commenté par un guide-présentateur et précédé d'Etude/Monochrome, une pièce austère et exigeante de Paul Dujoncquoy (29 ans, compositeur en résidence avec Christian Lauba) que ce public largement néophyte écoute avec une attention dont ne font pas toujours preuve les abonnés des ensembles de musiques nouvelles. En prélude : Falla (El Pano moruno), Dujoncquoy (Le Manoir) et Beethoven (La « 9ème de poche », pliée en dix minutes) impeccablement chantés (et avec orchestre) par les très jeunes participants à l’atelier local. Une manière de renouer le dialogue entre France des villes et France périphérique.
François Lafon

Les Concerts de Poche, Morsang-sur-Orge, 7 décembre

 
A La Scala Paris (voir ici) : An Index of Metals de Fausto Romitelli. Tardive première parisienne de cette « narration abstraite et violente, épurée de tous les artifices de l'opéra, rite initiatique d'immersion, transe lumino-sonore » créée à Cergy-Pontoise en 2003, testament artistique du compositeur italien disparu l’année suivante à trente-neuf ans. Difficilement descriptible en effet cet objet sonore de cinquante minutes pour chanteuse, piano/synthétiseur, ensemble instrumental, dispositif électronique et guitares électriques, overdose acoustique avec doubles lumineux (« Composer visuellement le son, filmer acoustiquement l'image »), œuvre-synthèse de cet élève de Francesco Donatoni et compagnon de route de Tristan Murail et Hugues Dufourt, pensant le son comme une « matière à forger ». Comme un palimpseste sonore alla Luciano Berio, où les Pink Floyd côtoient Ligeti, où la soprano Donatienne Michel-Dansac (qui était de la création) trouve des accents rauques façon Björk pour chanter des « Hellucinations » dont le seul titre décrit l’œuvre tout entière, cet Index of metals résume tout un monde violent et composite : pas étonnant qu’il soit devenu culte pour toute une génération de musiciens (salle bondée, beaucoup de professionnels). Impeccable exécution des United Instruments of Lucilin dirigé par Julien Leroy, lumières du spécialiste François Menou, sophistiquées autant qu’éprouvantes (projecteurs braqués sur la salle, pleins feux sans pitié), à l’image de cette musique rappelant que Romitelli a peu avant composé trois « leçons » pour instrumentistes inspirées d'Henri Michaux, réunies sous le titre de Professor Bad Trip
François Lafon

La Scala Paris, 30 novembre (Photo : United Instruments of Lucilin © Emile Henge)
 
jeudi 29 novembre 2018 à 17h52
L’affaire est entendue : Yossif Ivanov est un violoniste virtuose, ses pairs l’ont d’ailleurs reconnu en lui décernant en 2005 le deuxième prix du Concours Reine Elisabeth. Mais dans le Concerto pour violon de Beethoven, si la virtuosité est nécessaire, elle ne suffit pas : le ton, l’ambiance, le grain sont essentiels. Fort du côté rebelle, qu’il exprime dans le groupe Trilogy fondé avec deux autres violonistes pour « rafraîchir les grandes œuvres du répertoire classique et populaire, » il a choisi ce soir-là d’aborder Beethoven de manière musclée, âpre même parfois dans certains aigus. L’Orchestre de Picardie, à qui Arie van Beek insuffle son enthousiasme, n’en est pas troublé pour autant et dialogue avec lui de belle manière, mais l’auditeur habitué à des versions généralement plus melliflues est plutôt surpris. C’est alors que, dans le deuxième mouvement, Yossif Ivanov montre qu’il sait aussi être doux, tendre, attentionné avec un toucher délicat qui lui permet, par exemple, d’entamer une magnifique, quoique courte, conversation avec le basson. Puis le troisième mouvement s’enchaîne avec la même ardeur qu’au début, et l’auditeur, dont l’oreille a fini par s’habituer, est emporté par le violoniste dans son tourbillon.
La Sixième symphonie de Schubert qui suit, appelée « Petite symphonie » par rapport à la neuvième, la Grande, elle aussi en ut majeur, est un étonnant patchwork de danses populaires, de cavalcades spectaculaires, de passages alla Beethoven et de fragments presque schubertiens. A défaut d’être toujours convaincante, même si l’orchestre de Picardie la défend bien, elle a le mérite d’exister, et d’avoir été donnée ce soir-là.
Gérard Pangon
 
Saint Louis des Invalides 27 novembre 2018. Diffusion sur Radio Classique le 17 décembre (Photo © DR)

A La Scala, boulevard de Strasbourg, jadis music-hall, naguère cinéma, depuis la rentrée scène polyvalente prenant le pari risqué de l’éclectisme (théâtre, musique, expositions, gastronomie au 1er étage), le tout sans subvention : carte blanche à Yasmina Reza. Un symbole à elle seule que cette intellectuelle du théâtre privé (en France, ailleurs elle est jouée sur les scènes nationales). Ponctuant le cycle de pièces et textes choisis : Hammerklavier, neuf lectures avec piano du recueil d’instantanés qui fut sa percée en librairie (1997) après le  succès de sa pièce « Art ». Un défilé de stars (Nicole Garcia, Carole Bouquet, Nathalie Baye, Emmanuelle Devos) ouvert le 7 novembre par l’auteur elle-même avec le pianiste Geoffroy Couteau. Chacune choisit ses propres extraits tandis que le pianiste joue l’Adagio de la Sonate Hammerklavier de Beethoven et des mouvements de l’une des Sonates en la majeur de Schubert (D. 664 - D. 959). Reza commence par le début : « … Mais enfin, s’écrie Beethoven, être mort n’est pas être sage ! ». Peut-être parce qu’elle parle à la première personne, elle lit sans interpréter et semble s’abstraire pendant la musique. Curieuse impression pour elle, peut-être, que de retrouver vingt ans après ces textes qui parlent du temps qui passe et qu’on ne retrouve pas. Mercredi 21, Bulle Ogier lit et Nathanaël Goin joue. Même choix au début, suivi en particulier du chapitre « instants d’optimisme irraisonné » (pendant un concert Schubert par le pianiste Richard Goode). Cette fois, l’osmose se fait entre l’actrice et le pianiste, là ou Geoffroy Couteau avait du mal à trouver ses marques face à Reza seule avec elle-même. Troublante résonance entre la Hammerklavier par un si jeune artiste et la voix à la fois précise et hésitante, là et pas là,  qui a contribué au succès de la comédienne. Schubert y trouve aussi son sens, comme une libération après la question lancinante : « Dans quel temps nous plaçons-nous ? ». Le bleu-gris Peduzzi des murs (c’est le scénographe de Patrice Chéreau qui a signé la chic et sobre décoration) en prend une étonnante profondeur.
François Lafon

Hammerklavier, La Scala, Paris, jusqu’au 23 novembre (Photo © DR)

dimanche 18 novembre 2018 à 19h40
A l’Opéra Bastille, Simon Boccanegra de Verdi. Pour solde de tout compte, après deux productions oubliables et quarante ans après celle, historique, signée Giorgio Strehler et Claudio Abbado : au sublime navire voile au vent, figure de proue de l’esthétisme strehlerien, le metteur en scène Calixto Bieito, connu pour ses tendances gore, oppose un cuirassé dépecé, vision noire de l’âme du doge désenchanté. Pourquoi pas ? Cet opéra longtemps mal aimé, tombé à sa création en 1857, revu et augmenté par Verdi avec l’aide d’Arrigo Boito comme un galop d’essai à leur Otello, supporte mieux le second degré que Rigoletto ou Le Trouvère. C’est pourtant d’une pièce de l’Espagnol Guttiérrez, auteur dudit Trouvère et champion du mélo à l’intrigue inextricable, qu’est issu ce Boccanegra mêlant grande politique et imbroglio familial, histoire d’un corsaire devenu doge de Gênes tué par le Iago (déjà) qui l’a mis sur le trône, métaphore de l’utopie de l’unité italienne mise à mal par la realpolitik et la faiblesse des hommes. Strehler parlait de la dimension brechtienne de l’œuvre, tout en évoquant le jeu du travestissement (noms, apparences) qui pourrait faire l’objet d’une mise en scène pirandellienne. Bieito s’attache à « faire sauter le vernis des apparences pour interroger l’essence des individus », pointant la propension commune des Italiens et des Espagnols à « vivre les émotions intensément, voire déraisonnablement ». Gros plans sur écran géant des femmes et fantômes de femmes hantant l’histoire, personnages en vêtements de tous les jours, comme poussés à l’avant-scène par le vaisseau tournoyant et strié de barres de néon : privée de romantisme, une partie du public hue quand, pendant l’entracte, est projeté sur le rideau le corps de la mère de l’héroïne assaillie par les rats. Réconciliation générale en fermant les yeux : autour de Ludovic Tézier trouvant-là un des rôles de sa vie, Mika Kares (le patriarche Fiesco), Nicola Alaimo (le méchant Paolo) et Michaïl Timoshenko (le politique Pietro) forment un trio de clés de fa sans faiblesse, timbres sombres éclairés par celui, à la fois pulpeux et aérien, de Maria Agresta. Plaisir aussi dans la fosse, où en vrai chef verdien, Fabio Luisi jongle avec les silences et les éclats de ce Verdi somptueux et austère, culminant dans une scène du Conseil (bravo les chœurs !) rappelant les grands anciens Abbado (en CD chez DG) et Dimitri Mitropoulos (Archipel Walhall).
François Lafon

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 13 décembre. En direct sur Culturebox et au cinéma le 13 décembre. En différé le 30 décembre sur France Musique. Retransmis ultérieurement sur France 2 (Photo © Agathe Poupeney/OnP)

A l’Opéra Comique : Donnerstag aus Licht (Jeudi de Lumière) opéra en trois actes pour quatorze solistes, chœur, orchestre et bandes de Karlheinz Stockhausen, première journée d’une heptalogie (1977-2003) jamais encore jouée en entier, auprès de laquelle la Tétralogie wagnérienne ferait presque figure de lever de rideau. Pour le thème, une Flûte enchantée plutôt, mais à la mesure du démiurge Stockhausen, se mettant en scène sous les traits d’une trinité (ténor, danseur, trompettiste) figurant Michael, archange incarné triomphant de Lucifer au terme de l’aventure de toute une vie, des traumatismes de l’enfance au dépassement de soi final débouchant sur l’acte créateur. “Comment c’est en haut ? », demandait ironiquement le metteur en scène Luca Ronconi lors de la création à La Scala de Milan en 1981. « Il y a beaucoup de lumière, lui répondait sans rire Stockhausen, fais-moi une résidence céleste, des personnages qui ne soient que lumière, et qui n’aient aucune ressemblance avec des hommes ». Benjamin Lazar, qui reprend aujourd’hui le flambeau, cite aussi le compositeur : « Il faut que cela se présente à l’auditeur comme une chose inouïe, inexplicable comme la vie ». Avec le chef Maxime Pascal et son décidément bluffant ensemble Le Balcon, il adopte le principe stockhausenien que « celui qui absorbe la musique devient la musique » et suit, plus concrètement, les mouvements très précis exigés des interprètes, indiqués par le compositeur au-dessus des notes. Cela donne un spectacle à la fois mystérieux et lisible, intime et cosmique, mêlant corps et sons avec une extraordinaire virtuosité, prodige auquel Ronconi lui-même n’était (selon l'auteur) pas parvenu. Le deuxième acte, - à l’audition un superbe concerto pour trompette - devient un titanesque combat avec le Diable (lui aussi trinitaire et armé d’un trombone) se terminant en scène d’amour tristanesque avec Eva (cor de basset). Formidable plateau – chanteurs, choristes, danseurs, instrumentistes – mené par le ténor Damien Bigourdan (Michael-voix), relayé au troisième acte par Safir Behloul, véritable officiant dans la « Vision » finale, et le trompettiste Henri Deléger (Michael-instrument), digne successeur du créateur Markus Stockhausen (fils de…) « Nous en sommes encore au premier opéra du cycle, mais Licht a déjà opéré une métamorphose en nous », remarque Maxime Pascal. Manière d'annoncer une suite : Samstag aus Licht est programmé à la Cité de la musique en juin prochain. 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 19 novembre (Photo © Stéphane Brion)
 
mardi 13 novembre 2018 à 22h48
Aux Bouffes du Nord, Demi-Véronique, création collective de La Vie brève (rien à voir avec De Falla), révélé in loco par les très inventifs et faussement foutraques Crocodile trompeur (Didon et Enée) (2013 - voir ici) et Orfeo, je suis mort en Arcadie (2017 - voir ). Mahler après Purcell et Monteverdi, plus précisément la 5ème Symphonie, œuvre non vocale entraînant un spectacle sans paroles pour trois acteurs et beaucoup d’accessoires, si ce n’est la logorrhée godardienne (il imite d’ailleurs le cinéaste) d’un bonimenteur apostrophant le public en guise de prélude, façon classique d’abolir la frontière entre salle et plateau. De musique il y aura beaucoup plus, de larges pans du chef-d’œuvre (dirigé par Claudio Abbado, signe d’un sûr goût musical) sortant d’un vieux magnétophone et envahissant l’espace, rythmant les folles actions et les tragiques suspensions se succédant, se chevauchant même à un rythme soutenu. « Alors voilà : nous avons mis toute cette musique en nous, dans les recoins les plus profonds de nos corps et de nos cœurs et nous avons composé une épopée musicale et théâtrale dans un intérieur calciné, une maison ravagée par le feu », explique la conceptrice et interprète Jeanne Candel. On n’en saura pas plus sur le(s) pourquoi du comment, si ce n’est qu'en tauromachie « la Demi-Véronique est le nom d’une passe durant laquelle le torero absorbe le taureau dans l’éventail de sa cape (…) Comme le soupir en musique, c’est une pause, une suspension à partir de laquelle tout peut recommencer et se transformer ». Il y a en effet un air de famille entre cette accumulation de signes et d’images en noir et blanc dont chacun pourra tirer son propre scénario et la saturation de rythmes et d’atmosphères qui font de la 5ème une des Symphonies de Mahler les plus séduisantes en détails (l’Adagietto « de » Mort à Venise) et les moins immédiatement accessibles dans leur globalité. On se dit même, quand les lumières se rallument sur le plateau transformé en champ de bataille, que ce délire tragico-burlesque apparemment hors-sujet en dit plus long sur Mahler et sa 5ème Symphonie que bien des commentaires savants. 
François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 17 novembre. Scène Nationale de Brive/Tulle le 5 mars 2019. Théâtre de Nîmes, les 20 et 21 mars 2019
(Photo © Jean-Louis Fernandez)

Finale à l’Auditorium de Radio France du concours Long-Thibaud-Crespin, cette année consacré au violon. Une sorte de résurrection – couverture médiatique faisant foi – de cette institution créée en 1943 et depuis longtemps ronronnante, à peine boostée par l’adjonction en 2011 d’une section chant patronnée post mortem par la grande wagnérienne française. Renaud Capuçon n’y est pas pour rien, présidant un jury où siègent, entre autres, Maxim Vengerov, James Ehnes et Yan-Pascal Tortelier. Pour les trois finalistes (sur six) de ce soir, trois concertos sans pitié (Brahms, Beethoven, Mendelssohn), dirigés par le sobre Pascal Rophé à la tête de l’Orchestre des Pays de Loire, et précédés pour tous de l’Adagio du 1er Concerto de Haydn, test infaillible selon Capuçon de la sensibilité et de la musicalité d’un artiste. Assertion vérifiée, les trois concurrents représentant chacun un type d’interprète bien défini : tels Tebaldi la melliflue et Callas la flamboyante, l’Américaine Mayumi Kanagawa (24 ans) et le Russo-Canadien Daniel Kogan (25 ans) font preuve d’une perfection un peu froide pour la première, d’une inventivité faisant fi des canons classiques pour le second. Le Haydn de Kanawaga est une longue phrase céleste, celui de Kogan un débat passionné. Les tebaldiens (ou kanawagaiens) rétorqueront que le Brahms de leur favorite est nettement plus maîtrisé que le Beethoven de son rival, et ils n’auront pas tort. Le Russe Dmitry Smirnov (24 ans) va les départager : un Haydn techniquement soigné et artistement phrasé amorce le débat, suivi d’un Concerto de Mendelssohn très pensé lui aussi (fabriqué, diront ses détracteurs). Haut niveau donc, sans pourtant qu’un mouton à cinq pattes (expression favorite de Crespin) ne s’impose comme le Menuhin (longtemps président du jury) de l’avenir. Palmarès demain soir sur  http://www.long-thibaud-crespin.org. 
François Lafon

Auditorium de Radio France, 9 novembre. Dernière session samedi 10 à 19h. Finales récital et concerto visibles un an sur la page Facebook de France 3, la page Facebook et le site de Culturebox et francemusique.fr (Photo © DR)

mardi 30 octobre 2018 à 12h15
Hier, le Giasone de Cavalli à Genève et Versailles, puis de retour en Suisse le King Arthur de Purcell : une année faste pour l’Argentin Leonardo García Alarcón et sa Cappella Mediterranea, devenu l’un des chefs de musique baroque les plus sollicités du moment… À Tours, invité pour la première fois à l’initiative de l’encore jeune festival Concerts d’Automne, dont la troisième édition se déroulait du 12 au 28 octobre, il n’arrivait pas en terrain conquis. Délaissant un répertoire bien établi (Monteverdi, Bach, Vivaldi, Purcell ou son « cher » Cavalli), il se lançait dans une « Carmina Latina », clin d’œil aux Carmina Burana médiévales. Mélange de musiques sacrées et profanes, ce programme constitué d’œuvres espagnoles, portugaise et sud-américaines des XVIe et XVIIe siècles témoigne de la fusion des styles entre Ancien et Nouveau Monde. L’hymne processionnel Hanacpachap, placé en introduction à ce concert, a séduit aussitôt le public. Rencontre étrange entre cette langue quéchua et la polyphonie de la Renaissance pour ce chant de louange qui exalte à la fois la « Joie du ciel » et le « Saint-Esprit ». Il faut beaucoup de talent pour restituer la poésie fragile de ces airs modestes, et les chanteurs de la Cappella Mediterranea et du Chœur de Chambre de Namur n’en manquent pas. Le burlesque et la joie subliment ainsi cette « Salade, constituée de tout et n’importe quoi » (Alarcón) de l’Espagnol Mateo Flecha, et la polyphonie la plus extraordinaire éclate dans le Magnificat de Francisco Correa de Arauxo – chef-d’œuvre authentique et sommet de l’ornementation du Baroque espagnol encore sous influence arabe, qui permet d’apprécier l’un des meilleurs ensembles vocaux actuels. Trois rappels, dont une émouvante chanson d’Ariel Ramirez (le célèbre compositeur de la Misa Criolla) par la soprano Mariana Flores et le guitariste Quito Gato : un répertoire d’une richesse vraiment infinie avec de tels musiciens.
Franck Mallet
 
Tours, Grand Théâtre, samedi 27 octobre, 20h (Photo © B. Pichêne)

mardi 23 octobre 2018 à 17h25
A la Philharmonie de Paris, concert all Berlioz avec John Eliot Gardiner et son Orchestre Révolutionnaire et Romantique. Ceux qui sont venus écouter dans la deuxième partie l’inusable Symphonie Fantastique ne sont pas déçus : de tous les chefs « à l’ancienne », Gardiner est celui qui sait le mieux tirer profit des instruments d’époque pour retrouver la dimension tour à tour enfiévrée et grotesque de ce psychodrame : il n’y a qu’à entendre les grondements des quatre bassons dans la marche au supplice ou les hautbois (extraordinaires) dans la scène champêtre pour le comprendre. Mais avant cette exhibition, John Eliot Gardiner se fait voler la vedette par une Lucile Richardot, la mezzo-soprano française que l’on a plus l’habitude d’entendre dans le répertoire baroque. Dans La Mort de Cléopâtre, scène lyrique d’un jeune Berlioz en quête de reconnaissance mais déjà inspiré par les grands sujets, elle est impériale : prononciation impeccable, noblesse du chant, sens dramatique juste, c’est en grande tragédienne qu’elle fait vivre les derniers instants de la reine d’Egypte. Après une « Chasse royale et orage » des Troyens pleine d’étincelles, le monologue et la mort de Didon sont d’une simplicité touchante : sans artifices, s’appuyant toujours sur une diction parfaitement imbriquée dans la ligne (son expérience dans le répertoire baroque y est pour quelque chose) qui laisse entendre le texte de Berlioz comme rarement, Lucile Richardot n’a pas besoin de rajouter du pathétique pour rendre grandiose la scène. Triomphe absolu y compris auprès des musiciens de l’orchestre, tombés aux aussi sous le charme.
Pablo Galonce 
 
Philharmonie de Paris, le 22 octobre 2018. (Photo © DR)
 
vendredi 19 octobre 2018 à 23h36
A la Philharmonie de Paris, Philippe Jordan dirige la 8ème Symphonie de Bruckner avec l’Orchestre de l’Opéra. Un monument orchestral d’une heure et vingt-cinq minutes, avec bois par trois, huit cors, trois harpes, trois trompettes et un tuba-contrebasse, point de non-retour de la symphonie romantique que le seul Mahler dépassera en gigantisme. Un exploit à la mesure de Jordan, chef aussi hyperactif qu’éclectique, à peine sorti de Tristan et Isolde (Wagner) et de Bérénice (Jarrell – voir ici) à Bastille et Garnier, enchaînant cette semaine ce chef-d’œuvre limite et l’une de ses très courues master-classes avec les pensionnaires de l’Académie-maison, cette fois sur … La Chauve-souris de Johann Strauss (« La valse viennoise, c’est un, deux et - peut-être - trois »). Mais de quelle 8ème Symphonie s’agit-il ce soir, Bruckner - coutumier du fait et déstabilisé par les critiques du chef (wagnérien) Hermann Levi - s’étant lancé dans une série de remaniements de quelques-unes de ses œuvres antérieures qui contribueront à l’empêcher de terminer sa 9ème Symphonie avant de mourir en 1896 ? Tels Eugen Jochum, Sergiu Celibidache ou Karl Böhm, Jordan a choisi la version Nowak – 1955 (en presque clair : un mélange des deux premières versions, moins les retouches opérées par le musicologue Haas en 1939). De ces illustres prédécesseurs, il perpétue le sens de grands développements, des crescendos menant à un ciel inaccessible, et surtout ce « sentiment d’attente » qui, pour Jochum, était le secret de cette musique. Avec son excellent Orchestre de l’Opéra, il ne cultive pas, en revanche, l’aspect « granitique » des phalanges de tradition germanique. Qu’en sera-t-il avec son orchestre viennois ? 
François Lafon

Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez, 19 octobre. Diffusion ultérieure sur France Musique
(Photo © Jean-François Leclercq)

Ouverture de la saison à l’Opéra-Comique : Orphée et Eurydice de Gluck, version Berlioz ou presque. Ce work in progress depuis sa création en 1762 en a vu d’autres, Orphée-castrat devenant ténor à Paris, avant que l’alto Pauline Viardot ne l’incarne presque un siècle plus tard dans cette mouture berliozienne – orchestration mise à jour et transposition du rôle-titre, mais aussi savant montage des beautés de la VO et des fastes plus versaillais de la VF. Plus d’ouverture frénétique donc, mais un larghetto tiré du ballet Don Juan (de Gluck quand même), plus de happy end avec Amour ré-unissant les époux, mais un retour se terminant en point d’interrogation de la déploration initiale. Pour « appréhender d’un point de vue physique » cet Orphée côté sombre, le metteur en scène Aurélien Bory fait référence à la version dansée de Pina Bausch. On pense aussi à Trisha Brown, chorégraphe elle aussi, et à son Orfeo (… de Monteverdi) défiant la pesanteur. Puisque Orphée perd son Eurydice en se retournant, c’est tout le théâtre qui se retourne dans le basculement d’un Pepper’s Ghost, « dispositif optique renversant la verticalité en profondeur » (sic). Superbes effets assurés, gestuelle virtuose, rituel ludique bien éloigné des trop fréquentes problématiques dramaturgiques du Regietheater. Adéquation surtout avec Raphaël Pichon et son bien nommé ensemble Pygmalion (orchestre et chœur), mariant Gluck et Berlioz dans une continuité dont ce dernier a nourri ses Troyens. Sept ans après sa prise de rôle à l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris (voir ici), Marianne Crebassa devenue tête d’affiche spécialisée dans les dames à pantalon (c’est à dire travesties) confirme les espoirs mis en elle à l’époque : présence scénique, timbre profond, virtuosité et diction affermie. Lea Desandre lui vole la vedette le temps d’un air en Amour acrobate, symbole de vie selon le metteur en scène (alors qu’Eurydice est symbole de mort), secondée par une troupe de circassiens qui n’est pas pour rien dans la magie du spectacle, tandis qu’Hélène Guilmette, elle aussi vouée à la portion congrue, conserve sa poésie à cette Eurydice qui, plus que celle de Monteverdi, semble souhaiter que le malheur arrive. 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 24 octobre. En direct sur Arte Concert le 18 octobre.
Diffusé ultérieurement sur France Musique (Photo © Pierre Grosbois)

jeudi 4 octobre 2018 à 00h23
Festival Purcell au théâtre de l’Athénée : King Arthur par l’Ensemble Barockopera d’Amsterdam. Huit musiciens – dont la cheffe, aussi flûtiste, Frédérique Chauvet – cinq chanteurs, une rangée de chaises rouges et un coffre d’où sortira le matériel hétéroclite mais nécessaire, pour raconter la mythique mais très politique naissance de la nation anglaise. Une façon économique – aux antipodes du grand spectacle monté il y a un quart de siècle au Chatelet par Graham Vick – de repenser ce « semi-opéra », théâtre total typiquement britannique mêlant musique, danse et comédie, dont on ne sait pas très bien à quoi il ressemblait sur scène, tout cela aggravé, dans ce cas précis, par le fait que la partition n’en a été retrouvée que sous forme de documents épars (une soixantaine), lacunaires de surcroît. Comme il n’y a rien à jeter dans ce patchwork musical, le Barockopera - dont c’est le spectacle fétiche (paru sur disque en 2012 – Ligia Digital) -  est aussi scrupuleux quant aux notes (belle adaptation  « de chambre ») qu’il est fantaisiste dans les mots, optant pour le « jeu transparent ou épique néerlandais », les acteurs-chanteurs « interprétant leurs personnages tout en restant visibles en tant qu’individus ». On pense en les voyant aux Monty Python (en moins provocants) et aux Branquignols (en moins burlesques), assez britanniques dans le maniement du nonsense et du double-take, cherchant ostensiblement à garder leur dignité dans les situations les plus improbables tout en chantant avec le scrupule nécessaire. La même équipe termine la semaine prochaine, avec un opéra imaginaire intitulé Queen Mary, le festival inauguré par un Didon et Enée qui a fait salle comble (production de l’Arcal), où l’on découvrait - proposition psychanalytique intéressante – que la reine amoureuse et la sorcière qui provoque sa perte pouvaient bien être les deux faces d’une même personnalité. 
François lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris. King Arthur, jusqu’au 7 octobre - Queen Mary, du 10 au 13 octobre (Photo © DR)
 
Cycle « La belle Saison » aux Bouffes du Nord : les deux derniers Quatuors à cordes de Schubert par le Quatuor Van Kuijk. Dans leur CD récemment paru (Alpha - voir ici), les quatre jeunes Parisiens mettent face à face Schubert adolescent (Quatuor n° 10 – 1813) et Schubert jeune adulte sentant déjà la fin venir (Quatuor n° 14 « La Jeune fille et la Mort » - 1824). Ce soir, ils font précéder celui-ci de l'ultime n° 15 (1826), et cela change la donne : à l’enthousiasme (n° 10) se substitue l’acceptation (n° 15), plaçant l’angoisse (n° 14) dans une autre perspective. Le 15ème, qu’ils n’ont peut-être pas eu le temps de mûrir, devient une course à l’abîme frisant la jubilation, au prix de quelques accrocs factuels et au risque de perdre le fil des affects schubertiens. La résistance qu’ils organisent (dixit Gérard Pangon - voir chronique CD) dans « La Jeune fille et la Mort » en découle naturellement, plus spectaculaire encore qu’en studio, plus extérieure aussi. En bis, comme ils ne manquent pas d’humour, les Van Kuijk donnent leur version des Chemins de l’amour, la mélodie douce-amère de Francis Poulenc. "Chemin du souvenir, chemin du premier jour, chemin du désespoir, divin chemin d'amour" : plus d’angoisse là, la musique respire. Enfin l'acceptation? 
François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, 1er octobre (Photo © DR)

dimanche 30 septembre 2018 à 00h06
Création mondiale à l’Opéra de Paris – Garnier : Bérénice de Michael Jarrell d’après Racine, dans le cadre du cycle « littérature française » inaugurée en 2017 avec Trompe-la-Mort de Luca Francesconi (voir ici). Des deux options – polir le marbre (ce qu’avait fait Alberic Magnard dans sa bien oubliée Bérénice – 1911) ou le casser -, le compositeur de Cassandre – impressionnant monodrame pour actrice et orchestre (voir ) - a bien sûr choisi la seconde : actions simultanées, texte concassé (voire réécrit) en écho à la remarque de Paul Valéry : « Le vers (…) exige (…) une certaine union très intime de la réalité physique du son et des excitations virtuelles du sens ». D’où ce palais classique en trois salles, où les grands de ce monde vont – subtil contraste – vivre l’enfer du mal d’amour au mépris de toute étiquette. Une alternative radicale, qui n’empêchera pas les gardiens du temple racinien de crier au blasphème : plus de digne souveraine, plus d’empereur hésitant (ou jouant à hésiter selon Roland Barthes – Sur Racine, 1963) entre son cœur et sa raison, plus d’amoureux transi (Antiochus) terminant la pièce sur un « Hélas ! » qui résume tout, mais trois corps souffrants, trois voix arrachant les mots qui font mal à leur sublime contexte, le tout porté par une houle orchestrale aussi raffinée que menaçante. Même dynamitage pour les confidents, Arsace agité excitant par contraste le spleen d’Antiochus, Albine s’exprimant en hébreu, rappelant à Bérénice son statut de reine de Judée haïe des Romains. Direction rigoureuse de Philippe Jordan, formidable trio de comédiens-chanteurs – Barbara Hannigan, Bo Skovhus, Ivan Ludlow – dirigé au cordeau par Claus Guth, plus littéral, sinon plus sage que dans sa « Bohème sur la Lune » de la saison dernière. Même si tout cela n’attaque pas durablement le marbre racinien, le défi inspire le respect. 
François Lafon

Opéra National de Paris – Garnier, jusqu’au 17 octobre (Photo © Monika Rittershaus / OnP)

samedi 29 septembre 2018 à 00h57
Rentrée contrastée à l’Opéra de Paris : Les Huguenots de Meyerbeer et Bérénice de Michael Jarrell, une résurrection et une création.  Donné 1118 fois en un siècle (1836-1936), détrôné seulement par le Faust de Gounod, Les Huguenots ne reparaît qu’aujourd’hui dans sa maison-mère, longtemps victime de la « malédiction Meyerbeer » - celui-ci aussi négligé qu’il a été adulé, traité de bon faiseur, au mieux d’inspirateur de génies (Verdi, Wagner, Moussorgski même) influencés par le grand opéra à la française dont il a été le champion durant la monarchie de Juillet. A écouter ces quatre heures de musique (on nous épargne le ballet) aussi éclectique qu’inventive, à suive ce mélodrame dont la Saint-Barthélémy n’est pas que la toile de fond (Scribe, le librettiste, nous ferait presque croire que ce sont les amours contrariées de son héros Raoul de Nangis qui ont déclenché le massacre), on se demande quel sortilège s’est rompu, pourquoi l’on est tenté de ne voir que des ficelles là où nos ancêtres voyaient la vérité même : « La scène se passe devant vous et en vous (…) Quant aux moyens, personne n’y songe », résumait Théophile Gautier. En 1990, pour l’ouverture du Corum de Montpellier, l’intrigue était transposée dans l’Irlande de l’IRA. Ici, le metteur en scène allemand Andreas Kriegenburg a évité le piège : « La mode, la politique, mais aussi l’horreur et l’épouvante semblent condamnées à se répéter », observe-t-il. Exeunt les fastes historicisants dudit grand opéra, au profit d’une démonstration un peu froide, formant contraste avec le too much audio et visuel caractéristique du genre : un fond blanc et des costumes colorés, d’époque mais stylisés, évoquent « un laboratoire dans lequel les humains sont davantage présents ». Distribution sans superstar (Diana Damrau a annulé), pas indigne cependant des « sept étoiles » requises autour du ténor Yosep Kang (Bryan Hymel a annulé aussi) - suraigu pas toujours assuré, mais beau style et payante conviction. Gros succès pour l’Américaine Lisette Oropesa (la remplaçante de Damrau) en future reine Margot vocalisante, pour Ermonela Jaho en amoureuse aux moyens plus dramatiques (une « Falcon » en jargon de chanteurs), pour Karine Deshayes en page épisodique, pour des « clés de fa » sans faille, dont les excellents Paul Gay (pourquoi l’entend-on si rarement ?) et Florian Sempey ainsi que pour les chœurs, fortement sollicités. Au pupitre, Michele Mariotti gère supérieurement le temps meyerbeerien, saturé d’événements en même temps qu’étiré à l’extrême.
François Lafon 

Opéra National de Paris - Bastille, jusqu'au 24 octobre. En direct au cinéma et sur Culturebox le 4 octobre. En différé sur France Musique le 21 octobre à 20h et sur France 3 ultérieurement (Photo © DR)
 
Dîner avant ou après le spectacle est une coutume bien ancrée ; en revanche, que le public soit invité à passer à table sur scène, qu’il assiste à la préparation d’étranges mets en musique, et qu’ensuite il se régale de ce repas… servi par les musiciens a de quoi surprendre. Sympathique, drôle (et même convivial, si le mot n’était si galvaudé), cette Tentation des pieuvres, « création pour un cuisinier, quatre musiciens et cent convives » excite autant les oreilles que les papilles. Plongé dans le noir aussitôt assis et attablé, le public glisse doucement dans un imaginaire de cliquetis d’instruments métalliques (Philippe Foch, batterie et percussions dorsales sur cuisinier consentant), de nappes de synthé voluptueuses (Christian Zanési, à l’électro), de cordes vibrionnantes (le violoncelliste Didier Petit) – le tout mitonné par Maguelonne Vidal, prêtresse des hauts fourneaux, de la composition, du rythme, de la voix câline et des saxophones. Mais ce spectacle aux saveurs et aux mets délicieux ne serait rien sans le chef Claudius Tortorici, qui émince, coupe, rissole et prépare son aïoli – au fouet électrique – au centre de la scène sur une grande table de découpe, afin de servir en apothéose sa bourride de petites seiches accompagnée d’un vin blanc « local » bio – nous étions à Orléans, mais en réalité le choix s’était porté sur un muscadet nantais ! À la croisée des styles (contemporain, improvisation, jazz et théâtre), la performance de Marion Vidal, formée auprès de Bernard Lubat, Dave Liebman, Raymond Boni et Joëlle Léandre, joue sur plusieurs registres avec candeur. Sans jamais se couler dans un style, elle immerge l’auditeur dans un surprenant bain olfactif et acoustique – amplification et diffusion octophonique –, qui a plus à voir avec un délire réjouissant à la Dali qu’avec une installation mortifère à la Sophie Calle. Une repasse ? 
Franck Mallet
 
Orléans, Théâtre, vendredi 21 septembre, 20h30 (Photo © Cyrille Guir)
 
Prochaines représentations :
Festival Musiques Démesurées, Clermont-Ferrand, 10 novembre, 20h
Festival Aujourd’hui Musique, Perpignan, 19 et 20 novembre, 19h
Rencontres internationales du théâtre musical, Nouveau Théâtre de Montreuil, 30 novembre et 1er décembre, 18h30
Philharmonie de Paris, Cité de la musique, 16 décembre, 16h et 21h
Scène nationale de Mâcon, 18 janvier 2019, 20h30
Festival Sons d’Hiver, Grand-Quevilly, 31 janvier et 1er février 2019, 20h 
samedi 22 septembre 2018 à 01h48
Dans la salle géante de la Seine Musicale (4000 places) : "Le Sacre de Stravinsky" par Bartabas et l’Académie équestre de Versailles, avec le Philharmonique et le Chœur de Radio France dirigés par Mikko Franck. Un remake de Triptyk, où Pierre Boulez tenait la baguette (ou plutôt ne la tenait pas, puisqu’il dirigeait sans), succès de l’année 2000 vu entre autres dans un hall non moins géant du Parc des expositions de Villepinte. Du spectacle originel subsiste le diptyque Sacre du printemps/Symphonie de Psaumes, le Dialogue de l’Ombre Double (Boulez) - lien intimiste entre les deux blockbusters - ayant malheureusement disparu. Chorégraphie revisitée pour Le Sacre, avec une troupe de danseurs indiens de Kalarippayat virevoltant au milieu des amazones à cheval. Moment fort : le début de la seconde partie ("Le Sacrifice"), où trois pur-sang blancs dansent (mais oui) avec une grâce sans pareille. Ballet blanc pour la Symphonie de Psaumes, très esthétique mais sans ressort dramatique (« Désir irrésistible de faire opposition aux nombreux compositeurs qui avaient abusé de ces vers », dit Stravinsky), sinon la façon dont une acrobate aérienne atteint lentement le sol tandis qu’une douzaine d’hommes (et femmes) - chevaux se livrent à un exercice de haute école. Pour cette dernière, Mikko Franck joue le jeu du grand spectacle (mais l’orchestre et le chœur ne sont apparemment pas amplifiés) là où l’on attend une plus grande intériorité. Son Sacre est plus étonnant : à l’éternelle question « Est-ce là une version dansable ? », il répond en chef de théâtre, montrant que cette musique qui se suffit si bien à elle-même est avant tout un géniale machine à communiquer de l’énergie. Salle presque pleine pour les cinq représentations prévues. 
François Lafon

La Seine Musicale, Boulogne-Billancourt, jusqu’au 26 septembre (Photo © A. Poupel)

samedi 15 septembre 2018 à 01h52
Concert d’ouverture de la saison à l’Arsenal de Metz : nouveau chef, nouveau nom pour l’Orchestre Philharmonique de Lorraine, devenu National de … Metz, et non - eu égard aux autres phalanges de la région - Orchestre du Grand Est, comme prévu un moment. En succédant au Messin Jacques Mercier, directeur musical seize années durant, le jeune Belge David Reiland trouve un instrument en bonne forme : sonorité, dynamique, cohésion, équilibre entre les pupitres (les bois !), le tout façonné et mis en valeur par l’acoustique du lieu, superbe auditorium « boîte à chaussure » (forme traditionnelle aujourd’hui supplantée par le style enveloppant façon Philharmonie de Paris). Programme test pour l’orchestre et son chef, choisi à la suite de trois concerts « coups de foudre » : précision rythmique mais aussi « songes enfin réalisés » (Debussy) du Prélude à l’après-midi d’un faune, élégance classique d’un 12ème Concerto pour piano de Mozart avec un Lucas Debargue moins torturé mais non moins cérébral que de coutume (il donnera en bis un Scarlatti augurant bien de son prochain CD), « volupté sonore et goût du silence » du Japonais Toshio Hosokawa dans Blossoming 2 (2011), préludant à une 3ème Symphonie « avec orgue » de Saint-Saëns mettant en avant les ressources sonores de l’orchestre. Gestuelle expansive mais claire du chef dirigeant sans baguette, Finale de la Symphonie bissé, permettant de réentendre Olivier Vernet (orgue) mettant littéralement le feu à l’orchestre. Nombreux décideurs et programmateurs dans la salle, ce qui ne trompe pas.
François Lafon

Cité Musicale de Metz, Grande salle de l’Arsenal, 14 septembre (Photo © DR)

Vers 1900 naît à Vienne une musique source de scandale. Mahler compose puis orchestre ses quatre « Chants d’un compagnon errant » avant son arrivée dans la cité en 1897 comme directeur de l’Opéra impérial et royal, mais  ces lieder de jeunesse (ainsi que toute sa production) seront vénérés par la génération viennoise montante. Schönberg en dirige le 6 février 1920 une version pour orchestre de chambre avec piano et harmonium (due très probablement à lui-même) dans le cadre de sa Société d’exécutions musicales privées. C’est par cette version qu’a débuté à La Chaise Dieu le concert de l’ensemble Voix étouffées / Les Métamorphoses, fondé en 2005 par le chef d’orchestre Amaury du Closel pour rendre hommage aux compositeurs victimes du nazisme. Suivaient, d’Alexander von Zemlinsky, considéré par Schönberg comme son seul « professeur », les Six mélodies opus 13 sur des poèmes de Maeterlinck : climat de féerie, de spiritualité et de mort. Face au nazisme, Schönberg et Zemlinsky s’exilent aux Etats-Unis, l’un en 1933, l’autre en 1938 (il y meurt en 1942 pauvre et oublié). Franz Schreker, lui aussi juif, est démis de son poste de directeur de l’Académie des Arts de Berlin, où il a fait nommer Schönberg, et s’éteint en 1934. Il triompha dans l’opéra. La Symphonie de chambre pour vingt-trois instruments dont piano, harpe, célesta et harmonium (1917), une de ses rares grandes pages instrumentales, prolonge en quelque sorte l’opus 9 de Schönberg. Concert captivant, astucieusement programmé, clos après la symphonie de chambre par cinq mélodies du même Schreker, chantées comme celles de Mahler et de Zemlinsky par le baryton coréen Jiwon Song, lauréat de plusieurs concours.
Marc Vignal
 
Abbatiale Saint-Robert, 25 août (Photo © B. Pichène)

mercredi 29 août 2018 à 17h38
Autre soirée mémorable à La Chaise Dieu 2018 avec d'abord La Création de Haydn, œuvre souvent donnée s’il en est. Laurence Equilbey s’en est fait depuis quelque temps presque une spécialité. A la tête d’accentus et de l’Insula orchestra, qu’elle a créés, elle en a offert une interprétation captivante à bien des égards : cela dès l’unisson orchestral du début, avec un coup de timbale asséné avec une force extrême. Sur quoi elle a su ménager les contrastes : chœurs puissants mais pris avec élan, aux arêtes pointues, attention accordée aux détails tant à l’orchestre qu’à ceux du texte. D’où de grands moments d’émotion, comme à l’extraordinaire Lever du Soleil, d’une  polyphonie complexe à la lecture mais transparente à l’audition. Equilbey était en cela bien aidée par les trois solistes : en particulier par la soprano Chiara Skerath, qui dans ses deux airs, consacrés l’un à la verdure et l’autre à la gent ailée, a tiré le maximum tant de la musique que, ce qui est plus rare, des paroles. On a pu remarquer, dans l’avant-dernier récitatif (celui d’Adam et Eve), trois légères et inoffensives modifications apportées au livret, Dein Will’ ist mir Gesetz (Ta volonté est ma loi) devenant par exemple le politiquement correct Dein Will’ ist mein Will’ (Ta volonté est la mienne). Haydn était déjà à l’honneur en fin d’après-midi grâce au Trio Wanderer : beau concert inauguré avec un de ses trios londoniens, et poursuivi avec Ravel et Schubert (son trio n°2 en mi bémol opus 100). On n’en avait pas fini, à l’issue de cette journée, avec le répertoire viennois.
Marc Vignal

Abbatiale Saint-Robert et Auditorium Cziffra, 23 août (Photo © B. Pichène)
 
Comme Paul Celan, le compositeur français Michael Levinas (né en 1949) a pris le contre-pied d’Adorno lequel affirmait qu’écrire de la poésie après Auschwitz était faire acte de barbarie. Commande de l’Association « Musique pour un temps présent » dans le cadre du Jubilé de la Réforme, sa « Passion selon Marc. Une passion après Auschwitz » a été créée le 12 avril 2017 en l’église Saint-François de Lausanne. Sa reprise à La Chaise Dieu a donné lieu à une des soirées les plus mémorables du 52ème festival. Le compositeur s’y confronte également à sa propre histoire, sous forme d’un triptyque d’une heure vingt minutes joué sans interruption : prières juives en araméen et en hébreu pour les millions de victimes de la Shoah suivies d’une psalmodie de noms du mur de la Shoah, Evangile selon Marc en ancien français du XIIIème siècle et extraits du Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban (partie de loin la plus vaste des trois), deux poésies de Paul Celan, à savoir Die Schleuse (L’ écluse), où est conquise non sans efforts la salvation du mot Kaddisch, et Espenbaum (Tremble), où sont évoqués aussi bien le feuillage de cet arbre que la « douce mère » qui ne peut plus venir. Violence souvent, en particulier au début, avec le baryton Mathieu Dubroca luttant vaillamment contre le chœur, mais aussi épisodes aux limites du silence, murmurés. On retrouve Mathieu Dubroca en Jésus, Marie (la Mère) et Marie Madeleine reçoivent tout leur dû, sans oublie l’Evangéliste (le contre-ténor Guilhem Terrail), les rôles de Pierre, de Judas et de la Servante étant confiés à des membres du chœur. L’Orchestre de Chambre et l’Ensemble Vocal de Lausanne étaient dirigés par Marc Kissoczy. Musique contemporaine au sens fort, à l’instrumentation adéquate, constatation des plus appréciables étant donné le contexte.
Marc Vignal
 
Abbatiale Saint-Robert, 25 août (Photo © B. Pichène)

Seconde journée au festival de La Roque d’Anthéron, tout piano celle-là. A la fraîche sur la grande estrade du parc de Florans, Daniil Trifonov (concert de 21h) et Aimi Kobaiashi (concert de 18h) choisissent leur Steinway : deux minutes pour le premier, un peu plus longtemps pour la seconde, laquelle répète dans la foulée son récital Chopin-Liszt. Du beau piano sage, une "Marche funèbre" (2ème Sonate de Chopin) montant efficacement en puissance. 18h30 à l’abbaye de Silvacane, Matan Porat joue son programme Lux (CD chez Mirare). Scénario très personnel pour ce pianiste-compositeur habitué aux montages virtuoses, encadrant de Grégorien (Lux Fulgebit - Exortum est in tenebris) un voyage de l’aube au crépuscule, où Schumann (Chants de l’aube), Beethoven (L’Aurore) et Liszt (Harmonies du soir) se frottent à Matthias Pintscher (Whirling tissue of light) et Thomas Adès (Darkness Visible) pour se dissoudre dans deux "Clairs de lune" aux reflets opposés, selon Beethoven (Sonate n° 14) et Debussy (Suite bergamasque) : éclairs et sérénité, enchaînement brillant de tonalités, d’intensités, de grain sonore, un jeu de premier ordre un peu surexposé par l’acoustique résonnante du cloître. A 21h au Parc, dans une atmosphère électrique annonçant l’orage et désignant la star, Daniil Trifonov manie lui aussi le concept étrenné sur CD (voir ici) : rien moins que Mompou (Variations sur un thème de Chopin), Schumann ("Chopin", extrait du Carnaval), Grieg (Hommage à Chopin), Barber (Nocturne op. 33), Tchaikovski (Un poco di Chopin) et Rachmaninov (Variations sur un thème de Chopin), brillantissimes rampes de lancement d’une 2ème Sonate … de Chopin fortement clivante (discussions sur les gradins), apothéose d’un art à nul autre pareil, évoquant Sviatoslav Richter et Emil Guilels sans les imiter, toucher à la fois titanesque et caressant, sens souverain des tempos et des respirations, culminant dans une "Marche funèbre" inexorable comme le glas du Kremlin. En bis : le Largo de la Sonate pour violoncelle (transcription Alfred Cortot) et la Fantaisie Impromptu op. posth. 66, preuves ultimes que le Chopin de  Trifonov évolue dans un autre monde.
François Lafon

(Photo © Christophe Grémiot)

Festival de La Roque d’Anthéron, an 38.  28 jours (du 20 juillet au 18 août), soixante-dix-neuf concerts, quatorze lieux dont un tout neuf (voir plus loin), répétitions publiques, travail de ruche pour jeunes ensembles en résidence (mini-chapiteaux dans le parc du château de Florans, concert quotidien en fin d’après-midi). Samedi 11août après-midi : Jean-Marc Philips (Trio Wanderer) fait travailler l’Aurora Quartet, Raphaël Pidoux (idem) le duo de pianos Salmon-Vieillard. Pidoux : « Les accords : pas plaqués, vers le haut » (un des secrets de l’effet Wanderer). A 18h au Centre Sportif et Culturel Marcel Pagnol (le nouveau lieu), trio de luxe Gidon Kremer (violon), Giedre Dirvanauskaite (violoncelle), Yulianna Avdeeva (piano), les deux premiers en t-shirts du festival pour cause de bagages égarés par compagnie aérienne (non précisée). Une heure et demie prévue, une heure de plus après changements de programme dans une salle remplie au deux-tiers, plus sportive que culturelle, baies vitrées et murs blanc-clinique mais acoustique suffisamment flatteuse. Après un Trio de Chopin tenant ses promesses dans l’Adagio (légendaire phrasé Kremer), bipolaire Trio op. 24 de Mieczyslaw Weinberg, l’oublié opiniâtrement défendu par le violoniste d’un trio de compositeurs dont les deux autres seraient Prokofiev et Chostakovitch. Autorité de la jeune Avdeeva, prouesses expressives d’un Kremer tous risques alla Menuhin, accord prolongée en duo dans une 6ème Sonate non moins bluffante du même Weinberg, le concert se terminant par un Trio op. 100 de Schubert (celui de Barry Lyndon) assumant ses divines longueurs devant un public essentiellement venu pour lui. Juste le temps de dévaler la rue en pente menant au Parc, où 2020 Nelson-Freirophiles attendent leur idole dans le 2ème Concerto de Brahms. Mission accomplie pour le pianiste au toucher magique, se faisant athlète dans ce monument qu’il a maintenant apprivoisé, efficacement secondé par le Hongkongais Lio Kuokman, chef tout en nerfs mais préférant la flamme à la schlag, qualité réitérée après l’entracte dans une Symphonie « Du Nouveau Monde » façon Formule 1 mais toujours élégante et équilibrée, frustrant les nostalgiques d’un Dvorak germanisé mais galvanisant un Sinfonia Varsovia toujours en déficit d’étoffe sonore. 
François Lafon 
La Roque d’Anthéron, 11 août (Photo © Christophe Grémiot)

lundi 30 juillet 2018 à 20h27
Bach sans surprise mais d’excellente facture à l’occasion de l’avant-dernier concert du Festival. L’ensemble Vox Luminis, fondé à Namur en 2004 par le chef Lionel Meunier, apparaît avec toute sa splendeur vocale dans deux des quatre Messes brèves, les BWV 234 et BWV 235. Il manque un « je-ne-sais-quoi » de plus personnel à cet orchestre, pourtant à l’unisson avec le chœur, où se démarquent les interventions solistes de la soprano Zsuzsi Toth - bouleversant Qui tollis peccata mundi réécrit d’après un fragment de la Cantate BWV 179 –, et d’Alexander Chance, voix supra angélique au sein du trio pour alto, cordes et continuo Quoniam tu solus
En clôture, retour du chef d’orchestre Philippe Herreweghe, toujours très actif dans le répertoire symphonique avec Bruckner, une vieille connaissance (Symphonie n° 4) et les Wesendonck-Lieder de Wagner. Un raffinement extrême des timbres – Orchestre des Champs-Élysées somptueux ! – accompagne la soprano Kelly God dans ces cinq études préparatoires pour Tristan et Isolde. Peu connue encore en France, la soprano néerlandaise s’est essentiellement distinguée au Staatsoper de Hanovre (Senta du Vaisseau fantôme, en 2017), et c’est une vraie découverte à laquelle nous convie le chef d’orchestre, qui a trouvé là une voix idéalement envoûtante, nacrée et quasiment sans vibrato, aussi juste dans l’exaltation comme la demi-teinte – avec un texte d’une lisibilité inouïe. 
Plus intense, mais aussi plus réfléchie que dans ses premières interprétations brucknériennes, Philippe Herreweghe a désormais trouvé une voie personnelle avec le compositeur et organiste de Saint-Florian, sur instruments d’époque. En concert, les gradations obtenues dans cette 4ème et cette manière typique qu’il a désormais de faire chanter l’ample volume de l’orchestre sans jamais forcer le trait – final aérien ! –, mériteraient amplement que le chef ne s’arrête pas en si bon chemin, et qu’il aborde en concert comme sur disque la totalité du corpus symphonique de Bruckner.
 
Franck Mallet
 
(Photo : Kelly God et Philippe Hereweghe © Sébastien-Laval)

mercredi 25 juillet 2018 à 19h21
Pas moins de quatre concerts pour l’avant-dernière journée du Festival, Saintes faisait monter le thermomètre dès midi avec le récital du claveciniste le plus sollicité de l’été, Justin Taylor. Fort du succès de ses enregistrements Forqueray Père et Fils et d’un surprenant Scarlatti Ligeti (chronique à venir), le voilà dans un bouquet varié de Sonates du très européen Domenico Scarlatti. Méditation et transcendance en ouverture avec la K.32, diablerie dansée avec la K.492 et acrobatie pyrotechnique avec la K.27. L’interprète joue les funambules en toute décontraction sur un instrument qu’il qualifie de « superbe », avant de passer au Continuum de Ligeti, faux rock flamboyant et vrai minimalisme qui explore tous les rouages d’une mécanique de précision qui déraille, explose et crée l’illusion d’un temps arrêté. Premier bis « un peu cliché, mais… » (JT) : les Barricades mystérieuses de Couperin, suivi d’une électrique K.519 de Scarlatti : « Vous ne savez pas à quoi vous vous exposez si vous me poussez à revenir… avec Scarlatti ! ». Chiche !
Dans l’après-midi, précédé d’une opportune beethovénienne Ouverture d’Ondine d’E.T.A. Hoffmann, on aurait pu croire que Benny Hill, coiffé d’une perruque argentée, s’était glissé derrière un (magnifique !) pianoforte… Mais non, c’était bien Ronald Brautigam, tout sourire, qui offrait une interprétation magistrale du Concerto n° 4 de Beethoven, dirigé par le chef Michael Willens, à la tête du Jeune Orchestre de l’Abbaye.
Le soir, déception totale avec la recréation de Issé de Destouches (1697) par Les Surprises de Louis-Noël Bestion de Camboulas. Soit cet opéra donné en version de concert et présenté comme un « pilier de la période post-Lully et pré-Rameau » (?) est d’un intérêt très relatif comparé aux deux « piliers » susnommés, soit la préparation de cette reconstitution sans charme avait été bâclée, tant les chanteurs semblaient égarés, tel cet Apollon surexcité ou ce Jupiter boulevardier… Seules Chantal Santon (1ère Hespéride/Doris) et Eugénie Lefebvre (Une Hespéride/Issé) parvenaient à convaincre. 
En revanche, enfin du style et de la fraîcheur avec le dernier concert de cette journée contrastée confiée au violiste François-Joubert-Caillet et son ensemble L’Achéron. Virtuosité du jeune Haendel italien des années 1700 dans ces joyaux miniatures que sont les cantates Agrippine et Armide grâce à la soprano Deborah Cachet, et intensité du violon baroque révélé par la soliste Lathika Vithanage.               
Franck Mallet

(photo :Justin Taylor © Sébastien Laval)
Damien Guillon se rappelait Philippe Herreweghe en fervent marathonien de Bach au Festival de Saintes, le contre-ténor répétant la veille une nouvelle cantate donnée le lendemain… Une épreuve dont il garde néanmoins un bon souvenir, au point de revenir quelques années plus tard, cette fois à la tête de son Banquet Céleste, bien entouré par Maïlys de Villoutreys (soprano), Nicholas Scott (ténor) et Benoît Arnould (basse), pour les Cantates BWV 62, 64 et 156. Mesuré, son Bach respire la clarté et déploie une ferveur simple et naturelle, dans l’attente fébrile de Noël (BWV 62) comme dans l’abandon face à la mort (BWV 156). Neuf instrumentistes et quatre chanteurs, faisant office de chœur : il n’en faut pas plus avec des interprètes aussi attentionnés. En soirée, la menace, avortée, d’un orage – seulement trois gouttes – ne permit pas à Hugo Reyne de donner la pleine mesure de ses Water Music haendéliennes, initialement prévues dans les jardins et rapatriées in extremis dans l’abbaye. Le chef de La Simphonie du Marais avait beau manier l’humour – casquette sur la tête, il « racontait » la création fastueuse, presque jour pour jour  trois siècles plus tôt, le 17 juillet 1717), de cette musique sur la Tamise, entre Londres et Chelsea. Il manquait la grandeur d’un espace, malgré une alternative bien venue – l’adaptation qu’il avait réalisée pour son instrument soliste, la flûte, du Concerto HWV 294 –, et de spirituelles cornes de brume, cris de mouettes et autres souffles des vents… en prélude à « l’embarquement ».
Franck Mallet
 
(Photo Le Banquet céleste © Sébastien Laval)
mardi 24 juillet 2018 à 19h32
Quand on s’embarque pour les cantates de Bach, c’est une aventure qui commence, l’exploration d’un univers immense qu’on n’aborde pas sans biscuits, comme ces audacieux qui remplissent une 2CV jusqu’au toit pour aller faire le tour du monde, Paris-Pékin, ou Dunkerque-Tamanrasset. Dans ses bagages, l’ensemble Gli Angeli Genève a donc rassemblé de bonnes provisions, chanteurs, violons, clavecin, orgue, flûtes, basson… Et le chef de la bande, Stephan Mac Leod n’est pas un novice, des expéditions de ce type, il en fait déjà pas mal, avec des guides expérimentés. Ce 16 juillet à Saintes, on a juste l’impression que le matériel n’a pas voyagé au mieux, que chacun a du mal à retrouver sa place. Il est vrai que les trois cantates BWV 94, 178 et 107, composées à Leipzig à l’été 1724 alors que la famille Bach s’y est installée un an auparavant, ne sont pas parmi les plus lumineuses, qu’elles expriment le doute. « Que pourrais-je demander au monde, » dit le texte de la cantate 94. Il manque juste, ce jour-là, le petit quelque chose qui les transcende, cette petite étincelle qui entraîne tout un ensemble dans un même élan. Les 2CV ont parfois des problèmes de carburation.

Gérard Pangon

(Photo © Lucie Favriou)
De Saintes à Cognac, il n’y a qu’un pas, à peine trente kilomètres. Et les dégustations y sont du même ordre. Quand Lucile Richardot apparaît, drapée dans une robe cramoisie qui lui donne l’allure d’une déesse, on a déjà le pressentiment d’avoir affaire à un grand millésime : la couleur, la majesté, les ondes mystérieuses qui semblent se dégager. On ne présente pas grand cognac dans un environnement banal.
A la première des mélodies que Lucile Richardot nuance avec une attaque tout en douceur et un timbre d’une extrême chaleur, on est convaincu : ce nectar ne ressemble à rien. Conçu avec la mezzo par Sébastien Daucé, le maître de chai, il assemble les œuvres de compositeurs anglais du XVIIème siècle, qui, pour la plupart, poursuivirent leur chemin dans la clandestinité au moment du puritanisme de Cromwell, d’où l’atmosphère morose de cette « musique à domicile » souvent jouée en privé. « Musique, le maître de ton art est mort et avec lui, toutes tes douceurs se sont enfuies, » dit une chanson de William Lawes, qui résume les douleurs des musiciens de l’époque.
Pour goûter, il faut prendre son temps. Dans un jeu de mise en place soigneusement orchestré, Lucile Richardot se fond avec les autres chanteurs de l’ensemble Correspondances, perce insensiblement, se détache, se déplace, se retrouve en soliste. Les arômes se révèlent, elle se lamente (O precious Time, de Martin Peerson) ou elle vitupère (Go perjured man, de Robert Ramsey), et la manière raffinée dont elle distille les finales reste longtemps dans les oreilles comme un grand cognac persiste en bouche.
Tout l’ensemble Correspondances finit en beauté avec Sing, sing ye Muses de John Blow, une chanson rythmée, qui annonce un autre temps, celui du théâtre (Purcell) et d’une musique au grand jour. De quoi vous laisser une impression de bonheur retrouvé. Comme si on avait réussi à goûter la part des anges.

Gérard Pangon

(Photo © Léa Parvéry)
 
vendredi 20 juillet 2018 à 17h03
A l’époque de Louis XIV et de Louis XV, les grands motets, c’est du sérieux : ils font partie de la vie de cour, précèdent la messe quotidienne, et sont empreints d’une majesté qui peut aller jusqu’à l’emphase. Question solennité, le festival de Saintes fait fort, lui aussi, mais pas tout à fait de la même façon qu’au Grand Siècle : Rameau : Grands motets pour solistes, chœur, orchestre & klaxons (cris optionnels), indique-t-il dans le programme parce que ce 15 juillet, dans la cour de l’abbaye, un grand écran diffuse la finale de la Coupe du monde de foot. Le match a lieu à l’heure de la répétition, quelques musiciens de Vox Luminis suivent l’évolution du score sur leurs smartphones, Lionel Meunier brouille le tempo en annonçant que la France mène 1 à 0, puis Reinoud van Mechelen refroidit tout le monde en susurrant 1 – 1.
Au moment du concert, l’affaire est pliée. Celle du foot et celle de Rameau. Si l’équipe de France a joué sur la défensive, Vox Luminis s’est montré génialement offensif. La musique de Rameau est une musique d’échanges et de mouvements qui convient particulièrement bien à l’ensemble : les flûtes s’agitent, ou les hautbois, ou les bassons, les chanteurs se succèdent en solo, par deux par trois par quatre ou en chœur complet, (ce qui chez Vox Luminis ne représentent pas plus d’une quinzaine de chanteurs) avec une extraordinaire manière d’écouter les autres ou bien de se fondre dans le groupe, fruit d’un magnifique travail de mise en place.
Composés à la fin des années 1710 par le jeune Rameau, ces grands motets sentent le Grand siècle mais ressemblent à des terrains d’expérimentation pour ses opéras à venir, avec une grande variété de rythmes et une recherche de timbres et de couleurs. On comprend alors pourquoi ils ont séduit Vox Luminis qui les interprète si bien : comme Rameau, Lionel Meunier aime la fougue, les élans, les contrastes, les belles voix et les instrumentistes chaleureux.
Gérard Pangon
 
Saintes 15 juillet (Photo © Léa Parvéry)

A l’Opéra Comique, seul théâtre encore ouvert dans le désert musical qu’est Paris l’été : Bohème, notre jeunesse, d’après Giacomo Puccini. Une production maison (avec Rouen et Versailles) appelée à tourner, tels les spectacles de l’Opéra Comique « ancien régime », dans des lieux où l’opéra ne passe généralement pas, une version « plus intime, plus accessible et plus sensible à la condition féminine » selon la metteur(e) en scène Pauline Bureau et le compositeur Marc-Olivier Dupin, auteur habile de la réduction pour treize instruments et huit solistes (une heure et demie sans entracte, l’original dure à peine vingt minutes de plus). Une Bohème jeune chantée (en français) par des jeunes et s’adressant aux jeunes donc (ce qui évite l’habituel spectacle de chanteurs mûrs se livrant à des facéties d’adolescents attardés), dans le style des productions de l’ARCAL grâce auxquelles tout un public a découvert l’opéra : pas de transposition de l’action (nous sommes aux antipodes de la relecture « spatiale » de Claus Guth  à l’Opéra Bastille – voir ici), seulement la volonté - scénographie vidéo à l’appui - de jeter une passerelle entre 1898 (création à Paris, salle Favart) et 2018. Reste justement que cette Bohème de chambre a un peu de mal à trouver ses marques dans le cadre tout de même assez vaste de Favart (l’ouvrage grandeur nature y a été donné 1522 fois avec quatre-vingts Rodolphe et cent-quatorze Mimi), ce qu’on ne saurait imputer à la direction sans pathos d’Alexandra Cavero, ni aux  chanteurs dont tous seraient à citer, l’émouvante Sandrine Buendia (Mimi) en tête. On ne saurait non plus reprocher à ces derniers de posséder une trop bonne diction pour nous épargner quelques mises à jour du texte (« Je refais la déco du resto », chante Marcel) qui feraient presque regretter la vieille traduction de Paul Ferrier.
François Lafon 

Opéra Comique, paris, jusqu’au 15 juillet. Tournée dans toute la France jusqu’en 2019 et au-delà (Photo©Pierre Grosbois)

Au festival de Saint-Denis : Gurrelieder de Schönberg dirigé par Esa-Pekka Salonen avec le Philharmonia Orchestra. Double anniversaire, triple même : le cinquantième du festival (d’où la programmation, plus luxueuse encore que de coutume) et le soixantième du chef, lequel est depuis dix ans principal conductor du Philharmonia. Œuvre monstre digne de l’occasion, requérant un orchestre énorme, des chœurs nombreux et cinq solistes au format wagnérien, plus un (ici une) récitant(e) expérimentant un sprechgesang encore éloigné de celui de Moïse et Aaron.  Car Schönberg avait vingt-six ans lorsqu’il commença cette cantate-symphonie-suite de lieder inspirée d’une légende danoise, opéra sans images, wagnérisant, mahlérisant et chromatisant, poussant le système tonal jusqu’à un point de non-retour dont il assumera les conséquences en inventant la « nouvelle musique ». Ironie du sort : ce n’est qu’onze ans plus tard (1911) qu’il termina l’ouvrage (on sent, dans l’orchestration, le passage du temps), créé en 1913 sous la baguette de Franz Schreker, lui valant un triomphe qui ne lui fit pas autant plaisir qu’il l’aurait dû de la part d’un public qui entre temps ne l’avait pas suivi dans ses expériences d’« atonalité libre ». Tout cela, Salonen le prend en compte, impressionniste quand il le faut (Schönberg recherchait moins l’effet de masse que les alliages de timbres), fulgurant dans les ruptures de ton, maîtrisant l’acoustique … d’église de la basilique, sans jamais verser dans la sentimentalité ni dans les transes que permettrait cette histoire d’amour brisé débouchant sur la chevauchée désespérée d’une armée de spectres. Orchestre et chœurs superlatifs, plateau vocal équilibré à défaut d’être exceptionnel - presque celui que Salonen avait dirigé à Pleyel en 2014 -, avec Robert Dean Smith, plus Tristan que jamais, Michelle DeYoung, plus impressionnante qu’émouvante en Ramier colporteur de mauvaises nouvelles, l’actrice Barbara Sukowa toujours unique en récitante délirante et Camilla Tilling remplaçant Alwyn Mellor, jolie voix un peu juste dans un rôle marqué naguère par Jessye Norman. 
François Lafon

Basilique de Saint-Denis, 26 juin. Festival de Saint-Denis, jusqu’au 5 juillet (Photo © HSBenjamin Suomela)

lundi 25 juin 2018 à 22h42
Musique de chambre à l’Athénée, dernier concert de la saison : Winds par le Quintette à vent du Balcon. Cela commence benoitement par le Quintette pour piano et vents op. 16, où le jeune Beethoven devient le grand Beethoven tout en étant encore un classique. Au piano, Michael Levinas, virtuose et compositeur. Mais comme Le Balcon est aux commandes, la suite ne peut être qu’inattendue : sur écran géant, une jeune femme écoute, se penche vers les musiciens, elle-même géante devant un mur de livres, entourée de documents relatant l’histoire de … l’Athénée. Il s’agit de la flûtiste Claire Luquiens en direct de la Bibliothèque Nationale (site Richelieu), qui entonne Incantare, création mondiale pour flûte et électronique de la compositrice et chanteuse lituanienne Justina Repeckaite. Arrive alors le moment le plus balconesque : le trajet de l’artiste en temps réel jusqu’à … l’Athénée, vingt minutes de marche (création vidéo : David Daurier) accompagnées de Woyzeck, œuvre obsessionnelle et obsédante de Claude Vivier, Québécois surdoué assassiné à Paris en 1983, à trente-quatre ans. En guise de final, avec Claire Luquiens en chair et en os : Il silenzio degli oracoli de Salvatore Sciarrino, courte pièce inspirée de Plutarque où le son des instruments et l’air qui les traverse évoquent magiquement ledit silence. Justina Repeckaite se dit inspirée par Gérard Grisey, comme Claude Vivier l’était par Tristan Murail, membres créateurs avec Michael Levinas de l’Ensemble L’Itinéraire. Comme quoi il y a toujours une logique dans les programmes fous du Balcon.
François Lafon

Théâtre d l’Athénée, Paris, 25 juin (Photo © Le Balcon)

A l’Athénée, final du 6ème festival Palazzetto Bru Zane avec Les P’tites Michu d’André Messager par la compagnie Les Brigands, qui retrouve à cette occasion son port d’attache historique. Une opérette Belle Epoque (1897) dont le succès remonta le moral du compositeur, lequel venait de faire un four avec un Chevalier d’Harmental en lequel il croyait bien davantage. Drôle d’image posthume que la sienne : qui dit Messager aujourd’hui s’empresse de préciser qu’outre les œuvres légères dont il a ravi les boulevards, il a été directeur musical du Covent Garden à Londres, à Paris de l’Opéra et de l’Opéra Comique, où il a entre autres créé Pelléas et Mélisande. Et d’ajouter que pour être moins ambitieuse, sa propre musique est un modèle d’élégance et de raffinement. On le constate en écoutant ces P’tites Michu musicalement bien au-dessus des standards du genre, et dont le livret manie en tout bien tout honneur des problématiques dépassant elles aussi lesdits standards. Outre que c’est de là que, via la « réclame », vient le nom de Michu comme ancêtre de Bidochon et de Tuche, on reconnait dans cette histoire de sœurs inséparables issues du Carreau des Halles dont l’une (mais laquelle ?) se révèle fille de général une lointaine préfiguration de scénarios plus sérieux (le roman de Jacques Grimbert Un Secret) ou plus épicés (La Vie est un long fleuve tranquille, le film d’Etienne Chatiliez). Transposé par le metteur en scène Rémy Barché de l’Empire à notre époque dans une esthétique vintage décalée mâtinée de bande dessinée (la tradition Brigands), l’ouvrage se retrouve un peu hors-sol et avoue ses longueurs (des coupures dans le texte parlé auraient été bienvenues) en dépit de l’énergie de la troupe – formidables acteurs-chanteurs en tête desquels le duo des sœurs Anne-Aurore Cochet - Violette Colchi et Marie Lenormand en fille spirituelle de Maillan et Balasko – et de l’ensemble instrumental jouant la « version de chambre » due à Thibault Perrine dirigée par Pierre Dumousseau. Pas autant de rires qu’on l’aurait attendu dans la salle, mais gros succès au rideau final.
François Lafon 

Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 29 juin (Photo©Nemo Perier Stefanovitch)
 
dimanche 17 juin 2018 à 11h14
Debussy et Sibelius ? Une relation importante mais à sens unique. Nés à trois ans d’intervalle, ils se rencontrent à Londres en février 1909 lors d’un concert dirigé par Debussy. Sibelius en fait état dans son journal et dans une lettre à sa femme. En janvier 1914, il assiste à Berlin à un récital de piano avec au programme L’isle joyeuse et La Fille aux cheveux de lin : « Tout à fait sous le signe du neuf », juge-t-il. Le nom de Sibelius, au contraire, n’apparaît nulle part dans les écrits de Debussy : sans doute n’eut-il  jamais l’occasion d’entendre Le Cygne de Tuonela, donné  plusieurs fois à Paris entre 1900 et 1914. Le piano n’a pas la même importance chez Sibelius que chez Debussy, mais Leif Ove Andsnes ouvrit en beauté un récent concert à Radio France avec des pages des deux compositeurs : deux de Sibelius, dont le très curieux Le Berger opus 58 n°4, et Estampes de Debussy. Il tint ensuite la partie de soliste, en complicité avec l’Orchestre Philharmonique, dans la Fantaisie pour piano et orchestre de l’auteur du Faune : œuvre de jeunesse (1889-1890) fortement influencée par Vincent d’Indy et sa Cévenole, créée à titre posthume (1919) et depuis rarement donnée, sorte de « pseudo-concerto » sans virtuosité transcendante. La Première Symphonie de Sibelius (1899-1900) n’est pas un ouvrage « debussyste », ce que seront dans une certaine mesure  Les Océanides, la Sixième Symphonie ou encore Tapiola. Jouée après l’entracte, toujours sous la direction du jeune chef finlandais Santtu-Matias Rouvali, elle regarde surtout vers la Russie tout en témoignant d’une personnalité affirmée. Intéressante rencontre de deux compositeurs plus, en l’occurrence, que de leur musique.
Marc Vignal
 
Auditorium de Radio France, 8 juin (Photo © DR)
 
dimanche 10 juin 2018 à 01h38
Entrée de Don Pasquale de Donizetti au répertoire de l’Opéra (Palais Garnier), cent-soixante-quinze ans après sa création au Théâtre italien de Paris. Un dramma buffo musicalement plus complexe que ne le laisseraient penser les entraînantes mélodies dont il est parsemé, et dramatiquement plus dramma que buffo sous ses airs de joyeuse comédie. C’est ce qu’a tenté de mettre en valeur le metteur en scène Damiano Michieletto – connu in loco pour un Barbier de Séville réussi (voir ici) et un Samson et Dalila moins heureux (et ) –, jusqu’à l’image finale où l’on voit le barbon prétendant à l’amour d’une belle dans une maison de retraite, entouré de vieilles dames pomponnées. Comme Le Barbier, Don Pasquale est transporté dans l’univers de Dino Risi : maison étriquée aux portes aussi nombreuses qu’inutiles, Fiat années 1950 devant la porte, luxe tape-à l’œil quand s’installe la pseudo-épouse commise à rendre la vie impossible aux vieux présomptueux, le tout agrémenté de scènes filmées en incrustation (illusion – désillusion). Michieletto a voulu étoffer la fable, ce qui se comprend, mais Don Pasquale n’est pas La Femme silencieuse de Richard Strauss (sur un sujet similaire, mais librettisé par Stefan Zweig d’après Ben Johnson) et l’ouvrage s’en trouve plus agité que dynamisé. Heureusement le chef Evelino Pido, spécialiste de ce répertoire, veille au rythme et conduit l’orchestre telle une Formule 1, au risque de sacrifier l’élégance post-rossinienne de la musique. Mêmes références dans la direction d’acteurs :  Michele Pertusi est un Pasquale musicalement stylé mais jouant « cinéma », assez loin des grands bouffons alla Gabriel Bacquier, Florian Sempey (un futur Don Pasquale ) joue l’intriguant Malatesta en double de Figaro (son rôle fétiche), Nadine Sierra soigne son look (quelque chose de Natalie Wood) au moins autant que ses vocalises, alors que les allures hip-hop de John Brownlee n’influent en rien sur ses qualités de ténor de grâce. Ovation au rideau final, comme une libération des soucis quotidiens, ce que n’a pas dû manquer de remarquer le premier ministre, ce soir présent dans la salle. 
François Lafon 

Opéra National de Paris – Palais Garnier, jusqu’au 12 juillet. En direct au cinéma et sur Culturebox le 19 juin
 (Photo © Vincent Pontet/OnP)


vendredi 8 juin 2018 à 01h03
Nouvelle production de Boris Godounov à l’Opéra Bastille. Vladimir Jurowski (direction) et Ivo van Hove (mise en scène) ont préféré la « petite » version originelle en sept scènes (1869) à la « grande » (1874), où Moussorgski joue le jeu du grand opéra comme on l’aimait de son temps. Pour les mêmes raisons qui ont déplu il y a cent-cinquante ans, notre époque est plus séduite par la première, ramassée, elliptique, centrée sur le drame politique et la personnalité du tsar assassin. Plus prospective aussi : on y chante comme on parle (un véritable manifeste esthétique) et la grandeur tragique naît de la situation davantage que de la posture. On pourrait y ajouter un désenchantement historique : le peuple n’y a pas la première place comme il l’a dans la version de 1874, et l’œuvre se termine sur la mort de Boris et non sur la violence collective dans la forêt de Kromy. « Aujourd’hui, je n’ai pas l’impression que la révolte prenne », commente Ivo van Hove. Celui-ci s’autorise de Pouchkine (« J’ai imité Shakespeare dans sa peinture vase et libre des caractères ») pour relier Boris Godounov a ses amours élisabéthaines (voir ici). Au centre, l’« escalier  du pouvoir » selon Jan Kott (Shakespeare notre contemporain), autour, la foule grise et les hommes en complet gris qui la manipulent. Tout cela assez froid, assez figé, clinique presque, aux antipodes de la tradition expressionniste et hallucinée remontant à Chaliapine, jusque dans les projections géantes (concession à la mode mais aussi signature du metteur en scène – voir ses Damnés à la Comédie Française) censées nous faire entrer dans la tête malade du tsar. Même retenue chez les chanteurs, à commencer par Ildar Abdrazakov (Boris) - voix superbe mais charisme parcimonieux - et Ain Anger (Pimène) - plus agent d’investigation que moine justicier. Jurowski aussi joue le jeu, bridant la personnalité volcanique qu’on lui connaît et refusant l’effet au point de paraître par moments diriger la sombre version Chostakovitch en lieu et place de celle de Moussorgski, rugueuse et originale dans tous les sens du terme.
François Lafon

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 12 juillet. En direct au cinéma et sur Cluturebox le 7 juin. En différé sur France Musique le 24 juin (Photo © Agathe Poupeney/OnP)

Résurrection à l’Opéra Comique de La Nonne sanglante, dans le cadre du festival Palazzetto  Bru Zane consacré cette année au bicentenaire Gounod. Un titre accrocheur pour ce deuxième essai lyrique du futur compositeur de Faust, adapté d’un épisode du roman gothique de M.G. Lewis Le Moine, mythifié par les romantiques et revivifié au XXème siècle par Antonin Artaud. Rien à voir pourtant avec les exploits gore d’une serial killeuse en cornette : abandonné en cours de route par Berlioz (pourtant initiateur du projet), refusé par Halévy et Félicien David, proposé en vain à Verdi, le livret de Scribe (vite parodié au boulevard sous le titre La Bonne sanglante) est une fable néo-hamlétienne autant que pré-freudienne, où un jeune amoureux jure fidélité au spectre d’une religieuse qu’il confond avec sa bien-aimée, le sortilège qui s’ensuit ne pouvant être conjuré que par la mort de l’assassin de la nonne, lequel se trouve être … le père du jeune homme, qui se sacrifiera pour le bonheur de son fils. Un scénario dans l’air du temps (1854), ni plus ni moins échevelé que bien d’autres, mais qui avait le défaut de ne pas se prêter assez aisément au grand-air-que-l’on-attend. Un siècle et demi plus tard, c’est dans les chœurs, les ensembles ou les intermèdes orchestraux qu’on pressent le « grand » Gounod, le déséquilibre musico-dramatique venant principalement de l’effacement de la plupart des personnages devant le héros de l’histoire, requérant un ténor à l’endurance et aux moyens phénoménaux. Par chance, le phénomène est ce soir Michael Spyres, connu dans Rossini et Berlioz (il ne fait qu’une bouchée de l’Enée des Troyens) et qui fait justement crouler une salle en partie venue pour lui, entouré d’une troupe impeccable (une spécialité maison décidément) où se distinguent Vanina Santoni en Fiancée, Marion Lebègue en Nonne et Jodie Devos en page travesti à l’aigu triomphant. Probablement sollicité pour réitérer le cocktail gagnant (folie romantique + violence contemporaine) de sa Lucrèce Borgia (Victor Hugo) avec Béatrice Dalle, le metteur en scène David Bobée cultive le noir gothique sans quitter un premier degré étonnement prudent, tandis que Laurence Equilbey, à la tête d’un Chœur Accentus exemplaire et d’un Insula Orchestra plus fragile, met en valeur les influences weberiennes de l’ouvrage (Le Freischutz, par moments, n’est pas loin). 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 14 juin. En direct sur Cluturebox le 12 juin (Photo©Pierre Grosbois)

A l’Opéra de Lyon, création de GerMANIA d’Alexander Raskatov d’après Heiner Müller. Un opéra en deux actes et dix scènes, « des séquences séparées comme les tableaux d’une même époque, dans l’esprit d’Eugène Onéguine de Pouchkine ». Pas grand-chose cependant de Tchaikovski chez Raskatov, né le jour de l’enterrement de Staline et connu pour son opéra Cœur de chien - sarcastique comme le roman de Boulgakov dont il s’inspire - ni chez Müller, dramaturge phare de l’Allemagne des années 1960-1990, dont Quartett d’après Laclos est un classique du théâtre public en France. Dans ses pièces « structuralistes » Germania 1 et 3 (le 2 n’existe pas) dont Raskatov a fait son livret, Müller fait dialoguer Hitler et Staline, essayer le cercueil de Bertolt Brecht par un travailleur de la même taille que le poète (détail historique) et chanter « Heil Staline » par le Géant rose, serial killer dont la mère a été violée en 1945 par douze soldats russes, tout cela sauvé du militantisme primaire et du ressassement des traumatismes mal digérés (mais sont-ils digérables ?) par un talent de plume et un don  pour la dérision qui font de lui un père de la dramaturgie moderne. Sans le paraphraser, Raskatov en rajoute : fanfares insistantes, Internationale avortée, tessitures étirées (Hitler en ténor criard, Staline en basse des Chœurs de l’Armée rouge), références grinçantes, tel le sextuor sur « Heil Hitler » des trois dames assassinées par un SS croate et de leurs maris morts. Dans le programme, notre confrère Franck Langlois place GerMANIA dans la lignée des ironiques Nez de Chostakovitch et Life with an Idiot de Schnittke. Difficile en effet de remonter à L’Ange de feu de Prokofiev, aux Diables de Loudun de Penderecki ou aux extrémistes Soldats de Zimmermann, dont la musique est tout aussi coup de poing (elle l’est même davantage) mais paraît moins distanciée (Brecht, encore) aux oreilles de notre époque. Direction musclée de l’Argentin Alejo Pérez, plateau d’acteurs-chanteurs de l’extrême (dont la très raskatovienne Elena Vassilieva), mise en scène de John Fulljames évitant la redondance : rochers wagnériens faits d’amas de vêtements où pourrissent les cadavres et s’emmêlent les vivants, scène tournante et planète désolée lorsque Gagarine apparaît en apesanteur et que s’affiche sa phrase célèbre « Sombre, camarades, est l’espace, très sombre » tandis que retentit un superbe Auschwitz Requiem aux accents stravinskiens. 
François Lafon

Opéra de Lyon, jusqu’au 4 juin. En différé sur France Musique le 3 juillet (Photo © DR)

Ouverture, dans la grande nef du musée d’Orsay, du Festival baltique illustrant l’exposition Âmes Sauvages - Le symbolisme dans les pays baltes. Une semaine de musique, cinéma, photo, entretiens, ateliers et même dégustations (saveurs boréales) pour rendre à la triade Lettonie – Estonie – Lituanie une visibilité que l’histoire et la politique lui ont longtemps refusée. Eclectisme dans le choix des programmes musicaux, traversant un bal électro balte (sic) pour se terminer, le 29 mai, en compagnie de la pianiste lituanienne Muza Rubackyté. Ce soir, public nombreux et peu regardant sur le confort et la visibilité (le socle de "Napoléon 1er législateur", sculpture d’Emmanuel Guillaume - 1860 - est aussi volumineux que dur au postérieur) pour la Kremerata Baltica et le Chœur de Chambre Philharmonique Estonien. Les oreilles, il est vrai, sont à la fête, au moins autant que les yeux après la visite de l’exposition, laquelle dépasse le cadre du symbolisme annoncé. Rien de violent ni d’urticant dans les œuvres choisies par Gidon Kremer, acclamé lorsqu’il dirige et tient la partie de violon du tube d’Arvo Pärt Fratres, les autres pièces, moins connues, se révélant entêtantes (Flowering Jasmine de Georgs Pelécis), orantes (Estonian Lullaby de Pärt), vibrionnantes (Symphonie pour cordes et percussions de Lepo Sumera), insaisissables (les  Danses sacrée et profane de … Debussy, décidément omniprésent), efflorescentes dans le cas de trois petites pièces de Mikalojus Konstantinas Ciurlionis, génie précoce (né comme Ravel en 1875 mais mort à trente-cinq ans,) et doublement surdoué (peintre et musicien), considéré dans son pays (la Lituanie) comme le fondateur de l’art moderne, ce dont témoignent ses tableaux (nombre d’entre eux dans l’exposition) davantage que sa musique. Favori du public à l’applaudimètre : le très sucré Fruit of Silence (2013) de Pëteri Vasks. Il est vrai que le Chœur de chambre Estonien est un des meilleurs qui soient. 
François Lafon 

Musée d’Orsay, Paris, Festival baltique jusqu’au 29 mai. Exposition  Âmes Sauvages. Le symbolisme dans les pays baltes jusqu’au 15 juillet (Photo © DR)

Entre deux Parsifal à l’Opéra Bastille (voir ici), Philippe Jordan termine, avec l’Orchestre de l’Opéra à la Philharmonie de Paris, son intégrale en trois concerts des Symphonies de Tchaïkovski. Ce soir : la 6ème « Pathétique », couronnement de la « trilogie du destin » (avec la 4ème et la 5ème), précédée de la 3ème « Polonaise », parente pauvre du groupe des trois premières, dites « petites symphonies ». Grand écart entre ces deux œuvres espacées de vingt années, la 3ème (encore timide affranchissement des canons classiques) exaltant la danse et se terminant par une polonaise (d’où le titre), la très personnelle « Pathétique » s’éteignant sur un prémonitoire requiem, celui de Tchaïkovski qui mourra mystérieusement (hasard, volonté, destin ?) quelques jours après sa création. Tâche du chef : soutenir les faibles et retenir les forts, en l’occurrence animer la séduisante mais longue 3ème et empêcher la 6ème de sombrer dans le pathos. Mission presque accomplie (à l’impossible nul n’est tenu) pour la « Polonaise », où la marche funèbre et la valse sont données comme des pré-échos de celles - autrement plus évocatrices - de la « Pathétique », cette dernière comme chauffée par sa cadette, jouée plus tragédie que (mélo)drame par un Orchestre de l’Opéra digne des plus grandes formations d’estrade. Triomphe mérité pour les solistes (somptueuse petite harmonie) étreints alla Leonard Bernstein par Jordan, lequel confirme-là ses dons de surdoué pluridisciplinaire. 
François Lafon

Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez, 15 mai. A voir sur Culturebox et les sites de la Philharmonie (live.philharmoniedeparis.fr) et de l’Opéra de Paris. Diffusion ultérieure sur France 3, Mezzo et TF1 (Photo © DR)
 
Troisième et dernier « Lundi musical » de la saison au théâtre de l’Athénée : Kindertotenlieder par Edwin Fardini (baryton-basse), avec Tanguy de Williencourt (piano) et Adrien La Marca (alto). Un inconnu donné dans le petit monde musical comme une valeur sûre de demain après Stéphane Degout et Stanislas de Barbeyrac, valeurs sûres d’aujourd’hui : double audace dans le style maison. Programme très pensé pour cet - encore - élève au Conservatoire Supérieur de Paris, le cycle de Mahler terminant la soirée, précédé des deux Gesänge op. 91 avec alto de Brahms (le premier sur un poème de Friedrich Rückert, comme les Kindertotenlieder), la première partie rendant hommage à Heinrich Heine mis en musique en allemand par Liszt et en français par Guy Ropartz. Courtes présentations sous forme de mots-clés par l’artiste : présence évidente, sérieux imperturbable, diction nette qui se confirmera (ce n’est pas toujours le cas) lorsque celui-ci chantera. Les Liszt passent tout naturellement - voix profonde, musicalité sans effets, quelques accrocs probablement dus au trac - comme passeront les Brahms avec l’alto non moins profond de La Marca, comme passera le Mahler, avec un supplément d’âme, une émotion jusqu’ici retenues. Le grand moment n’est pas le plus attendu : ce sera les Quatre Poèmes d’après l’Intermezzo de Heine, musique superbe et oubliée où Ropartz rend hommage à son maître Franck et à son confrère Chausson (Poème de l’amour et de la mer), et où Edwin Fardini manie la si difficile mélodie française avec un naturel entretenu par Tanguy de Williencourt, dont les qualités de chambriste ne sont pas pour rien dans le succès de la soirée.
François Lafon

Théâtre de l’Athénée, Paris, 14 mai (Photo : E. Fardini-T. de Williencourt © DR)

Première à l’Opéra Bastille de Parsifal, retardée depuis le 27 avril par la rupture d’un câble soutenant un contrepoids de dix-huit tonnes. Un spectacle à décors en effet, mobilisant le système-maison de plateaux coulissants tant vanté mais rarement utilisé à vue. Un Parsifal de chambre pourtant, sans forêt au printemps ni temple à colonnes, le metteur en scène Richard Jones concentrant l’action sur le dualisme dogme/pornographie – deux façons fallacieuses d’échapper à l’angoisse humaine, représentées, pour le premier, par un collège-secte vivant au rythme d’un rituel qui fera son temps, et pour la deuxième par les sortilèges plus scientifiques que magiques du généticien Klingsor. On aura compris qu’une fois encore la fable est actualisée, mais de façon plus consensuelle qu’avec Krzysztof Warlikowski, dont le Parsifal diversement apprécié a fait long feu sur la même scène (2008). Jones - dont L’Enfant et les sortilèges (Ravel) au Palais Garnier finissait dans l’enfer des tranchées -, manie cependant une ironie que l’on peut qualifier de britannique, montrant les Filles Fleurs en (pas très pornographiques) épis de maïs transgénique et les Chevaliers du Graal (plus bacheliers que chevaliers) suivant Parsifal en black bloc après avoir jeté aux orties chasubles et livres saints. Public ravi (rassuré ?) au rideau final, au grand dam des amateurs de wagnérisme plus sulfureux. Chambriste aussi - mais au sens où l’entendait Karajan - la direction de Philippe Jordan, travaillant la transparence (française ?) de son excellent orchestre et de chœurs impeccables. Une intimité qui profite aux chanteurs, lesquels ne sont pas obligés de faire la grosse voix, soit qu’ils n’en possèdent - ou n’en exploitent - pas le creux (le par ailleurs émouvant Günther Groissböck en Gurnemanz pas trop chenu), soit qu’ils wagnérisent alla Fischer-Dieskau, tel le raffiné Peter Mattei (Amfortas). Beau couple Kundry-Parsifal - pourtant peu flatté au deuxième acte en tenue légère sur plateau nu -, Anja Kampe passant de la séduction au dévouement avec une timbre riche en couleurs, Andreas Schager faisant éclore le meneur d’hommes du Chaste Fol avec une sûreté vocale et une présence scénique remarquables.
François Lafon 

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 23 mai. En différé sur France Musique le 27 mai (Photo © Emilie Brouchon/Opéra national de Paris)

Dimanche, pour son dernier week-end, le Festival de Pâques retrouve les poulains de la Fondation Singer-Polignac pour un concert Brahms et Fauré à partir du noyau du Quatuor Strada, constitué de Pierre Fouchenneret, 1er violon (photo), Lise Berthaud (alto) et François Salque (violoncelle). Rejoint par Shuichi Okada, second violon et Adrien Boisseau, second alto, l’ensemble aborde Brahms – Quintette à cordes en fa mineur, op. 88 – avec sérénité et passion. Les tempi sont vifs, au point que le premier mouvement déboule « à l’arraché ». Rivé à sa chaise, Pierre Fouchenneret entraîne ses compagnons qui le regardent, surpris, et le suivent, enhardis du même enthousiasme. Ce n’est certes pas un Brahms mièvre ou doloriste qu’ils jouent, ce soir-là. Un premier volume d’une intégrale de sa musique de chambre enregistrée live lors du Festival (Quatuors pour piano et cordes, avec Éric Le Sage) devrait d’ailleurs sortir prochainement ; gageons que cette interprétation flamboyante la rejoigne (B Records). En seconde partie, le Quatuor pour piano et cordes n° 2 en sol mineur, op. 45 de Fauré enflamme le public. Avec Ismaël Margain au piano, la partition propulse les cordes dans un tourbillon frénétique : les coloris savoureux de Fauré défilent comme dans un paysage gonflé par le vent : du rythme et du chant à n’en plus finir, que chacun souligne avec une grâce exceptionnelle. Ici, le piano de Margain s’emballe – 2ème mouvement –, tandis que là – 3ème mouvement –, les cordes vibrent l’une après l’autre. Avec un dernier mouvement si étonnamment agité – au point que l’élève Ravel s’en souviendra pour son propre Quatuor à cordes –, les quatre musiciens obtinrent un succès mérité, et offrirent même en bis l’Adagio du Premier Quatuor pour piano et cordes, du même Fauré.
Franck Mallet
 
29 avril, Salle Élie de Brignac, Deauville (Photo © DR)
 
mardi 1 mai 2018 à 19h50
Dernier week-end du Festival de Pâques, avec deux concerts soutenus par la Fondation Singer-Polignac, où l’on retrouve une majorité de « ses » jeunes musiciens dans leur répertoire de prédilection, la musique de chambre. En réunissant le samedi Mahler, Berg et Stravinsky, mondes ancien et nouveau s’interpénètrent à la frontière du XXe siècle, si ce n’est que ce Quatuor pour piano et cordes d’un Mahler de dix-sept ans n’annonce pas vraiment le compositeur de symphonies et de cycles de lieder… En outre, la juxtaposition du Quatuor pour piano et cordes de 1988 de Schnittke, inspiré par le mouvement abandonné du Quatuor de Mahler, est l’une des pièces, courtes et tardives… les moins inspirées du Russe. À l’inverse, les Sieben frühe Lieder de Berg (1908), dans l’arrangement récent pour orchestre de chambre de Reinbert de Leeuw, sont au contraire un modèle de raffinement d’écriture, baigné par les dernières lueurs du romantisme, sous l’égide de poètes allemands pénétrés des merveilles de la nature. Dans un tel répertoire, la mezzo Adèle Charvet ne manque certes pas de charme, mais d’une assurance qui lui permettrait de restituer les timbres soyeux – et justement mahlériens ! – d’une partition si intense – la direction un brin guindée de Pierre Dumoussaud n’étant pas non plus un atout. Heureusement, l’Histoire du Soldat de Stravinsky rachète en deuxième partie cette introduction bancale. C’est pourtant le même chef que l’on retrouve dans cette partition qu’il a déjà dirigée (pour le chorégraphe Jean-Claude Gallotta), et dont il maîtrise tous les arcanes. Avec le violon magique – et même diabolique, avec une telle partition ! – de David Petrlik (photo), idéal de précision et de rythme, tout comme l’est le cornet de Henri Deléger, cette Histoire du Soldat retrouve la force primitive du Sacre, bien scandée par le théâtre mobile du « couple » formé par Maxime Coggio, le Soldat, et Gabriel Acremant, le Diable – qui volaient ce soir-là, avec les sept musiciens et le chef, la vedette à Didier Sandre, Lecteur pâlichon.                 
Franck Mallet
 
28 avril, Salle Élie de Brignac, Deauville (Photo © DR)
 
A l’Opéra Comique : Mârouf, savetier du Caire de Henri Rabaud, reprise du spectacle mis en scène in loco par Jérôme Deschamps (2013) via l’Opéra de Bordeaux,  où Marc Minkowski – ce soir dans la fosse – l’a affiché à la rentrée dernière. Sous ce titre qui fleure bon l’opérette, un ouvrage ambitieux, succès ininterrompu (et international) de 1914 - création à l’Opéra Comique - à 1950 - dernière au Palais Garnier. Le livret, tiré d’un chapitre peu connu des Mille et une nuits, est une histoire de bluff (l’ouvrage - c’est dire sa notoriété - a largement contribué à mettre à la mode le mot, venant du poker et passé dans le langage militaire) : un pauvre savetier martyrisé par sa femme épouse la fille du Calife en se faisant passer pour un riche commanditaire de caravane, situation dont il se tirera grâce à un anneau magique (rien à voir avec celui des Niebelungen, quoique…). Bluffante elle aussi la musique de Rabaud, compositeur prolifique, directeur du Conservatoire, chef principal à l’Opéra, dont l’oubli tient peut-être en partie à son attitude résolument vichyssoise pendant l’Occupation. Surfant sur la vague orientaliste à laquelle Shéhérazade (de Rimski-Korsakov) chorégraphiée par les Ballets Russes avaient donné des allures avant-gardistes, celle-ci est d’une richesse peu commune, réconciliant presque trois heures durant mélodie continue et formes traditionnelles, beau chant et récitatif.  Bluffante aussi l’habileté de Jérôme Deschamps, qui n’a pas tenté de donner des couleurs actuelles (et Dieu sait pourtant…) à cet Orient rêvé à l’époque où les colonies étaient florissantes et où les expositions universelles confirmaient l’Europe dans son rôle de reine du monde, préférant l’univers entre Walt Disney (Aladin) et Iznogood de l’ « enfant qui s’enchante de la découverte d’un conte » (costumes délectables de Vanessa Sanino). Sous la baguette généreuse de Minkowski (la fosse de la salle Favart sonne fort) à la tête de l’Orchestre de Bordeaux Aquitaine, le plateau est un sans faute, dominé par Jean-Sébastien Bou retrouvant un de ses meilleurs rôles, baryton Martin alla Pelléas (un de ses autres meilleurs rôles), successeur en droite ligne du créateur Jean Périer, premier Mârouf et premier Pelléas. 
François Lafon 

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 29 avril (Photo © Vincent Pontet)

dimanche 22 avril 2018 à 01h04
Aux Bouffes du Nord, The Beggar’s Opera (L’Opéra des gueux), « ballad opera » de John Gay et Johann Christoph Pepusch. « La première comédie musicale » (1728) selon le metteur en scène Robert Carsen, qui en a établi avec son dramaturge Ian Burton une version actualisée « dans le sens de ce que Peter Brook a élaboré dans son propre travail de condensation sur l’opéra, de Carmen à La Flûte enchantée » … déjà aux Bouffes du Nord et au cinéma avec le même Beggar’s Opera (1953). Une mise en abyme sophistiquée, le public actuel connaissant mieux L’Opéra de quat’sous – géniale mouture 1930 signée Bertolt Brecht et Kurt Weill -, celle-ci, dont l’idée est due à Jonathan Swift (« Que diriez-vous, d'une pastorale qui se déroulerait à Newgate parmi les voleurs et les putains ? ») se donnant comme contemporaine (on y parle de Brexit et l’on manie mobiles et tablettes) tout en conservant la musique originelle, recueil de chansons connues (à l’époque), interprétées en toute authenticité par Les Arts Florissants. A la fable politique et morale (tous pourris, mais les lendemains peuvent chanter) de Brecht, Carsen et Burton substituent un cynisme « no future » qui nous parle davantage … et rejoint l’œuvre originale. Un véritable musical en effet, sans temps morts et réglé comme à Broadway, où tout le monde chante, danse et joue la comédie avec une aisance toute anglo-saxonne, dans un univers de boîtes en carton (où dorment les pauvres et où les profiteurs entassent les marchandises), grand jeu de massacre où seul paie le chacun pour soi et au milieu duquel trône la corde à laquelle échappe le truand Mackie, lequel finira au gouvernement en compagnie de la pègre qu’il a lui-même truandée. Salle bondée, succès particulier pour Mr et Mrs Peachum (Robert Burt et Beverly Klein) en Thénardier florissants, pour Benjamin Purkiss, Mackie inattendu aux allures de James Dean et à l’accent cockney, pour Florian Carré (remplaçant ce soir William Christie) et pour la dizaine de musiciens qui parent cette grinçante histoire d’harmonies melliflues ajoutant encore à l’ironie qui en fait le sel. 
François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 3 mai. Tournée (à ce jour) en France, Suisse, Italie, Grande-Bretagne, Grèce et Luxembourg jusqu’en 2020 (Photo © Patrick Berger)

Au couvent des Récollets (Paris Xème), concert des sœurs Milstein dans le cadre des Pianissimes. Deux Lyonnaises d’origine moscovite, l’aînée violoniste (Maria), la cadette pianiste (Nathalia), cette dernière – élève entre autres de Nelson Goerner - considérée à vingt-trois ans comme une « nouvelle grande ». Programme proche de leur CD La Sonate de Vinteuil (Mirare – voir ici), si ce n’est qu’elles ne cherchent plus ici à repérer l’introuvable « petite phrase » proustienne et préfèrent évoquer cette époque donnée comme belle avant d’être balayée par la Grande Guerre : Debussy en première partie (le centenaire, toujours…), Ravel et son maître Saint-Saëns ensuite. Nathalia donne le ton avec deux des trois Estampes – "Soirée dans Grenade" et "Jardins sous la pluie" (1903) : toucher raffiné pour rêver l’Andalousie et faire un clin d’œil à Paris. Atmosphère onirique encore mais plus lourde d’arrières pensées avec la Sonate pour violon et piano (1915), troisième pièce d’un groupe de trois qui devaient être six et s’intituler patriotiquement « Sonates pour divers instruments composées par Claude Debussy, musicien français ». Entente parfaite des deux sœurs pour cet essai d’hommage au passé (Rameau, Couperin) à travers un langage d’avenir. Transition toute trouvée que Le Tombeau de Couperin, où Ravel dit un adieu sans pathos à ses amis morts à la guerre, et auquel Nathalia insuffle la dose nécessaire et suffisante de mélancolie, les soeurs se retrouvant pour une 1ère Sonate de Saint-Saëns où piano et violon se surpassent, sorte de « Kreutzer » fin XIXème contemporaine de la 3ème Symphonie avec orgue, les deux revenant à l’humaine condition avec deux bis délectables d’origine vocale :  la Pièce en forme de Habanera de Ravel et L’Heure exquise de Reynaldo Hahn. Pas seulement une « nouvelle grande » donc, mais d’ores et déjà, deux.
François Lafon

Paris - 16 avril (Photo : Maria et Nathalia Milstein © DR)

Épopée lyrique du poète soufi Attar (XIIème siècle), La conférence des oiseaux fut révélée grâce à l’adaptation de Jean-Claude Carrière pour son ami Peter Brook. Ce (long) spectacle, créé non pas au Théâtre des Bouffes du Nord (mythique lieu parisien de la troupe du metteur en scène), mais en Avignon à la fin des années 70, connut en 1985 une nouvelle version sous la plume de Michael Levinas, rattaché à l’époque au courant spectral de l’après Messiaen, aux côtés de Tristan Murail et Gérard Grisey. Pour sa première lyrique, ni théâtre musical ni opéra, le compositeur reprenait la forme du mélodrame héritée de Berlioz (Lelio…) et du romantisme allemand – en vérité, un fondu enchaîné d’esprit radiophonique à base de voix, de sons instrumentaux et d’électroacoustique.
 
Créée à Paris, à l’Auditorium de La Grande Halle de la Villette, La conférence des oiseaux connaîtra plusieurs reprises, avant celle-ci, confiée à Lilo Bor… une élève de Peter Brook – comme le rappelait notre confrère François Lafon, dans un « Prélude » (trop court !) à la représentation. La fable raconte comment les oiseaux se cherchèrent un roi, en la personne d’un de leurs congénères, mythique, le Simorgh… Au bout de leur longue quête, ils découvrent que celui-ci n’est autre qu’eux-mêmes : dieux et rois ne sont que des reflets. En prenant à l’époque une voix de femme au registre étendu pour le rôle principal de La Huppe, le compositeur n’avait pas encore clairement adopté sa tessiture préférée et ô combien ambiguë de contre-ténor, dont il fera le héraut de ses ouvrages lyriques suivants : Go-gol, d’après Le manteau de Gogol (1996), Les Nègres (Genet, 2004) et La métamorphose, d’après Kafka (2014). Voix étrange et fascinante, papillonnant entre le suraigu et le grave, être torturé et plaintif, voir hystérique, elle apparaît comme une personnification de l’individu, Christ aux outrages condamné à s’insérer dans la société : vous, moi…, le compositeur (?), l’artiste, etc. 
 
C’était particulièrement frappant dans cette nouvelle reprise avec la Huppe de Raquel Camarinha, soprano exceptionnelle, déjà remarquée dans Mozart et Haendel comme dans le répertoire contemporain. Elle capte l’auditeur dès qu’elle apparaît, avec la virtuosité renversante de son chant hérité du Lettrisme et un physique flatteur. À ses côtés, le comédien Lucas Hérault, qui incarne à lui seul tous les Oiseaux, n’est pas moins parfait dans cet art de la transformation cher au compositeur, virevoltant parmi chapeaux, étoles et gants, tout comme les huit musiciens de l’Ensemble 2e2m – qui eux aussi s’animent, prennent la pose… et participent grandement au succès de la pièce.   
 
La musique de Levinas nous emmène loin, très loin, avec la circonvolution élégiaque de ses souffles électroacoustiques, ses froissements métalliques (Pierre Henry), son art si subtil du pastiche (Tétralogie de Wagner, Chevauchée des Walkyries, marche des Géants et Guillaume Tell de Rossini !) et cette vibration intense qui vous pénètre (Scelsi), comme une colonne d’air qui pulse et reflue – l’une des vertus cardinales du compositeur. Seul petit bémol à ce spectacle, dû à l’acoustique propre du théâtre ou à un dosage problématique des sons enregistrés, réels et amplifiés, l’unification de ce fameux fondu enchaîné « levinassien » ne se faisait pas toujours dans les meilleures conditions. Souhaitons que cette interprétation puisse être préservée par un nouvel enregistrement qui rétablira à coup sûr l’équilibre. 
 
Franck Mallet
 
12 avril, Athénée-théâtre Louis Jouvet, Paris (Photo © 2e2m)
 
Au début de 1786, pour des fêtes en l’honneur de sa sœur l’archiduchesse Marie Christine, l’empereur Joseph II met en concurrence ses deux troupes d’opéra et en particulier leurs prime donne : Catarina Cavalieri et Aloysia Lange pour la troupe allemande s’opposent à Nancy Storace et Céleste Coltellini pour l’italienne. L’empereur commande pour ce faire à Mozart une œuvre en allemand et à Salieri une en italien, leur point commun étant les démêlés de responsables d’Opéra avec deux chanteuses rivales. Mozart - Der Schauspieldirektor (Le directeur de théâtre) - ne compose qu’une ouverture, deux airs, un trio et un vaudeville pour accompagner une pièce assez médiocre de Gottlieb Stephanie, le librettiste de L’Enlèvement au sérail. Salieri - Prima la musica e poi le parole (D’abord la musique, ensuite les paroles) - livre quant à lui un véritable opéra d’environ une heure sur un livret de Giovanni Battista Casti, le rival de Da Ponte. Opera Fuoco a eu la bonne idée de représenter les deux en un seul spectacle, comme à Schönbrunn le 7 février 1786, en remplaçant le texte de Stephanie par un autre concocté pour l’occasion. Largement parodique, le plus efficace dramatiquement, l’ouvrage de Salieri met en scène, outre deux chanteuses, un compositeur et un poète à la fois complices et en conflit, et fait concrètement allusion à des types d’air et de récitatif pratiqués à l’époque ainsi qu’à  des opéras alors populaires à Vienne, comme Giulio Sabino de Sarti. D’où la nécessité d’interprètes à la fois excellents chanteurs et excellents acteurs, capables de passer en un instant du tragique au comique et inversement. Le succès était au  rendez-vous : David Stern et son orchestre ainsi que, pour ne citer qu’elles, les sopranos Dania El Zein, Axelle Fanyo et Theodora  Raftis, ces deux dernières irrésistibles dans Salieri (pour une fois vainqueur), grâce aussi à une mise en scène radicale dans sa sobriété.
Marc Vignal
 
Levallois-Perret. Salle Ravel, 29 mars (Photo © DR)
 
Première à l’Opéra Comique du Domino noir de Daniel-François-Esprit Auber dans une mise en scène de Christian Hecq et Valérie Lesort, donné en preview le mois dernier à Liège avant d’être repris à Lausanne en 2021. Un classique maison (neuvième titre le plus joué avec 1195 représentations de 1837 à 1911) longtemps oublié, la mode des dominos (grands capuchons sous lequel les dames sortaient incognito) étant passée et Auber étant surtout connu pour avoir laissé son nom à une rue et, plus récemment, à une station de RER. Elève de Cherubini (et son successeur à la tête du Conservatoire de Paris), dandy doué pour les affaires au même titre que son librettiste Eugène Scribe (leurs ouvrages communs leur ont rapporté beaucoup d’argent), celui-ci a suscité l’admiration de Berlioz (on retrouve trace du Domino dans Benvenuto Cellini) et assuré à la française l’après Rossini et l’avant Offenbach. A la question : « ressusciter ce répertoire, pourquoi pas, mais comment le mettre au goût du jour ? », les metteurs en scène répondent avec finesse, évitant l’anachronisme téléphoné et créant un univers où le cartoon et le nonsense parlent au présent. De cette invraisemblable histoire de future abbesse qui profite de la nuit de Noël pour enterrer sa vie de laïque sous le couvert d’un domino noir (elle rencontrera l’âme sœur et jettera la cornette aux orties), ils font un show surréaliste où les humains s’animalisent et où les cochons chantent, où les statues pieuses tentent un rapprochement tandis que ricanent les gargouilles (Valérie Lesort est aussi plasticienne), façon d’évoquer l’anticléricalisme montant sous la monarchie bourgeoise. Autre réponse, musicale celle-là : le plateau est éblouissant, dans le style sans faire vieux style, crème d’une école française enfin retrouvée, dont le duo Anne-Catherine Gillet/Cyrille Dubois et leurs camarades (excellente Marie Lenormand en Gouvernante Muppet Show) sont les têtes de pont. Dans la même veine le chef Patrick Davin, disciple de Pierre Boulez qui a déjà triomphé salle Favart avec La Muette de Portici du même Auber, fait pétiller cette musique « bien faite » (comme on parlera pour le cinéma de « qualité française ») avec une tenue toute classique (excellent Philharmonique de Radio France) que le tonique mais réservé Auber n’aurait probablement pas désavouée. 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 5 avril. En différé le 15 avril à 20h sur France Musique (Photo © Vincent Pontet)

Après la nuit (Don Carlos – voir ici) le jour, mais celui, artificiel, des écrans d’une salle de marchés. Ainsi Ivo Van Hove, avant que Vu du pont (Odéon) et Les Damnés (Comédie Française) n’asseyent sa réputation, avait vu à l’Opéra de Lyon en 2012 ce Macbeth verdien repris aujourd’hui. Plus de brumes écossaises, plus d’armures ni de peaux de bêtes façon Orson Welles dans la banque où règnent en complet gris les actuels rois du monde : un clic suffit à éliminer ses rivaux, à affamer le peuple, à bouleverser l’ordre planétaire, le poignard ne servant plus que pour les situations d’urgence (assassiner le roi, par exemple). Devant les écrans : les Sorcières, diables habillés en Prada. Derrière : le virtuel, l’irrationnel, le prévisionnel. Tandis que Macbeth se couche devant sa Lady pousse-au-crime, les caméras de surveillance filment l’inavouable et le diffusent en grand large. Du pur regietheater pour une fois justifié, la fable gagnant en efficacité directe ce qu’elle perd en (sombre) poésie, jusqu’à la ruine du système et à la prise de la forteresse par le peuple révolté (allusion au mouvement OWS - Occupy Wall Street), happy end appuyé, conforme à l’irréductible optimisme verdien terminant l’ouvrage sur un chœur où l’on chante « Nous te rendons grâce, grand Dieu vengeur, toi qui nous a libérés ». Plein jour aussi dans la fosse, où Daniele Rustioni lâche ses troupes et pilote le bolide façon Muti (Riccardo), main de fer caressant d’un gant de velours un orchestre et des chœurs vitaminés. Silhouette adéquate, timbre rêche et technique à l’arrachée, Susanna Branchini (déjà entendue en Lady en 2015 au Théâtre des Champs-Elysées) écorche quelques oreilles mais donne le change en tigresse belcantiste, dominant Elchin Azizov, Macbeth stylé mais à peine plus melliflue, et Roberto Scandiuzzi, aussi à l’aise en gentil Banco qu’en méchant Grand Inquisiteur de Don Carlos. Mention spéciale pour la comédienne jouant la femme de ménage devant laquelle les puissants se déchirent sans vergogne, et qui ouvre les portes au peuple libérateur.  
François Lafon

Opéra de Lyon, jusqu’au 5 avril (Photo © DR)

Triplé Verdi pour le festival annuel de l’Opéra de Lyon : Don Carlos, Macbeth, Attila. Trois réflexions sur le pouvoir et son train de névroses, trois façons de le représenter (ou non : Attila est donné en concert). Peau de chagrin pour Verdi, qui n’a cessé de le resserrer jusqu’à la version italienne couramment jouée, Don Carlos (en français dans le texte) retrouve depuis quelques décennies son ampleur de « grand opéra à la française » et plus encore, théâtres et chefs faisant assaut de purisme en y réintroduisant tout ou partie de ce que le compositeur avait (à contre-cœur ?) mis au panier dès la création parisienne (1867). Dernier venu dans la joute, Lyon bat Paris en y faisant figurer une partie du ballet (indispensable à l’époque et toujours coupé de nos jours), absent du spectacle (déjà fleuve) monté par Krzysztof Warlikowski à l’Opéra Bastille en octobre dernier (voir ici). Là où son confrère recherchait l’hostilité des lieux et la nudité des âmes, le metteur en scène Christophe Honoré a annoncé vouloir rendre hommage au théâtre et à ses subterfuges (décors, machinerie, sentiments) pour mieux faire souffler le vent de l’Histoire sur les destins individuels. En pratique, il est tout aussi austère (pénombre permanente, murs nus, jeux de rideaux, costumes intemporels) mais moins inventif dans sa direction d’acteurs, certaines idées chocs (la Princesse Eboli est une paralytique en fauteuil) compliquant l’affaire plutôt qu’elles ne l’éclairent, d’autres faisant leur effet, tel l’autodafé où sont figurés les divers niveaux de la pyramide sociale (plus ou moins loin du Ciel) tandis que les exclus se tordent dans les flammes. Direction au cordeau du nouveau chef maison Daniele Rustioni, chœurs impeccables, distribution inégale où les voix graves ont la part belle : Elisabeth trémulante de Sally Matthews, Carlos (Sergey Romanovsky) tardant à chauffer sa jolie voix, mais superbe Philippe II du vétéran Michele Pertusi (il commence sa Méditation … en italien, erreur ou clin d'oeil?), Posa émouvant comme jamais de Stéphane Degout, Eboli survoltée et pourtant raffinée (rare dans ce rôle) de Eve-Maud Hubeau, tous soignant notablement leur diction française. Et le ballet ? Pas du grand Verdi pour ce qu’on en entend, les danseurs (les sacrifiés de l'autodafé?) se livrant à d’énigmatiques reptations dans un bassin sur lequel il pleut bruyamment. Rires dans la salle, oublions. 
François Lafon

Opéra de Lyon, jusqu’au 6 avril (Photo © Jean-Louis Fernandez)

vendredi 23 mars 2018 à 21h48
Un vent nouveau souffle sur l’Opéra du Rhin depuis l’arrivée d’Eva Kleinitz à la direction. Sur le modèle de l’Opéra de Lyon, Strasbourg présente désormais chaque printemps un festival, Arsmondo (c’est son nom) : l’« occasion de tourner notre regard, au-delà des frontières, vers d’autres continents ». Dépaysement garanti avec le Japon cette année, en compagnie des compositeurs Toshiro Mayuzumi, Toru Takemitsu et Toshio Hosokawa. Moins connu en Occident que son confrère Takemitsu, Mayuzumi (décédé en 1997) a en commun avec lui la passion pour la salle de concert et le cinéma – de Godzilla à Ozu, en passant par Mizoguchi, Imamura et Huston. Inspiré du roman éponyme de Mishima, Le Pavillon d’or, son opéra en trois actes fut une commande du Deutsche Oper de Berlin, en juin 1976. L’ouvrage a connu plusieurs productions, dont une reprise américaine, au New York City Opera dans une version chantée en anglais (Christopher Keene), en 1995. Pour sa création française, l’Opéra du Rhin donnait la version originale, en allemand, sur un livret cosigné du compositeur et de Claus H. Henneberg. 
Cette partition d’une durée d’une heure cinquante environ (la même que son enregistrement sur disque), méritait largement qu’un chef – Paul Daniel, qui la qualifie d’« éblouissement » – et un metteur en scène – le Japonais Amon Miyamoto, plus connu des scènes anglo-saxonnes – s’y attèlent afin d’en faire ressortir l’intensité de l’écriture, bien dans l’esprit des années soixante-dix (!), et les fulgurances d’un style qui se souvient de Berg (Wozzeck) comme de Britten (Peter Grimes)… et de Carl Orff. Une descendance, somme toute guère originale, si cette manière n’était transcendée, voire pervertie, par des études au Conservatoire de Paris dans les années cinquante et l’intégration d’éléments traditionnels japonais. Ceux-ci n’ont rien d’exotique mais dopent la partition, en particulier du côté des chœurs, très importants et privilégiant les voix féminines, qui participent activement à l’étrangeté prenante du rituel. L’opéra débute sur un maelstrom orchestral du plus bel effet, emporté par un large spectre sonore qu’on croirait dérivé de la Symphonie Nirvana, partition d’esprit « spectral » qui fit beaucoup pour la renommée du compositeur dans les années soixante. Le texte de Mishima met en scène un moine, ici Mizoguchi, être instable qui met le feu au célèbre Pavillon d’or, à Kyoto. La figure du paria, récurrente chez l’écrivain, est portée à son comble. Ce rôle écrasant est endossé par Simon Bailey, formidable baryton britannique, qui connaît son Wozzeck et son Peter Grimes sur le bout des doigts. À lui seul, il assure la quasi-totalité de la partition, les rôles secondaires étant plutôt restreints : celui du père (Yves Saelens), comme ceux de ses compagnons Tsurukawa (Dominic Große) et Kashiwagi (Paul Kaufmann). En revanche, le rôle muet du « double » de Mizoguchi figuré par un danseur, l’excellent Pavel Danko, ajoute une dimension irréelle et ô combien évocatrice au monde inquiet du héros. Dommage que chez Mishima les rôles féminins soient réduits à des clichés, de la mère (Michaela Schneider) à Uiko (Fanny Lustaud)… Avec une telle partition, si dramatique, si chargée, et qui se suffirait presque à elle-même, difficile d’ajouter des images : c’est pourtant ce que fait le metteur en scène Amon Miyamoto, illustrateur raffiné, qui dose en outre avec parcimonie la vidéo, et dont on retient avant tout l’habileté du mouvement qui s’écrase au final sur le basculement d’un immense panneau d’or.
Franck Mallet
 
21 mars, Opéra du Rhin, Strasbourg 
 
Prochaines représentations : Strasbourg, Opéra (21, 24, 27 et 29/03, 3/04), Mulhouse, La Filature (13 et 15/04). (photo © Klara Beck)
 
vendredi 23 mars 2018 à 00h40
A la Philharmonie de Paris, l’Orchestre de Paris continue de fêter son cinquantième anniversaire en programmant Mass pour le centenaire de la naissance de Leonard Bernstein. Une presque quinquagénaire (1971) que cette messe catholique et iconoclaste, commandée par Jackie Kennedy pour l’ouverture du Kennedy Center de Washington : tout un monde lointain où l’on fustigeait le présent (guerre du Vietnam) en croyant à l’avenir, qu’il fût dur (Bernstein prenait parti pour les Black Panthers) ou fleuri (Hair triomphait partout). Il y a cinq ans au festival de Montpellier, Mass dégageait un parfum de nostalgie (voir ici) : le Bernstein de Kaddish et celui de West Side Story, des Chichester Psalms et de Trouble in Tahiti y retrouvait Mahler et Stravinsky, chers à Bernstein chef d’orchestre. L’actuel retour à l’ordre moral donne un goût plus amer à cette célébration monstre, too much en quantité comme en qualité, mêlant jazz, rock et symphonie, chœur classique et chorale de rue, rituel latin et propos contestataires (signés Stephen Schwartz et Bernstein lui-même), le tout ordonné par un « célébrant » prêcheur, showman et baryton. On y cerne mieux l’utopie : à son ami Kennedy, en qui il avait vu l’artisan d’un monde nouveau, Bernstein offrait son monde à lui, bigarré et composite, où l’ivresse du pop-rock avait plus d’avenir que la dissonance néo-schoenbergienne, où la question sans réponse (titre emprunté à Charles Ives) déboucherait sur des lendemains qui chantent. Electrisantes performances de l’Orchestre, du Chœur (adultes et maîtrise) augmenté de l’ensemble Aedes, du célébrant Jubilant Sykes (un peu moins en forme toutefois qu’à Montpellier) sous la baguette du spécialiste Wayne Marshall. 
François Lafon

Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, 22 mars. Disponible en streaming sur les sites d’Arte Concert, de l’Orchestre et de la Philharmonie de Paris (Photo : Jubilant Sykes©DR)

Suite, à l’Opéra Bastille, du cycle Berlioz amorcé en 2015 avec une Damnation de Faust de tous les dangers (voir ici) : Benvenuto Cellini, dirigé par Philippe Jordan et dans la mise en scène éprouvée (Londres, Amsterdam) du cinéaste Terry Gilliam, ex-Monty Python. Un objet lyrique de tous les dangers là aussi, ni opéra-comique ni grand opéra – ou plutôt les deux à la fois – conspué lors de sa création parisienne (1838), rattrapé par Liszt à Weimar (1852) dans une mouture plus sérieuse (c’est-à-dire moins iconoclaste), piège pour les musiciens comme pour les metteurs en scène, les premiers confrontés à des difficultés technique redoutables, les seconds devant trouver le ton exact de cette histoire pré-wagnérienne d’un sculpteur génial et un peu voyou, Artiste avec un grand « A » confronté aux simples humains, le pape compris. Gilliam, qui avait réussi son entrée en opéra à Londres avec La Damnation de Faust avant de s’attaquer à ce Benvenuto traînant (en France, pas en Angleterre) le sobriquet de Malvenuto, n’est pas loin d’avoir trouvé le ton adéquat, insolent et trépidant, entraîné dans un "Carnaval romain" (le clou du 1er acte) perpétuel, jusqu’à la naissance à la fin de la statue de Persée tenant la tête de Méduse, chef-d’œuvre prométhéen ici découpé dans du carton-pâte et vu en-dessous de la ceinture. Mais s’il est vrai qu’il faut être rigoureux pour figurer la pagaille, on a trop souvent l’impression d’assister à un monôme étudiant (pas assez de répétitions pour ce revival ?) lors des scènes de foule, tandis que les passages intimistes laissent les personnages perdus au milieu de structures peintes en trompe-l’œil et animées de vidéos, entre Piranèse et … Monty Python. Gros succès tout de même pour Gilliam au rideau final (réaction contre le regietheater actuellement de mise ?). Direction à l’avenant de Jordan, enflammée mais pas toujours précise, plateau vocal où le meilleur (le formidable ténor John Osborn dans le périlleux rôle-titre, la percutante mezzo Michèle Losier en luron travesti) côtoie l’un peu moins mémorable, à commencer par Audun Iversen, assez pâle en Fieramosca - sorte de Beckmesser de ces Maîtres chanteurs français (autre surnom de l’ouvrage) – rôle « payant » dans lequel Laurent Naouri a remporté un triomphe lors du passage de la production à .. Amsterdam.  
François Lafon
Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 14 avril. En différé sur France Musique le 22 avril (Photo : Agathe Poupeney / OnP)

Ouverture du « Week-end Les Oiseaux » à la Philharmonie de Paris : Des Canyons aux étoiles … pour piano soli, cor, xylorimba, glockenspiel et orchestre d’Olivier Messiaen. Une heure trois quarts de musique céleste, tellurique et ornithologique en trois parties et douze stations, créée à New York en 1974 à l’occasion du bicentenaire de l’indépendance des Etats-Unis. Une fresque en couleurs et super-sonorama, effectuant la prouesse de ne mobiliser que quarante-trois instruments - dont un géophone (machine à sable) et un éoliphone (machine à vent) –pour nous arracher au "Désert" (Station 1) et nous emmener à la "Cité céleste" (Station 12), en croisant des "Orioles" (ou loriots américains), en recevant l’"Appel interstellaire" (sans réponse pour les incroyants) avant d’atteindre la rivière limpide de Zion Park, symbole du Paradis. Un paradis qui pour Messiaen ne passe pas tant par l’American way of life que par la splendeur des canyons de l’Utah, mêlant exaltation naïve et science extrême du timbre et du déroulement musical. En référence à la synopsie (forme de synesthésie permettant de voir les sons en couleurs) dont était doué le compositeur de Chronochromie, la « plasticienne de l’intangible » Ann Veronica Janssens a imaginé des jeux de lumière dont les murs, les balcons et même les spectateurs de la Grande Salle de la Philharmonie sont les écrans. Une bien plate symphonie visuelle comparée à celle, sonore, que nous offre l’Ensemble Intercontemporain augmenté de l’Ensemble du Lucerne Festival Alumni (des anciens de l’Académie dudit prestigieux festival) sous la direction sans pathos surajouté de Matthias Pintscher (notre photo), entouré de solistes-maison de haut vol, tels le pianiste Hideki Nagano et le corniste Jean-Christophe Vervoitte.
François Lafon

Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, 16 mars. Diffusion ultérieure sur France Musique. Dimanche 18, de 6h (Concert de lever de soleil) à 21h (Concert de la nuit) : Messiaen, Catalogue d'oiseaux par Pierre-Laurent Aimard (piano) 
Photo : (c) Felix Broede

Aux Bouffes du Nord : « Vents de changement » par Amandine Beyer et l’ensemble Gli Incogniti. Une étape - préparée en résidence à la Fondation Royaumont -, de la Belle Saison, lancée en 2013 aux Bouffes et regroupant chaque année une vingtaine de lieux propices à la musique de chambre. Sous ce titre, un programme introuvable, bien dans le style de ce « Inconnus » (du nom de l’académie vénitienne des années 1630) assemblant ce soir un clavecin, cinq violons (Beyer comprise), deux altos, deux violoncelles et un violone (contrebasse). En hors-d’œuvre, la première des « Six grandes symphonies » de Franz Xaver Richter (1709-1789), maître de l’Ecole de Manheim, où, justement, la symphonie a pris son essor. Archets soyeux, rythme soutenu pour ce bijou inconnu, dont un mouvement servira de bis (« Pour une fois qu’on entend du Richter en concert », plaide Beyer). Une manière aussi de mettre en valeur la Sinfonia V de Carl Philip Emanuel Bach (dit « le Bach de Berlin »), de trente ans postérieure (1774), véritable feu d’artifice d’inventivité, grand « vent de changement » en effet. Un bonheur prolongé par la Sinfonia I en fin de concert, après un Concerto pour violon de Haydn (le 4ème en sol majeur à la place du 1er annoncé) et le Concerto pour clavecin en la mineur de CPE Bach, avec respectivement Beyer et Anna Fontana en solistes, deux faces d’un même souriant plaisir de jouer. Un seul reproche :  à peine une heure et quart de musique. Du caviar, mais à la cuillère à café. 
François Lafon
Bouffes du Nord, Paris, 12 mars. Amandine Beyer à la Belle Saison : Vieux Palais d’Espalion (27 mars, 1er avril), Gradignan, Théâtre des Quatre Saisons (29 mars)
Photo @ Oscar Vazquez 
Création maison à l’Opéra Comique : La Princesse légère, livret de Gilles Rico, musique de Violeta Cruz d’après le conte de George Mac Donald. Une création qui n’en est plus vraiment une, celle-ci – prévue en mars 2017 pour la réouverture de la salle Favart après travaux -, ayant eu lieu à Lille en décembre pour cause de retard desdits travaux. Un ouvrage clôturant « Mon premier festival d’opéra » (voir ici), un spécimen d’ « écriture scénique » (très mode au théâtre, gagnant le lyrique) auquel créateurs et interprètes ont travaillé de conserve. Un défi scénico-musical que l’histoire de cette princesse trop légère (double sens : elle rit tout le temps et ne tient pas au sol) qui n’acquerra la gravité (autre double sens) qu’en tombant amoureuse du Prince charmant. Violeta Cruz, compositrice colombienne (sans double sens) à peine trentenaire, s’en tire haut la main, mêlant chanson et récitation, ensemble instrumental et technique IRCAM (spectaculaire), musiques du monde et objets sonores (praticable à bascule, canne de sorcière, etc.), jonglant en virtuose avec la légèreté et la gravité. Les metteurs en scène Jos Houben et Emily Wilson ont, eux, imaginé un jeu d’enfants entre déséquilibre et verticalité pour donner pesanteur et apesanteur à ce conte initiatique. Tout cela est bien réalisé, bien interprété (excellents jeunes chanteurs-acteurs, parfait Ensemble Court-Circuit dirigé par son chef Jean Deroyer), mais qu’en pensent les jeunes spectateurs dont c’est là le « premier festival », nombreux dans la salle et sages comme des images ? On évitera de parler à leur place et de décréter que ce jonglage métaphorique manque un peu de limpidité et de concision. Après tout George Mac Donald était un ami et disciple de Lewis Carroll, lequel savait que le monde de l’enfance n’est jamais avare de surprises. 
François Lafon
Opéra Comique, Paris, jusqu’au 11 mars
Photo : Pierre Grosbois
mercredi 7 mars 2018 à 21h29
Lucky Luke fut le grand absent de la soirée ! Pourtant, le personnage de BD créé par Morris et Goscinny s’était colleté avec Calamity Jane et Billy the Kid… Deux figures bien réelles qui participent encore à la légende du Far West, puisque les Lettres à sa fille de la première furent mises en musique par l’Américain Ben Johnston, et qu’après plusieurs apparitions au cinéma, le second vit ses Œuvres complètes, pochade de Michael Ondaatje, faire l’objet d’une création – commande des Théâtres de la Croix-Rousse et de la Renaissance Lyon-Métropole au Britannique Gavin Bryars, dont on connaît bien les œuvres, de Thinking of the Titanic au ballet Biped, en passant par l’ode Jesus’blood never failed me yet, les opéras Médée – créé à Lyon, en 1984 – et Doctor Ox’s experiment d’après Jules Verne. 
Si l’œuvre de Johnston, né en 1926, est quasi inconnue en France, excepté un quatuor à cordes joué au cours des années quatre-vingt par le Kronos Quartet, Calamity Jane, théâtre musical d’après les Lettres à sa fille – ouvrage jugé aujourd’hui apocryphe – de 1989, est une belle découverte dans la mise en scène de Jean Lacornerie et la direction de Gérard Lecointe, à la tête de ses Percussions Claviers de Lyon. Ce n’est pas le premier spectacle qui rassemble les deux Lyonnais, loin de là, d’où cette belle harmonie qui règne sur le plateau autour de la soprano Claron MacFadden, pour ce « diptyque du paradis perdu », sous-titre du spectacle – plus prosaïquement des recettes de cuisine, articles de journaux et poèmes débridés attribués à ces deux têtes brûlées issues du mythe américain. Rythme chaotique, chanson de cowboys et écriture microtonale pour Johnston – moins délirants et exotiques que chez son confrère Harry Patch qui alla jusqu’à inventer des instruments à partir de matériaux de récupération ! La soprano a fort à faire avec un style aussi alambiqué que virtuose, qui a finalement plus à voir avec le scat d’Ella Fitzgerald et l’outrance d’un chanteur de cabaret. Remarquable comédienne, son charme vient à bout de cette pièce plus pyrotechnique qu’authentiquement poétique. 
L’univers, plus trouble mais plus intense, de Bryars, trouve un écho dans le personnage du Kid, interprété par Bertrand Belin, un choix risqué pour ce chanteur venu du rock, guitariste, comédien et écrivain, dont le falsetto se pose avec légèreté sur des trames sourdes et évanescentes. Timbre doux, nacré, associé à celui, à la fois lyrique et posé, de McFadden, tous deux bercés par la vibration chaleureuse des claviers : comme un halo protecteur qui unifie ces voix, celle de Billy enfant et celle, méditative et désillusionnée, qui se souvient et raconte. Sur une palissade, qui n’est pas sans rappeler celle que le metteur en scène utilisa à l’Opéra de Lyon pour la première française de The Tender Land, l’unique ouvrage lyrique de Copland, en 2010, le paysage se crée, s’anime, et se défait dans les tons sépia sous le pinceau de Stephan Zimmerli – une manière d’accompagner, fixer et dissoudre l’harmonie tendre et volatile de Bryars. Paradis perdu, vraiment ?                         
Franck Mallet
 
Calamity / Billy, le 6 mars, Théâtre de la Croix-Rousse, Lyon (photo © Bruno Amsellem / Divergence : Claron McFadden et Bertrand Bellin)
 
Prochaines représentations : Lyon, Théâtre de la Croix-Rousse (8/03), Oullins, Théâtre de la Renaissance (9 et 10/03), Chambéry, Espace Malraux (13 et 14/03), Belfort, Le Granit (16/03), Bourges, MCB (20 et 21/03), Échirolles, La Rampe (23/03), Andrézieux, Théâtre du Parc (24/03), Meyrin-Genève, Forum (27/03), Bruges, Concertgebouw (28/04), Rotterdam, Operadagan (25/05) et Budapest, Armel Opera Festival (5/07).  
 
A la Philharmonie de Paris, confrontation Franck-Mahler avec Les Siècles et François-Xavier Roth. Programme aussi intelligent qu'inattendu : qui en effet aurait eu l'idée de jumeler la Symphonie de César Franck, emblème de la musique française, avec la Première de Gustav Mahler, si typique du melting pot de l'Europe Centrale ? Elles sont pourtant presque contemporaines (1888 pour Franck et 1889 pour Mahler) et elles partagent le principe cyclique comme élément structurel. Le résultat est cependant très différent : la Symphonie de Franck paraît comme l’un des derniers avatars romantiques de l’héroïsme beethovenien, tandis que dans la « Titan » de Mahler beaucoup de choses font déjà penser au dépassement du XIXème siècle. Même dans les couleurs de l'orchestre on est dans deux mondes différents, ce que justement les instruments "authentiques" des Siècles montrent bien : Symphonie de Franck diaphane et éthérée dans un Allegretto de rêve, « Titan » de Mahler (version originale en cinq mouvements) qui prend des allures de fanfare populaire dans le quatrième mouvement tandis que les cuivres craquent les notes dans les orages du final. Triomphe pour la direction parfois virevoltante mais toujours fine de François-Xavier Roth, désormais artiste associé de la Philharmonie, qui peut vraiment se sentir ici chez lui. 
Pablo Galonce
 
Philharmonie de Paris, le 5 mars 2018. (Photo : François-Xavier Roth © DR)
 
lundi 5 mars 2018 à 10h20
Le Deuxième concerto pour piano (1900-1901) est l’œuvre grâce à  laquelle Rachmaninov parvient à retrouver la créativité, après une dépression et un silence  de trois ans dus à l’échec cuisant de sa Première symphonie. Il a eu recours, pour s’en sortir, à des séances d’hypnose. L’ouvrage est devenu un des archétypes du romantisme exacerbé, et le cinéma l’a plus d’une fois mis à contribution : Brève rencontre de David Lean (1945), ou encore, sur un mode plus léger, Sept ans de réflexion de Billy Wilder (1955). La pianiste géorgienne Khatia Buniatishvili s’y est montrée avec toutes ses qualités de coloriste, y compris dans les paroxysmes de puissance, avec notamment des pianissimos à couper le souffle. Cela s’est retrouvé dans son bis, un Clair de lune de Debussy  - premier grand paysage musical du compositeur - aux limites du silence, aux sonorités vraiment évanescentes. Après l’entracte, Mikko Franck et le Philharmonique attaquent la Troisième symphonie de Sibelius (1907), la plus rare au concert des sept. On est dans un tout autre univers que celui de Rachmaninov, et ce immédiatement : orchestration linéaire, transparence, primauté au rythme. Œuvre difficile, surtout en son finale, avec sa montée conclusive : la tension  ne doit pas faiblir, et le sommet atteint, tout s’arrête soudain. Aucun doute, Mikko Franck a ce type de discours bien en main.
Marc Vignal
 
Auditorium de Radio France, 1er mars (Photo © DR)

Ouverture, à l’Opéra Comique, de « Mon premier festival d’opéra » (à partir de huit ans) avec Le Mystère de l’écureuil bleu, livret et mise en scène d’Ivan Grinberg, musique et direction de Marc-Olivier Dupin, déjà co-auteurs en 2014 d’un appétissant Robert le cochon. Le retour à la maison d’un spectacle créé sur le web il y a tout juste deux ans, lorsque la salle Favart était en travaux et que tant qu’à être hors les murs, l’institution se lançait à la conquête de nouveaux publics. Clé du Mystère : l’Opéra Comique lui-même, salle et scène, fosse et coulisses, décors et costumes, répertoire et traditions. Avant la représentation, briefing des petits et des grands : qu’est-ce qu’un cintrier ? Un technicien posté dans les cintres. Un directeur d’opéra ? « Un monsieur qui assassine l’écureuil bleu de la choriste, pour retarder le spectacle qui n’est pas prêt » (réponse d’un mélomane de cinq ans). Ce qui nous mène au dit spectacle, lequel s’adresse aux néophytes mais aussi aux incollables de la musique (plus ou moins) légère, les auteurs ayant truffé leur thriller pour rire d’allusions à l’histoire de la maison, du plus facile (Carmen, Manon, Louise, etc.) au plus calé, le tout greffé sur une intrigue « diva vs diva », faisant lointainement penser au Directeur de théâtre de Mozart : « un jeu de piste », précise Dupin, dont la musique pimpante est à double ou quadruple fond, joli modèle de patchwork sans coutures. Tout cela est fort bien joué et chanté (opéra comique ne signifiant pas opéra drôle mais spectacle où l’on chante et parle) par une jeune troupe montrant que le secret du genre est bien retrouvé. Public sage (le spectacle manquerait-il un peu de folie ?), peu d’enfants  : il y en aura probablement davantage en matinée, à moins que ce ne soit la faute aux vacances scolaires.  Rattrapage possible jusqu’au 11 mars avec – autre commande maison -  La Princesse légère de la Colombienne Violeta Cruz, ainsi qu’une My Fair Lady version juniors, où paraîtra la Maîtrise Populaire de l’Opéra Comique. 
François Lafon

Opéra Comique, Paris. Le Mystère de l’écureuil bleu, jusqu’au 25 février. « Mon premier festival d’opéra », jusqu’au 11 mars (Photo © Vincent Pontet)

vendredi 16 février 2018 à 23h33
A la Cité de la Musique : Requiem (1993) de Hans Werner Henze, par Matthias Pintscher et l’Ensemble Intercontemporain. Une messe des morts « laïque et multiculturelle, au nom de tous ceux qui, dans le monde, sont morts avant l’heure », in memoriam Michael Vyner, directeur du London Sinfonietta et ami proche du compositeur. Particularité : c’est un requiem sans voix, constitué de neuf concertos sacrés pour piano ou trompette et orchestre, correspondant à chaque étape de la liturgie. Un ensemble composite (chaque pièce ou groupe de pièces a été créé séparément) et pourtant cohérent, dans le style « librement dodécaphonique » cultivé par cet Allemand tôt installé en Italie, auteur d’opéras à succès et de symphonies géantes, figure de l’establishment musical mais méprisé par l’avant-garde officielle, échappant à toute chapelle mais engagé à l’extrême-gauche et convaincu que la musique pouvait contribuer à la venue du Grand Soir. Ces neuf concertos ne sont d’ailleurs pas vraiment des concertos : si débat il y a entre le soliste et l’orchestre, la bataille est idéologique, entre bruits de bottes, foule avinée et lendemains qui chantent. Les références elles-mêmes ne sont pas là où on les attend : ce n’est pas la trompette qui clame le "Dies Irae", mais le piano, et le "Sanctus" final fait sortir deux trompettes de l’ensemble pour répondre au soliste. Pintscher et l’Intercontemporain (… créé par Pierre Boulez, ennemi intime de Henze) jouent cette œuvre inclassable et rarement jouée - en France tout au moins -, comme un grand classique, ce qui n’est que justice. Bravo aux virtuosissimes solistes : le trompettiste Clément Saunier, entré en scène un peu tard mais d’autant plus concentré ensuite, et le pianiste Sébastien Vichard, remplaçant au pied levé son confrère Dimitri Vassilakis. 
François Lafon

Cité de la Musique – Salle des concerts, Paris, 16 février
(Photo : Hanz-Werner Henze dans les années 70 © INTERFOTO/Alamy Stock Photo)

A l’Auditorium de Radio France, premier des dix-neuf concerts du festival Présences 2018, dédié cette année à Thierry Escaich, compositeur, organiste, accordéoniste, improvisateur, enseignant et académicien. Au programme, Escaich - Maurico Kagel - Escaich, mais avant tout trois œuvres conférant un contenu contemporain à des formes anciennes : le ground anglais (brèves variations sur une basse obstinée), le motet et l’oratorio. Ground III, extrait d’un ensemble de six œuvres aux effectifs variés, marie l’orgue aux percussions. Avec le formidable percussionniste Gilles Durot, Escaich, qui a commencé par une improvisation à l’orgue sur la fanfare qu’il a composée comme blason du Festival, semble encore improviser. Erreur : les sons issus de ces noces étranges relèvent de la haute joaillerie. Détournés aussi les Motetten de Kagel : pas de voix (motet viendrait de « mot »), mais huit violoncelles (l’excellent Ensemble Nomos) : « Je bâtis des pièces plurivoques avec des détails univoques », déclarait le maître argentin. Enfin l’oratorio Cris, créé à Verdun en 2016 lors des commémorations de la Grande Guerre, ajoute aux percussions et aux violoncelles un grand chœur, un petit chœur, un accordéon et un récitant, le romancier et dramaturge Laurent Gaudé, auteur du texte (plutôt réussi sur un sujet risqué) et bon comédien. Cette fois, c’est à l’oratorio français que l’on pense, à Franck et Honegger, la furia rythmique, le melting pot d’influences savantes et populaires qui sont la marque du compositeur en plus. "Ma génération est encline à faire une synthèse des courants qui ont marqué le XXème siècle. Les fondements d’une musique peuvent être tonaux, comme c’est le cas pour la mienne, mais intégrer toutes sortes de modalités, polytonalités, polyrythmies", déclare Escaich. De quoi faire faire la grimace aux gardiens du temple darmstadtien, d’autant que Présences 2017 était dédié à la pourtant pas tellement plus orthodoxe Kaija Saariaho. 
François Lafon

Présences, Radio France, jusqu’au 11 février (Photo © Claire Delamarche)

jeudi 1 février 2018 à 23h43
A l’Opéra Comique : Et in Arcadia ego (« Même en Arcadie, j’existe », ou « Moi aussi j’ai vécu en Arcadie », allusion à l’œuvre de Nicolas Poussin), création sur des musiques de Jean-Philippe Rameau. Au départ, un « big bang baroque » rêvé par Christophe Rousset. A l’arrivée : un « big bang intérieur » mis en scène par la performeuse Phia Ménard sur un scénario du romancier Eric Reinhardt. Le pitch : une femme de quatre-vingt-quinze ans connaît de longue date le jour et l’heure de sa mort. Arrivée au moment fatidique, elle se revoit aux divers âges de son existence, sous les traits de la jeune fille qu’elle ne s’est jamais résolue à ne plus être. Un prétexte pour Rousset et ses Talens Lyriques de composer un somptueux patchwork ramiste, opéra imaginaire pour chœur, orchestre et voix solo, celle de la mezzo Lea Desandre. Audace suprême, bien que fondée sur des habitudes de l’époque : les textes des airs ont été réécrits par Reinhardt, dans un style baroque branché. On y parle, au prix de quelques acrobaties prosodiques, de « fans affreux » et de « groupies votre poison », et le « Rassemblez-vous, peuples » de Castor et Pollux devient « Retirez-vous, jouets ». A cela s’ajoute, autour de Lea Desandre dont la performance vocale, dramatique et même acrobatique est étonnante, l’univers de « transformation de la matière et d’injonglabilité » (elle est jongleuse de formation) qui a fait le succès de Phia Ménard et de sa compagnie Non Nova. Mais si certains tableaux - comme la rampe perdue dans les nuées où disparaît la mourante -, sont saisissants, d’autres sont curieusement décalées, tel le gros lapin bleu qui fond (un maître glacier est au générique) tandis que l’héroïne (qui s’appelle Marguerite) jouit de sa prime jeunesse, ou carrément ridicules, comme le monstre en plastique couleur sac poubelle qui clôt le spectacle, lequel n’est probablement  pas étranger à l’agressivité d’une partie de la salle lorsque reviennent saluer la metteur en scène et le scénariste.
François Lafon 

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 11 février. En direct sur Mezzo Live HD et Culturebox le 9 février
(Photo © Pierre Grosbois)

A l’Opéra de Paris – Palais Garnier : Only the sound remains de Kaija Saariaho mis en scène par Peter Sellars, créé en 2016 à Amsterdam, coproduit par Madrid, Toronto et Helsinki. Un opéra ? Pas vraiment. Depuis L’Amour de loin, son premier ouvrage lyrique (2000), la compositrice explore des voies extrêmes, et a trouvé en Sellars le traducteur de ses rêves de « théâtre intérieur ». Sous ce titre déroutant voire provocant, deux nôs traduits en anglais par Ezra Pound, présentant les faces sombre et lumineuse d’un monde entre rêve et réalité. Dans Tsunemasa (Toujours fort), le spectre d’un guerrier-musicien mort au combat demande au prêtre qui l’invoque de le laisser rejoindre l’ombre ; dans Hagoromo (Manteau de plumes), un ange danse pour récupérer sa robe de plumes tombées aux mains d’un pêcheur, et se perd dans les brumes du mont Fuji. A propos décanté, effectif léger : baryton, contre-ténor, danseuse, quatuor vocal, quatuor à cordes, flûte, percussion et kantele (instrument à cordes pincées finlandais évoquant le koto japonais), le tout numériquement amélioré. « La silhouette était là et est partie, seul reste le son ténu (only the thin sound remains) », chante le revenant de de Tsunemasa. A histoire de spectres, musique spectrale, n’ose-t-on ajouter, principe compositionnel auquel Saariaho a été formée et dont sa musique porte des traces : parfaite adéquation des duos d’hommes et d’ombres dont Sellars a le secret avec ces harmonies entre ciel et terre, souvent magnifiques, instaurant un temps suspendu propice à la contemplation … ou à l’ennui pour les Occidentaux trop avides d’action. Une atmosphère hypnotique entretenue par les interprètes : Davone Tines, étonnant baryton-performer jouant les intercesseurs entre les mondes d’ici et d’ailleurs, Philippe Jaroussky, spectre et ange … à la voix d’ange stratosphérisée par le numérique, les excellents Quatuor Meta4 et Theater of Voices dirigés par Ernest Martinez Izquierdo. 
François Lafon 

En différé sur France Musique le 9 mai à 20h (Photo © Elisa Haberer/OnP)

dimanche 21 janvier 2018 à 20h34
Longtemps relégué dans l’ombre de Mahler et Schoenberg, Zemlinsky connaît une lente renaissance depuis la redécouverte de sa Tragédie florentine par la Biennale de Venise, en 1980, puis les reprises d’autres ouvrages lyriques en Allemagne. Si sa Symphonie lyrique ainsi que Une tragédie florentine et Le nain, deux de ses opéras les plus fameux, sont souvent à l’affiche au sein d’un corpus de huit opéras achevés et de neuf autres inachevés, il est plus rare de pouvoir apprécier son théâtre, en particulier en France. Lyon, qui avait déjà montré Une tragédie florentine (2007, 2012) et Le nain (2012) se distingue de nouveau avec la création française du Cercle de craie, composé en 1931. Une décennie après l’orchestre flamboyant et éruptif de la Symphonie lyrique, l’écriture implose : plus acérée, elle reflète la personnalité tumultueuse de son auteur à la croisée d’une époque – les années trente ! – comme à celle de son art, qui mêle composition, direction d’orchestre et de maisons d’opéra – Volksoper de Vienne, de 1904 à 1911, puis Kroll Oper de Berlin, à partir de 1927. Introduit par un saxophone solo équivoque, rejoint plus tard au sein de l’orchestre par un banjo, une guitare et une mandoline, Le Cercle de craie s’éloigne du Strauss de Salomé pour rivaliser avec un orchestre d’esprit populo, voire cabaret et la voix, de style parlé-chanté, du Weill de Mahagonny (dont Zemlinsky dirigea la première berlinoise) et des 7 Péchés capitaux – créés la même année que Le Cercle. Sur un texte du poète allemand Klabund, inspiré d’une pièce chinoise du XIVème siècle, l’opéra cède à un Orient non pas de pacotille, mais investi d’idées nouvelles, où le christianisme se frotte aux principes taoïste sur une trame ouvertement sociale qui, comme chez Brecht, dénonce la corruption par l’argent, l’immoralité, etc. 

Une jeune fille dont le père s’est suicidé est vendue à une maison de thé, lieu de prostitution. Rachetée par un mandarin, elle devient sa deuxième épouse et lui donne un enfant. Jalouse, la première épouse empoisonne son mari et s’approprie l’enfant pour profiter de l’héritage, puis soudoie un magistrat qui condamne à mort la jeune fille pour vol d’enfant et assassinat. Cette dernière ne doit son salut qu’à un coup de théâtre, car l’homme qui succède à l’empereur le jour de sa condamnation n’est autre que celui qu’elle avait rencontré brièvement comme jeune prostituée. Épris de justice, celui-ci fait éclater la vérité… et l’épouse.
 
Richard Brunel, qui met en scène (à Lyon, Der Jasager de Weill et Dans la colonie pénitentiaire de Glass), a imaginé un décor et une scénographie « assez atemporels » et plutôt bien venus, qui n’occultent en rien une partition déjà très expressive par elle-même – même si parfois il maîtrise avec plus de difficultés l’espace lorsqu’il y ajoute pléthore de figurants. Dirigé avec entrain par le chef d’orchestre Lothar Koenigs, le théâtre lyrique de Zemlinsky est le grand triomphateur de la soirée, qui ne s’interdit ni la parodie – la marche mahlérienne du sixième tableau et la chinoiserie « à la Turandot » du duo des coolies lors du procès –, ni les bigarrures d’une orchestration toujours renouvelée – à l’image des tenues chamarrées des prostituées ! Plus encore, ce sont les chanteurs, auxquels le compositeur a confié les plus beaux atours qui brillent : la soprano Ilse Eeren (rôle principal de la jeune fille Haitang) déjà entendue à Lyon dans Janacek, Eötvös et Honegger, qui apporte une chaleur touchante à son personnage jusqu’au duo final avec le ténor Stephan Rügamer (le Prince Pao), le baryton-basse Martin Winkler, très en verve en Mr Ma, le mandarin, sans oublier la mezzo-soprano Nicola Beller Carbone (première épouse), incarnation du mal dans un esprit très « Cruella ».               
Franck Mallet
 
Samedi 20 janvier, Opéra, Lyon 
Prochaines représentations : Opéra, Lyon, 22, 24, 26, 28 et 30 janvier, 1er février
Diffusion sur France Musique, le 4 février, 20 h.
(photo © Jean-Louis Fernandez ; à gauche Doris Lamprecht, à droite Ilse Eeren)

samedi 20 janvier 2018 à 00h36
8ème Biennale du Quatuor à cordes à la Cité de la Musique – Philharmonie de Paris : onze jours de concerts, dix-huit formations, master-classes d’Alfred Brendel, ateliers pour juniors, créations françaises et mondiales (dont une de James Dillon). Thème de l’année : Vienne. Ce soir 19 janvier : Haydn, Webern, Brahms par le Quatuor Brentano (Amphithéâtre du Musée), Beethoven par le Quatuor Ebène (Salle des concerts). Américains vs Français, ou plutôt continuité dans la diversité. Irréprochablement classiques - jeu millimétré allant rarement jusqu’à la surchauffe -, les Brentano, donnent avec le 2ème des six Quatuors op.64 le la de la perfection haydnienne. Un point de non-retour débouchant sur un autre : les six brévissimes Bagatelles (référence à Beethoven) de Webern. Pour finir, le 1er Quatuor de Brahms, essai de libération du modèle beethovénien, suivi, en bis, d’un clin d’œil montéverdien : le madrigal Lasciatemi morire. Une préparation toute trouvée au triplé Beethoven des Ebène, prélude à une intégrale que ces trois garçons et une fille (configuration actuelle) que l’on a entendu classiquer, jazzer et même popper préparent pour leurs vingt ans d’existence (2019-2020). Salle comble, public de fans chauffé par un Quatuor op. 18 n° 2 sur-vitaminé, hommage en même temps que premiers coups portés à l’idéal haydno-mozartien, conquis par un Quatuor op. 74 « Les Harpes » aux surprises soulignées mais pas trop, enflammé par un op. 59, 2ème des « Razoumovski », où le génial « Molto adagio » « Avec beaucoup de sentiments » est réussi comme rarement, où le thème populaire russe suggéré par le commanditaire et devenu fugue à quatre parties donne lieu à une furia stéréophonique avant la lettre. Standing ovation. Et dire qu’il y a vingt ans, on tenait pour moribond ce genre roi de la « musique pure » !
François Lafon

Biennale de quatuors à cordes, Cité de la Musique, Philharmonie de Paris, jusqu’au 21 janvier
(Photo : Quatuor Ebène © Julien Mignot)

A l’Opéra de Paris - Palais Garnier : Jephtha de Haendel mis en scène par Claus Guth, coproduit avec l’Opéra d’Amsterdam. Un oratorio à l’intrigue forte en drame, proche de celle d’Idomenée (Jephté, soldat et Juge d’Israël, promet à Yahvé, en cas de victoire, de lui sacrifier la première personne qu’il verra. Catastrophe : c’est sa propre fille qui se présente). L’Opéra de Stuttgart en avait déjà donné une version scénique au Palais Garnier en 1959. A Strasbourg en 2009, Jean-Marie Villégier s’y est essayé. Un loup solitaire capable de la plus grande violence pour revendiquer sa foi : sans céder aux amalgames faciles (ni burqa ni Kalachnikov), Guth déplace la fable dans un ici et maintenant suggéré. Qu’y gagne l’œuvre, fresque puissante aux chœurs imposants, dernier oratorio de Haendel au bord de la cécité ? Pas grand-chose jusqu’à l’entracte, où se succèdent tableaux (pas très) vivants et actions redondantes rythmées par des parenthèses électroniques formant hiatus avec la musique, au milieu des lettres mouvantes « It must be so » (Il doit en être ainsi), premiers mots du livret, ordre inéluctable dont découle toute l’histoire. A partir de la tragique reconnaissance, nous sommes au théâtre, jusqu’à ce final étonnant où, à l’encontre du récit biblique, un ange vient délivrer Jephtha de son serment à condition que sa fille se fasse religieuse, délire à prendre au pied de la lettre selon Guth, qui nous montre le père « comme si le sang de la vie l’avait quitté » et la fille éventrant un oreiller sur son lit de couvent-hôpital. Au rideau final : quelques huées pour le metteur en scène (qui continue de payer sa récente Bohème spatiale à l’Opéra Bastille – voir ici), triomphe en revanche pour William Christie et Les Arts Florissants (quel chœur !) et pour un plateau de grand luxe, où Marie-Nicole Lemieux et Philippe Sly jouent les guest stars, où les contre-ténors Tim Mead et Valer Sabadus rivalisent de prouesses pyrotechniques, et où Ian Bostridge et Katherine Watson donnent chair et âme au très freudien duo père-fille. 
François Lafon

Opéra National de Paris – Palais Garnier jusqu’au 30 janvier. En différé sur France Musique le 28 janvier à 20h
(Photo © Monika Rittershaus/OnP)

samedi 23 décembre 2017 à 00h34
50ème anniversaire de l’Orchestre de Paris à la Philharmonie de Paris : The Dream of Gerontius, d’Edward Elgar sur un poème du cardinal John Henry Newman. Un oratorio d’une heure et demie créé en 1900, peu connu de ce côté-ci du Channel, vénéré de l’autre au point d’avoir été qualifié de « Parsifal anglais ». Sujet destiné à « l’édification des croyants peu éduqués », lointainement parsifalesque en effet : un mourant se rêve accédant à une rédemption tempérée à sa propre demande par un séjour au Purgatoire. « L’année dernière, nous avons donné Le Paradis et la Péri de Schumann, l’histoire d’un ange déchu trouvant le chemin du Paradis. Cette année, c’est l’âme d’un homme ordinaire qui suit ce chemin. Arbres, anges, musique intérieure, apaisante : parfait pour Noël », affirme le chef Daniel Harding. Intérieure, certes, la musique d’Elgar, mélodie continue bornée de leitmotives, wagnérienne sans l’être, truffée d’archaïsmes, opérant le prodige de mettre en lévitation un orchestre énorme et des chœurs nombreux, le tout baignant dans un angélisme que l’on peut qualifier de victorien (voire, vu d’ici, de sulpicien). Harding et ses troupes se dépensent sans compter et emportent la mise : solistes adéquats (Andrew Staples, ténor anglais type, Madgalena Kozena en ange blond), orchestre aux généreuses couleurs, choeurs sur la corde raide triomphant d’une écriture redoutable. En prélude, mini-concert au bar 3 Ouest de la Philharmonie, où huit cordes de l’orchestre enchaînent la Cavatine du 13ème Quatuor de Beethoven et « Nimrod », la plus éloquente des Variations Enigma d’Elgar. « Il y avait deux musiques différentes ? » demande une dame. 
François Lafon

Philharmonie de Paris, grande salle Pierre Boulez, 22 décembre. En streaming pendant 12 mois sur les sites d’Arte Concert et de l’Orchestre de Paris. Diffusion ultérieure sur France Musique et Arte.tv. Disponible à partir du 1er janvier 2019 sur la nouvelle plateforme vidéo de France Musique, francemusique.fr/com (photo ©DR)

mercredi 20 décembre 2017 à 01h43
A l’Opéra Comique, Le Comte Ory de Rossini. Contretemps et contradictions : un « grand » opéra, créé à l’Opéra de Paris (salle Le Peletier), mais sur un sujet léger, voire paillard ; le premier et avant dernier ouvrage français original de Rossini (l’autre sera le préromantique Guillaume Tell), mais recyclant une large partie de la musique du Voyage à Reims, cantate scénique de circonstance (le couronnement de Charles X) sur un texte italien ; très joué au XIXème siècle, moins au XXème, situation encore compliquée depuis les années 1980 par la redécouverte triomphale (portée par Claudio Abbado) du Voyage à Reims que l’on croyait perdu. Recyclage aussi, de la part du librettiste Eugène Scribe, d’un court vaudeville inspiré d’une chanson leste (l’éternel jeu du chat et de la souris entre les contraintes de la religion et les exigences de la chair) augmenté d’un prequel exploitant le même ressort dramatique … et contenant l’essentiel des emprunts au Voyage à Reims. De quoi déstabiliser le metteur en scène Denis Podalydès, lequel réussit mieux à mettre le feu aux poudres (et aux soutanes) dans la seconde partie que dans la première, plus conventionnelle - opérette presque -, où il se distingue surtout par sa volonté de transposer l’action des Croisades à la conquête de l’Algérie. Même remarque pour le chef Louis Langrée à la tête de l’Orchestre des Champs-Elysées (avec lequel il annonce de nombreux projets), sacrifiant d’abord l’« effet champagne » de  la musique à l’adéquation (toujours problématique chez Rossini) du son et du sens, pour se déchaîner ensuite : vertigineux final du premier acte (treize voix solistes et double  chœur), savoureuse scène de beuverie des nobles déguisés en nonnes – où Podalydès reprend définitivement la main –, inénarrable trio mozartien (en plus déluré) à la fin, entre un monsieur (le Comte) et deux dames, dont l’une joue un monsieur (le page du Comte). Brochette de nouvelles stars côté dames - Julie Fuchs, Gaëlle Arquez, Jodie Devos, Eve-Maud Hubeaux -, valeurs consacrées chez les messieurs - Jean-Sébastien Bou, que l’on connait surtout en Pelléas, le ténor Philippe Talbot en Michel Sénéchal du XXIème siècle. Diction parfaite de tous, ce qui n’est pas évident quand le Cygne de Pesaro met le turbo. 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 31 décembre. Opéra Royal de Versailles les 12 et 14 janvier. En direct sur Culturebox le 29 décembre à 20h. En différé sur France Musique le 21 janvier (Photo © Vincent Pontet)
 
 A la Philharmonie de Paris, excursion hors les murs (de la Maison ronde) de Mikko Franck avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France : Elektra de Richard Strauss. Electricité dans l’air, avant, pendant et après. Avant, une affiche prometteuse : Nina Stemme, Waltraud Meier, Matthias Goerne, Franck lui-même, dont l’idylle avec l’orchestre a commencé par un Tristan et Isolde de grande mémoire (Pleyel, 2012, déjà avec Nina Stemme). Après, ovation interminable, en particulier pour le Philar’, rappelant les grandes soirées wagnériennes dirigées par Marek Janowski. Pendant, une exécution de concert plus enthousiasmante et même plus suggestive que bien des mises en scène. L’œuvre s’y prête, tragédie grecque revue par Hugo von Hofmannsthal dans la Vienne de Freud, requérant trois dames sommées de se surpasser (« Nous qui accomplissons, sommes auprès des dieux », chante Elektra). Impression qu’en montant sur l’estrade l’orchestre géant va manger les solistes, que plus qu’au théâtre la lutte est inégale (« Plus fort l’orchestre, j’entends encore Madame Heink », ordonnait Strauss). Mais Franck sait faire tonner les tutti tout en faisant respirer ses musiciens à l’unisson des voix, lesquelles sont phénoménales : endurance de Nina Stemme (quels aigus !), grande classe (et graves retrouvés) de Waltraud Meier réitérant sa Clytemnestre travaillée avec Patrice Chéreau, apparition de Matthias Goerne en guest star, découverte de l’Allemande Gun-Brit Barkmin, Chrysothémis viscontienne remarquée en Salomé au dernier festival de Verbier et vocalement à la hauteur de ses illustres partenaires. A l’heure où reparaît la menace de fusion des deux orchestres de Radio France, un (salutaire ?) bon point pour le Philharmonique. 
François Lafon 
Philharmonie de Parie, salle Pierre Boulez, 15 décembre. en différé sur France Musique le 11 février 2018 à 20h. Disponible sur francemusique.fr (Photo : Nina Stemme © Neda Navaee)

A la Marbrerie de Montreuil, concert du Trio Polycordes. Lieu atypique (entre le café-concert et la salle de fêtes, aux murs en béton brut mais à l’acoustique idéale) pour cette formation inhabituelle autour des cordes pincées (mandoline, guitare, harpe) qui fête ses vingt ans. Autour des trois membres de l’ensemble, quelques musiciens invités se joignent pour un programme exemplairement construit qui aurait juste mérité une présentation plus didactique et conviviale. Dans une adaptation pour deux harpes de Frédérique Cambreling, en duo avec la harpiste du Trio, Sandrine Chaton, le Boulez des Notations apparaît plus que jamais comme l’héritier de Debussy. Dans la même filiation, Philippe Manoury oppose d’une manière très boulézienne le trio de cordes pincées à un duo de percussionnistes dans Musique I. Changement total de style avec la Seconde sérénade de Goffredo Petrassi, pièce pour ainsi dire fondatrice du Trio où le compositeur italien semble explorer avec frénésie toutes les possibilités offertes par les cordes pincées dans un subtile jeu d’échos et renvois. Deux œuvres d’Elliot Carter terminent la soirée avec éclat : Shard pour guitare seule et Luimen (qui contient « encapsulée » Shard) où le trio mandoline-guitare-harpe est opposé cette fois-ci à une trompette, un trombone et un vibraphone : le talent de Carter pour les constructions rythmiques complexes brille dans cette interprétation, comme tous les autres, de haut vol.
Pablo Galonce
 
La Marbrerie, Montreuil, le 11 décembre. (Photo©DR)
Trio Polycordes (Sandrine Chatron, harpe, Florentino Calvo, mandoline, Jean-Marc Zvellenreuther, guitare
avec Frédérique Cambreling (harpes), Gilles Durot et Florent Jodelet (percussions), Nicolas Chatenet (trompette), Jean Raffard (trombone)
Julien Vanhoutte (direction)

Ouverture, salle Cortot (Ecole Normale de Musique), de la 3ème saison du Centre de Musique de chambre de Paris : Parlez pas de Mahler ! Sous le jeu de mots potache, un solide projet ludico-pédagogique lancé par le violoncelliste Jérôme Pernoo. Une soirée, deux concerts courts (à peine une heure chacun) ou plutôt un concert et … un ovni musical. En vedette américaine : le Quatuor Zaïde – quatre filles dont on parle, sorties du Conservatoire National où Pernoo est professeur – affirme sa maturité dans le Quatuor à cordes de César Franck, œuvre somptueuse, orchestrale, connue comme le « premier grand quatuor français » mais pas souvent joué pour autant (voir ici). En guise de happy hour, le violoncelliste et pianiste biélorusse Jan Kmilewski - quinze ans et une assurance d’adulte - joue sa propre Sonate pour violoncelle seul, entouré d’auditeurs invités à le rejoindre sur l’estrade. Mahler est encore loin. Il arrivera en fin de second programme, avec des Chants d’un compagnon errant (réduction d’Arnold Schönberg) chantés avec la flamme et la finesse qu’on lui connait par Laurent Naouri au milieu d’une nuée virevoltante d’excellents jeunes instrumentistes jouant par cœur, exercice périlleux qui ferait peur à nombre de leurs aînés. Là est le cœur du projet : renverser les barrières entre lesquelles la musique de chambre a trop longtemps été cloîtrée, puisque « la musique est une langue, chaque langue a ses mots, son caractère (d’imprimerie), ses jeux de mots ». D’où le fil conducteur façon SMS, où l’on passe (pour retarder Mahler ?) de la Valse-improvisation sur le nom de Bach de Poulenc au Contrepoint XIX de L'Art de la fugue (avec B.A.C.H. en filigrane), du Tremblement de terre des Sept dernières paroles du Christ de Haydn (version quatuor) aux Variations de Beethoven sur La Flûte enchantée de Mozart, et à la Mort du poète de Jérôme Ducros sur des vers échevelés de Lamartine dont Naouri ne fait qu’une bouchée. Public nombreux et ravi. Tant mieux : subventionné a minima, le Centre vit essentiellement de ses recettes. 
François Lafon
Salle Cortot, Paris, jusqu’au 9 décembre (photo : Quatuor Zaïde©DR)
www.centredemusiquedechambre.paris

lundi 4 décembre 2017 à 18h59
Ce week-end, la venue de Steve Reich et ses interprètes britanniques, Synergy Vocals et Colin Currie Group, pour trois concerts à l’auditorium de la Fondation Louis Vuitton, aura été l’une des deux manifestations musicales liées à l’exposition « Etre moderne : le MoMA à Paris », qui se poursuit jusqu’au 5 mars prochain. Les plus curieux pouvaient même mettre en regard la partition de Drumming exposée au niveau supérieur du bâtiment, car c’est l’une des deux cents œuvres choisies parmi la collection du musée new-yorkais – qui en contient plus de deux mille… Contrairement à ce qu’affirme l’exposition, Drumming n’a jamais été joué pour la première fois au MoMA, seule la seconde des quatre parties de la partition originale y fut exécutée par le compositeur et son ensemble, le 3 décembre 1971. À l’époque, l’œuvre se distinguait comme « la plus longue » (SR) de son catalogue, avec une durée généreuse de plus d’une heure et quart. Tout en rythme – Reich était batteur à l’origine ! –, s’inspirant de structures de musiques traditionnelles africaines, elle est dévolue à quatre paires de bongos (1ère partie), trois marimbas et deux voix de femmes (2ème partie), trois glockenspiels et un piccolo (3ème partie) et l’ensemble, pour la quatrième partie. Longtemps exécutées par le Steve Reich and Musicians, qui en reprenait encore des parties séparées au cours des années 2000, Drumming connaît un second souffle, plus de quarante ans après sa création, grâce à une nouvelle génération d’interprètes ; le public ne s’y était d’ailleurs pas trompé, puisque ce « weekend avec le fondateur de la musique minimaliste » (sic) était complet depuis plusieurs semaines. À la fois grisante et contrastée, l’interprétation de Drumming par Colin Currie et son ensemble diffère des exécutions connues jusque-là : les Britanniques y caractérisent avec plus d’énergie encore le jeu soliste de chacun, renforçant la dynamique vertigineuse de l’œuvre, au point que s’en dégage une sensation d’intense nervosité. « C’est fort et expressionniste », comme le remarquait Reich découvrant l’ensemble, six ans plus tôt, à Londres. Joué avant Drumming, Quartet, pour deux pianos et deux vibraphones, qui fut créé par son dédicataire Colin Currie, en 2014, préparait déjà à cette interprétation si expressive de l’œuvre de l’Américain, et plus spécifiquement ici, dans les incessants changements de tonalité et le frétillement des thèmes. Le lendemain, le choix judicieux de Proverb, pour cinq voix, deux vibraphones et deux orgues électriques (1995) et de Pulse, la pièce la plus récente pour vents, cordes, piano et basse électrique (2015), montrait un autre versant du compositeur, cette fois adossé à la musique ancienne – en particulier l’art du canon chez Pérotin. Sur une pulsation régulière, l’entrelacement aérien des lignes mélodiques crée cette sensation unique de calme et de contemplation qui émane de toute œuvre d’art authentique, amplifiée par les résonances multiples des toiles suspendues dans les espaces supérieurs issues du surréalisme, de l’expressionnisme abstrait, du minimalisme ou encore du pop art – autant de facettes de l’art du compositeur.
Franck Mallet
 
Fondation Louis-Vuitton, Ciné-concert, le 8 décembre : Lime Kiln Club Field Day (1915) reconstitué par le MoMA en 2014, mis en musique par Moses Boyd – Solo – X.
 
L’ensemble des trois concerts du « Weekend Steve Reich à la Fondation Louis Vuitton » est en ligne sur www.arte.tv/fr/videos jusqu’au 01/06/2018.
 
CD Steve Reich à paraître (printemps 2018) par Colin Currie Group & Synergy Vocals.
 
CD / Vinyle Megadisc Classics : Steve Reich WTC 9/11 et Different Trains par le Quatuor Tana, à la librairie du Musée. (Photo © DR)

A l’Opéra de Paris-Bastille, La Bohème de Puccini fait polémique, ce qui ne lui arrive pas souvent. Le metteur en scène Claus Guth s’y est employé, transposant l’action à bord d’une navette spatiale. Explication : dans le roman d’Henry Mürger dont l’opéra s’inspire, les bohémiens vieillis se souviennent de leur jeunesse comme d’un rêve lointain. Et comme ils ont lu le roman de Stanislas Lem Solaris et vu le film (magnifique) qu’Andreï Tarkovski en a tiré, ils sont partis explorer les confins de l’univers, là où « les souvenirs deviennent réalité ». Perdus dans l’immensité, sans ressources et rationnés en oxygène, ils retrouvent Mimi, Musette - ou plutôt leur ombre - dans un Paris disparu où les fêtards ont des allures de spectres. Jusqu’à l’entracte, le public tente d’adhérer. La planète morte sur laquelle tombe la neige au troisième acte déclenche les hostilités : le journal de bord expliquant en surtitres que la situation est grave et désespérée en fait les frais, les hallucinations de plus en plus chaotiques des astronautes exténués – jusqu’à la disparition de Mimi toute de blanc vêtue tandis que Rodolphe expire dans sa tenue de John Glenn - achèvent le travail. Mieux que dans son problématique Rigoletto (voir ici), Guth tient jusqu’au bout la barre, mais ne réussit pas toujours à concilier ce qu’on voit et ce qu’on entend. Les chanteurs mettent du temps à imposer les revenants qu’ils sont censés incarner (si l’on peut dire) : la voix somptueuse et le tempérament de Sonya Yoncheva ne se déploient vraiment qu’au troisième acte, face à Atalla Ayan, Rodolphe au timbre séduisant mais avare de nuances. Superbe Roberto Tagliavini (Colline), éloquent lorsqu’il se sépare de sa pelisse (ou de son scaphandre, on ne sait plus). La dichotomie est d’autant plus sensible que Gustavo Dudamel, pour ses débuts in loco, impose un Puccini sans emphase mais éclatant de couleurs et d’émotion, portant les voix comme seuls les meilleurs chefs lyriques savent le faire. 
François Lafon

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 31 décembre. En direct le 12 décembre au cinéma, sur Culturebox et Medici, ultérieurement sur TF1 et France 3. En différé sur France Musique le 14 janvier 2018 à 20h
(Photo © Bernd Uhlig / Opéra de Paris)

Exposition à l’Opéra de Paris-Garnier : "Patrice Chéreau, mettre en scène l’opéra", parallèlement à la reprise (ultime ?) de De la Maison des morts de Janacek. Une poignée de spectacles – onze exactement, de L’Italienne à Alger (1969) à Elektra (2013) – qui auront contribué à la re-théâtralisation du genre. Beaucoup de photos, d’extraits de captations vidéo, de tableaux (entre autres de son père, le peintre Jean-Baptiste Chéreau), de dessins (magnifique esquisse préparatoire du Radeau de la Méduse de Géricault), de documents issus de l’Institut Mémoire de l’édition contemporaine – lettres, esquisses, et même original des menaces de mort reçues de wagnériens scandalisés par La Tétralogie du centenaire de Bayreuth (1976-1980). Au centre du parcours, une salle « Fabrique de l’opéra », ou comment l’auteur de l’essai Si tant est que l’opéra soit du théâtre vivait, entre deux promesses non-tenues de « ne plus jamais toucher au lyrique », une histoire d’amour-haine à épisodes avec « cette machine trop lourde » affligée d’un « public trop conservateur ». Pas d’hagiographie intempestive, et une volonté de saisir l’insaisissable … qui par nature se dérobe.  On se prend à essayer de décrire l’envol du reflet volé dans Les Contes d’Hoffmann, le meurtre de Lulu dans le métro de Londres, l’ultime étreinte de Wotan déposant la Walkyrie endormie sur l’Ile des morts, tout en sachant que « ceux qui n’y étaient pas » ne peuvent pas vraiment comprendre, malgré les vidéos (quand il y en a). A moins que leurs rêves à eux ne soient aussi beaux que la réalité, comme le sont peut-être les nôtres devant les moments de grâce à jamais perdus signés Wieland Wagner ou Luchino Visconti. 
François Lafon 

Bibliothèque-Musée de l’Opéra de Paris, Palais Garnier, du 18 novembre au 3 mars. Au Studio Bastille, du 19 au 26 novembre, projection des captations vidéo des spectacles mis en scène par Patrice Chéreau (Photo © DR)

dimanche 19 novembre 2017 à 10h40
A l’Opéra-Bastille : De la Maison des morts de Janacek, dans la mise en scène de Patrice Chéreau, vue depuis 2007 à Vienne, Aix-en-Provence, Milan, New York, mais pas encore à Paris. Une promesse de Stéphane Lissner au metteur en scène disparu, premier (et probablement dernier) de ses spectacles sur cette scène qu’il aurait dû codiriger et dont il avait été (co-)évincé lors de son ouverture en 1990. Un exercice de haute école que ce revival, pratique qu’il a souvent refusée s’il n’était présent pour redonner vie au spectacle. Gageure tenue par ses assistants et par le chef Esa-Pekka Salonen, lequel avait déjà succédé à Pierre Boulez lors des précédentes reprises, retrouvant le secret qui a échappé à bien des metteurs en scène (même au grand Klaus-Michaël Grüber - Opéra-Bastille 2005), à savoir que cette Maison des morts dostoïevskienne devait être aussi vivante que la musique dont Janacek l’avait parée, gommant ainsi l’aspect répétitif du défilé de bagnards venant raconter à l’avant-scène pourquoi ils en étaient arrivés là. A méditer par les actuels régisseurs à la mode - même les plus cotés -, le jeu de tension-détente, calme plat-tempête, groupes en mouvement créant une alternance zoom-plans larges. Formidables moments - très chéralducéens - que la représentation de Don Juan par les détenus, la pluie d’ordures s’abattant sur la cour du pénitencier, ou l’hymne final à la liberté, suspendu dans une sombre éternité. Direction d’acteurs savamment préservée, distribution de luxe (triomphe pour Peter Mattei, Willard White), orchestre plus anguleux mais non moins analytique que celui de Boulez. Applaudissements interminables, comme pour retarder le clap de fin.
François Lafon
 
Opéra National de Paris-Bastille, jusqu’au 2 décembre. En différé sur France Musique le 17 décembre (Photo © Elisa Haberer/Opéra de Paris)
 
Au cabaret La Nouvelle Eve, spectacle annuel de la compagnie Les Brigands : Un Soir de réveillon (1932), opérette de Jean Boyer et Albert Willemetz (couplets), Paul Amont et Marcel Gerbidont (paroles), musique du Marseillais Raoul Moretti, auteur de la légendaire Fille du bédouin. Cadre d'époque - ciel étoilé orné d’un gros cœur et cupidons en stuc immortalisés par le film Touchez pas au grisbi - pour cette opérette de boulevard aux dialogues joyeusement grivois, déclinant le thème « Le temps qu’il comprenne qu’elle n’était pas celle qu’il croyait qu’elle était, eh bien elle l’était » avec un sens du timing et du mot bien placé dont le secret s’est un peu perdu, jouée et chantée par une troupe efficacement polyvalente, suppléant le parfum d’époque (Arletty était de la création et du film qui suivit) par un ton savamment décalé - spécialité de la compagnie. Mention spéciale pour les deux instrumentistes (accordéon, guitare) tenant lieu d’orchestre sans déperdition d’énergie, et pour l’inénarrable Flannan Obé en chauffeur-chaperon. Salle comble, rires nombreux, gros succès. Il est prudent de réserver. 
François Lafon

La Nouvelle Eve, Paris, tous les lundis de novembre et mardis de décembre à 20h30. www.lesbrigands.fr

vendredi 10 novembre 2017 à 00h22
A l’Athénée, création (avant l’Allemagne) de Notre Carmen, par le collectif berlinois de théâtre musical Hauen und Stechen et l’Ensemble 9. Pas la Carmen des autres en effet : « Notre Carmen ne croit plus à une liberté promise quelle qu’elle soit (…) Elle devient experte en travestissement, géante ébouriffée, ou vieille malodorante ». En pratique : un spectacle trash et rock’n roll, où comédiens, acrobates, chanteurs, instrumentistes échangent leurs rôles dans un esprit de monôme estudiantin, avec, tout de même, des moments de réflexion, voire de philosophie. « Notre objectif est de rajeunir le public de l’Opéra et de demeurer un laboratoire performatif dans ce genre musical », ajoutent les auteurs. La formule n’est pas nouvelle, elle rappelle Le Crocodile trompeur (Didon et Enée) et Orfeo (Je suis mort en Arcadie) de Jeanne Candel et Samuel Achache, gros succès aux Bouffes du Nord, et dans une moindre mesure la mémorable Traviata revue par Benjamin Lazar (même lieu). Troupe germano-française polyglotte et montée sur ressorts, gags en rafales, humour You Tube, refonte musicale inventive (Louis Bona, Roman Lenberg). D’où vient alors que cette mise en pièces de notre Carmen nationale (comme Roger Planchon, jadis, mit en pièces Le Cid au grand dam des puristes) n’est pas aussi jouissive ni transgressive qu’on l’aurait espéré ? Trop de longueurs probablement (2h30 de spectacle, nombreux départ à l'entacte), trop d'approximations, et peut-être une lassitude face à un procédé déjà éventé. « Notre Carmen paie pour son audace effrontée le prix de l’exclusion sociale. Elle n’est d’aucune fête, n’est pas invitée », proclame le collectif Hauen und Stechen. Mais si, justement, Carmen est invitée partout, et c’est en cela qu’elle est irrécupérable.
François Lafon
 
Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 19 novembre (Photo © Ioni Laibaroes)

A l’Opéra Comique, escale à Paris de La Flûte enchantée venue du Komische Oper de Berlin, internationalement fêtée depuis sa création en 2012. Une Flûte pour tous les âges - théâtre, cinéma, bande dessinée, lanterne magique – dont Barrie Kosky (mise en scène, directeur du Komische Oper) et le Collectif 1927 (Suzanne Andrade et Paul Barritt, animation) ont éliminé ésotérisme et exégèse (au prix de la suppression de certains passages dogmatiques, comme la scène du Sprecher), s’interdisant d’« interpréter la pièce d’une seule façon », se proposant même d’en « célébrer les contradictions ». Aucun schématisme pourtant dans ce travail de haute précision célébrant la quête d’amour (« Un voyage pour lequel nous nous embarquons tous ») avec la solitude en filigrane, où Sarastro en haut de forme n’est pas moins inquiétant que la Reine de la Nuit en araignée lanceuse de couteaux, mais où papillons, chat noir, canards mécaniques et éléphants roses participent d’un univers cartoonesque (on sourit beaucoup) où le happy end est inévitable. Judicieuse idée que le remplacement des dialogues parlés par des intertitres de cinéma muet accompagnés au pianoforte par les deux grandes Fantaisies de Mozart, superbe final où tous deviennent Pamina (coiffée alla Louise Brooks) et Tamino (en jeune premier de cinéma). Troupe solide, sans vedette ni grande voix (deux distributions en alternance), mais rompue au jeu virtuose avec l’image virtuelle, Chœur Arnold Schönberg impeccable, Orchestre du Komische Oper discipliné, dirigé (un peu trop) tambour-battant par Kevin John Edusei. 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 14 novembre (Photo © Iko Freese)

A l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille : La Ronde (Reigen) opéra en dix scènes de Philippe Boesmans, livret de Luc Bondy d’après Arthur Schnitzler, par l’Académie de l’Opéra. Un (presque) quart de siècle après sa création à Bruxelles (1993), l’ouvrage est devenu un (presque) classique, toujours déroutant et sulfureux. De ce passage en revue de la société viennoise de la fin du XIXème siècle à travers les aventures de dix personnages formant une ronde de désir exempt de sentiments, Boesmans a fait sa Lulu à lui. Sa musique est implacable mais insaisissable, comme les rencontres fortuites qu’elle illustre. Même monde que celui de Berg et Wedekind, dans lequel rôde la mort (la ronde comme métaphore de la syphilis), mais plus glacé encore, plus beckettien, tout en voulant faire, dit-il un "opéra léger laissant un goût amer". Une course sans issue que la metteur en scène Christiane Lutz a voulu accélérer en actualisant l’action : portables, SMS, courses en taxi comme un leitmotiv reliant les scènes, transportant plus vite encore les candidats au bonheur immédiat. Ce n’était pas indispensable, mais cela donne de l’aisance aux très jeunes membres de l’Académie, chanteurs et musiciens auxquels se joignent ceux de l’Orchestre-Atelier Ostinato sous la direction de l’excellent Jean Deroyer, autant à son affaire avec la musique de Boesmans - habilement "chambrisée" par Fabrizio Cassol - qu’avec celle de Michaël Jarrell il y a peu (voir ici). Un exercice de haute école cependant que ce parlé-chanté (en allemand) porté par cet orchestre fluide en apparence mais en réalité terrible à mettre en place, d’autant que – disposition des lieux oblige – chef et musiciens sont relégués sur les gradins côté cour. En sortant, envie de revoir le film de Max Ophüls (plus que celui, plus récent, de Roger Vadim). Pas par frustration, plutôt par besoin d’entrer plus avant dans cette ronde fascinante.
François Lafon

Opéra National de Paris Bastille, Amphithéâtre, jusqu’au 11 novembre (Photo © Studio j'adore ce que vous faites / OnP)

À la veille du départ (fin 2017) de son directeur général Jean-Paul Davois, auquel succédera Alain Surrans (Opéra de Rennes), Angers Nantes Opéra pouvait s’enorgueillir de confier au tandem de metteurs en scène Moshe Leiser et Patrice Caurier une nouvelle production du Couronnement de Poppée de Monteverdi. 
On connaît la contrainte de cet ouvrage du XVIIème siècle où : « il s’agit davantage d’écouter un texte mis en musique que de seulement écouter de la musique » (Leiser), tout en préservant le sens théâtral d’une partition dont ne nous sont parvenues que la ligne de chant et la basse continue. Plus de trois heures de récitatifs qu’il faut « habiller » d’un orchestre, et c’est dans ce contexte que le travail des metteurs en scène est particulièrement captivant, puisque Moshe Leiser a confirmé son intérêt pour la musique en dirigeant lui-même en duo avec le chef d’orchestre Gianluca Capuano… Peut-être n’est-ce pas un hasard s’il confiait récemment apprécier tout spécialement la version discographique de cet ouvrage par La Venexiana et Claudio Cavina (Glossa) : ce même Claudio Cavina qui, lui, passait de la fosse à la mise en scène à l’invitation du Festival de Schwetzingen, en mai dernier.
Résultat ? Un spectacle étonnant sur le plan dramaturgique où l’on apprécie la manière avec laquelle le texte du poète Busenello resplendit à chaque mot, chaque phrase. À les observer face aux musiciens de l’ensemble italien Il Canto di Orfeo (fondé par le chef, en 2005), leurs gestes à la fois mesurés et précis participaient au succès de ce Couronnement. Fallait-il pour cela banaliser à ce point le décor ? La baignoire où se suicide Sénèque, le rideau de fer sur une volée de buildings au loin, le papier à grosses fleurs sur les murs d’une chambre modulable, les cartes-postales d’intérieurs de palais et autre châteaux antiques, sans parler de Néron en jogging, Poppée et sa fourrure, et Drusilla en tenue fifties ? Oui, répondent les metteurs en scène qui pensent qu’il faut ancrer le texte – le premier à partir de personnages historiques réels – dans notre monde contemporain. Dans ce cas, pourquoi ne pas concentrer l’action sur un plateau nu ? Mais tout cela est finalement secondaire, tant une distribution vocale homogène obéit au plus près au mouvement des humeurs, d’Elmar Gilbertsson (Néron) à Renato Dolcini (Othon) et Peter Kalman (Sénèque), de Chiara Skerath (Poppée) à Rinat Shaham (Octavie) et Elodie Kimmel (Drusilla). Plus encore, ce sont les rôles plus modestes qui touchent à la vérité par leur sens de la comédie : le contre-ténor Logan Lopez Gonzalez en Amour ailé et doré de la tête aux pieds (unique clin d’œil à la peinture de l’époque), qui virevolte avec grâce dans les airs, Éric Vignau, royal(e) Arnalte, et Dominique Visse tout aussi impeccable et si drôle en Nourrice cacochyme – voix et sentiments, sans caricature. La perfection des chanteurs se retrouve dans le soin apporté aux instruments, même si, ici ou là, on aurait souhaité plus d’imagination dans l’orchestration. Une reprise serait amplement justifiée au vu de ce remarquable travail.
Franck Mallet

Mardi 17 octobre, Théâtre Graslin, Nantes. (Photo : de gauche à droite : Logan Lopez Gonzalez (Amour), Chiara Skerath (Poppée) et Elmar Gilbertsson (Néron) ; ©Jef Rabillon)
 
samedi 21 octobre 2017 à 00h16
Premier concert de la série Les Pianissimes à la salle Cortot (Ecole Normale de Musique de Paris) : Tanguy de Williencourt (piano) et Bruno Philippe (violoncelle). Sold out pour ces wonderboys gâtés par les fées, le premier élève de Roger Muraro (lui-même élève d’Eliane Richepin, elle-même élève de … Cortot), le second de Raphaël Pidoux au CNSM, tous les deux lauréats (entre autres) de l’ADAMI et admis de droit dans les circuits royaux. Programme apparemment décousu, mais très pensé. Deux solos d’abord : 1ère Suite de Bach pour Bruno Philippe (son royal, justesse absolue, lyrisme contrôlé), pot-pourri Wagner - Liszt pour Tanguy de Williencourt (ou comment jongler avec Senta et les Fileuses du Vaisseau fantôme pour finir sur une Mort d’Isolde océanique) … hors d’œuvre du CD récital fraîchement paru (Mirare – voir ici). En duo pour finir : la Sonate « à Kreutzer » de Beethoven transcrite pour violoncelle par Carl Czerny … extrait de l’album Harmonia Nova (Harmonia Mundi) actuellement dans les bacs. Une interprétation enflammée, qui ne fait tout de même pas oublier qu’un des miracles de la « Kreutzer » et justement l’accord parfait entre le piano et le violon. En bis : le mouvement lent opportunément capiteux de la Sonate violon-piano de Rachmaninov … que le duo va enregistrer pour Harmonia Mundi. Comme quoi plaisir musical et promotion bien sentie ne sont pas forcément incompatibles.
François Lafon

Salle Cortot, Paris, 20 octobre (Photo © DR)

vendredi 20 octobre 2017 à 00h08
A l’Opéra Comique : Kein Licht de Philippe Manoury sur des textes d’Elfriede Jelinek, mis en scène par Nicolas Stemann. Une production participative (voir ici - 105 généreux donateurs individuels) initiée in loco mais créée dans le cadre de la Ruhrtriennale et donnée au festival Musica de Strasbourg, et déjà détentrice du prix Fedora 2016. Une création quand même puisque le compositeur revendique la dimension d’« œuvre ouverte », recomposable à merci, pour ce Thinkspiel (de « penser » en anglais et de « singspiel », genre lyrique intraduisible de l’allemand) dont le titre fait référence à Licht, le grand-œuvre opératique à épisodes de Stockhausen. Anecdote : le sombre avenir de l’humanité (Kein Licht : pas de lumière) perdue par le nucléaire (on pense au Grand Macabre de Ligeti). Cela commence à Fukushima et se termine sur Mars, où le couple de narrateurs fuit après avoir, entre autres, assisté aux menaces atomiques adressées par Donald Trump à son homologue coréen, le tout en trois parties (en gros : incrédulité, déni, renoncement) commentées en guise d’intermèdes par le compositeur lui-même passant de la console au micro (en français, lui). Mais l’anecdote n’est qu’ … anecdotique pour Manoury, lequel se réclame d’un opéra « sans identification sur les personnages » (« Comment le public peut-il encore croire que la mezzo qu’il a sous les yeux s’appelle réellement Carmen ? »), et chanté quand il le faut seulement (parlé donc, en l’occurrence dans la langue de Goethe) pour échapper à ce qu’il appelle, dans une interview pour le site Forum Opera « le syndrome des Parapluies de Cherbourg ». Il en résulte un spectacle fou, pas aussi anarchique qu’on l’a dit, volontiers moralisateur mais assez drôle par moments, jusque (involontairement ?) dans le choix de certains textes, plus conventionnels qu’abscons (« Le texte est obscur, mais la réalité l’est tout autant » dit Manoury) une fois sortis de leur contexte. Un spectacle virtuose (Stemann est un maître de la scène et un collaborateur attitré de Jelinek) dans le goût actuel du théâtre allemand, au service d’un ouvrage qui n’innove pas vraiment, l’opéra dépersonnalisé ayant fait long feu depuis l’époque où Luciano Berio l’a porté à un certain degré d’accomplissement. Mais la musique (orchestre dirigé par Julien Leroy, son IRCAM) est belle, ponctuée de références venant à point nommé : citation fulgurante de Wozzeck de Berg, magnifique lied alla Mahler, et même trio du Chevalier à la rose avec chien savant, auquel reviendra le ouah ouah de la fin, quand les mots, parlés ou chantés, ne seront plus capables de rien dire. A quand une Kein Licht Symphonie, à écouter les yeux fermés sur le sort de la planète dévastée ? 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 22 octobre (Photo © DR)
 
Pour son oratorio Le Front de l’aube, destiné à un baryton solo, un orchestre et un chœur d’enfants – commande pour la cathédrale du Festival de Laon associé au département de l’Aisne, reprise le lendemain à Saint-Quentin et le jour suivant à Soissons –, Édith Canat de Chizy avait évité l’écueil d’une partition sur-dramatisée par rapport au livret de Maryline Desbiolles. Le Centenaire de l’offensive du Chemin des Dames, où périrent près de 29 000 soldats français, à une trentaine de kilomètres de Laon, a inspiré à la romancière un long poème de près de trois cents vers, réduit de moitié par la compositrice, et distribué à la fois au chanteur et récitant Vincent Bouchot et à un chœur féminin lyonnais issu de Spirito, dirigé par Nicole Corti. La quarantaine de musiciens de l’Ensemble orchestral de la Cité dirigé par Adrien Perruchon regroupait à parts égales musiciens enseignants des conservatoires de l’Aisne et membres des Siècles – formation en résidence dans le département de l’Aisne et artistes associés à la Cité de la musique de Soissons. En amont de la création, les Éditions des cendres publiaient opportunément un ouvrage reprenant le texte intégral accompagné de photographies du Chemin des Dames par Jean-Pierre Gilson. Redoutable gageure que d’écrire un siècle après Apollinaire, Aragon, Dabit, Giono et Zinoview qui ont tous vécu de près les épisodes meurtriers de 1914, 1917 et 1918 : la puissance des mots est bien là, mais la construction s’appuyant sur des phrases volontairement sans relief, plates et neutres, sonne faux. Il manque trop souvent les contrastes du photographe : le registre profond du noir et blanc qui porte à la réflexion devient dans la voix, proférée ou chantée, une parole bien lourde. La musique, elle, parvient à créer cette tension grâce à de longues tenues où s’enroule la percussion, tissée dans le souffle de l’accordéon, les cuivres ulcérés et le mouvement des cordes qui respirent à l’unisson. Le baryton Vincent Bouchot trouve la parade en modifiant sa voix, passant du grave à l’extrême aigu, tout en variant le rythme. Avec le chœur de femmes en écho, l’œuvre atteint néanmoins une certaine ampleur mais l’ambiguïté du texte persiste, d’autant plus que la création est précédée de la version orchestrale de l’Adagio de Barber : un prologue néoromantique malvenu avant l’œuvre de Canat de Chizy, même si le chef en atténue au maximum les effluves lacrymales. La fougueuse et militaire Sixième Symphonie de Schubert, interprétée en début de programme, était un bien meilleur choix.  
Franck Mallet

Vendredi 13 octobre, Cathédrale, Laon. (Photo : de gauche à droite : Vincent Bouchot, Édith Canat de Chizy et Adrien Perruchon ; crédit©Michel Debeusscher)

Premier nouveau spectacle de la saison à l’Opéra de Paris-Bastille : Don Carlos de Verdi en V.O. française, mis en scène par Krzysztof Warlikowski. Une V.O. vraiment originale, ou plutôt originelle, la version utilisée n’étant pas celle de la création (1867), mais celle que Verdi avait livrée à l’Opéra de Paris avant les coupures et retouches opérées pendant les répétitions. Les puristes se régalent, les autres ne perdent rien au change. Quintette vocal « introuvable » : Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva, Elina Garanca, Ildar Abdrazakov, Ludovic Tézier. Qui dit mieux depuis le Châtelet 1996 (directeur : Stéphane Lissner), où Roberto Alagna, Karita Mattila, Waltraud Meier, José Van Dam et Thomas Hampson étaient mis en scène par Luc Bondy ? De Warlikowski, on attendait une transposition radicale et d’indéchiffrables symboles. Trop facile : c’est un spectacle austère et dépouillé (vide, disent les déçus, qui l'ont sifflé à la première) qu’il nous offre, une relecture que l’on dirait (presque) littérale, jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’en entrant dans cette salle inhospitalière tapissée de bois, où s’affichent brechtiennement les lieux de l’action, c’est dans la tête de Philippe II et de sa famille que l’on entre : en attestent les papillons noirs qui volettent le long des murs, les visages surgis de l’expressionnisme allemand qui envahissent soudain l’espace (vidéo : Denis Guéguin), ou ce buste à fraise amidonnée, tel une tête coupée réapparaissant de scène en scène. Un spectacle facile à reprendre donc avec des distributions variées, à la différence de la plupart des productions Warlikowski ? Non plus, car la direction d’acteurs est justement du pur Warlikowski, précise, éclairante, inattendue, ainsi qu’en témoignent la scène d’amour désespérée de Carlos et Elisabeth à l’acte II, ou l’autodafé du III (comment anéantir une femme comme on anéantit les espoirs d’un peuple). Il en résulte une sorte d’intimité, à l’opposé certes des fastes « grand opéra français » dont l'ouvrage est dépositaire, accentuée par la direction sans emphase de Philippe Jordan. En infant d’Espagne à (gros) problèmes, Jonas Kaufmann épouse ce style avec délices, acteur autant que chanteur, au point de frustrer ceux qui estiment qu’être ténor, c’est d’abord ténoriser. Idem pour Elina Garanca, Eboli souffrante plutôt que louve aux abois. Ildar Abdrazakov (Philippe II), Sonya Yoncheva (Elisabeth), Dmitry Belosselskly (le Grand Inquisiteur) sont à la hauteur, mais plus traditionnels, tandis que Ludovic Tézier fait exploser l’applaudimètre en Posa aux phrasés de velours. Succès mérité pour les chœurs, somptueux. Une seconde distribution, coachée elle aussi par Warlikowski, entre en scène le 31 octobre. 
François Lafon

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 11 novembre. Sur Arte et Arte Concerts le 19 octobre à 20h55. En direct le même jour au cinéma. En audio sur France Musique le 29 octobre à 20h (Photo © Agathe Poupeney)
 
Comme chaque automne à l’Amphithéâtre de la Cité de la Musique, concert des lauréats HSBC « confirmés » de l’Académie du festival d’Aix-en-Provence et présentation des élus de l’année (voir ici). Au programme : La Belle Maguelone, seul véritable cycle de lieder de Brahms (1869, il avait trente-six ans), rarement donné, et pour cause : nécessité d’une voix solide et ductile (quinze Lieder parcourant tous les genres, du champêtre au guerrier) soutenue par un piano déjà symphonique, et - préférablement - d’un(e) récitant(e) dévidant le fil de l’intrigue et reliant les Lieder entre eux. Nécessité aussi de faire apparaître le motif dans le tapis (jeu des tonalités, motif récurrent de quartes ascendantes) de ce roman musical inspiré de Ludwig Tieck (L’Histoire d’amour de la belle Maguelone et du comte Pierre de Provence), ainsi que les clins d’œil à l’archaïsme médiéval alla Walter Scott dont l’époque était friande. Le baryton américain John Chest (promotion 2015) et le pianiste brésilien Marcelo Amaral ne manquent pas d’atouts : voix claire, haut placée, excellente diction allemande pour le premier, muscles et virtuosité pour le second, écoute mutuelle digne des meilleurs. Ne leur manque que la science du clair-obscur et des ruptures de ton, occupés qu’ils sont à rendre justice à la dimension épique du cycle, le chanteur semblant par moments oublier qu’il est chargé d’évoquer le comte Pierre, mais aussi Maguelone, un troubadour et Sulima, fille du Sultan. Assise à l’avant-scène, le roman de Tieck à la main, la comédienne Julie Moulier joue les contrepoints, contant l’histoire au micro d’une voix artistement hésitante et savamment décalée. Parmi les six lauréats 2017 de l’Académie, on retiendra le Trio Sora (piano, violon, violoncelle) et le volcanique contre-ténor polonais Jakub Jozef Orlinski, remarqué dans Erismena de Cavalli lors du dernier festival d’Aix (voir ). 
François Lafon

Cité de la Musique, Paris, Amphithéâtre, 12 octobre (Photo : John Chest © DR)
 
Ouverture de la saison à l’Athénée : week-end colombien, dans le double cadre de l’année France-Colombie et du festival Colombie un cartel contemporain. Trois concerts imaginés par Maxime Pascal et Le Balcon, ensemble en résidence et signature musicale du lieu, avec son complice le vidéaste Nieto. Le premier, vendredi, commence doux : trois pièces pour quatuor à cordes utilisant l’électronique - tradition du Balcon -, survolée tout de même par d’étranges battements d’ailes (Danse intérieure de Pedro Garcia-Velasquez), parcourue d’ombres inquiétantes (Murmullos de Leonardo Idrobo), détournant le folklore local (Si algo te debo, con esto te pago - Si je te devais quelque chose, avec ceci je te paie - de Pedro Ojeda Acosta), cette dernière œuvre laissant la partie « classique » du public plus froide que ceux qui sont venus pour … la suite. Car après l’entracte, le ton monte : quatuor à l’avant-scène toujours, mais dialoguant avec le groupe rock underground d’Elbis Alvarez, ex-guit