Reprise de La Tétralogie bouclée à l’Opéra Bastille avec Le Crépuscule des dieux, en attendant le cycle complet du 18 au 26 juin. Toujours le volet le plus faible pour la mise en scène, même partiellement revue : fête foraine cheap chez les Gibichungen, corps astral holographique s’échappant du cadavre de Siegfried (peu d’effet mais sûrement très cher à réaliser), finale en doom-like (jeu vidéo première génération) insinuant que le monde actuel est virtuel et ne mérite que son triste sort. Deux ans après (voir ici), Philippe Jordan revoie lui aussi sa copie - tempos plus serrés, élimination de quelques tunnels, tissu orchestral plus chatoyant encore – et achève d’imposer son style : équilibre subtil entre conception symphonique et sens du théâtre. Un Wagner tenant compte du passé – école Knappertsbusch-Barenboim plutôt que Böhm-Boulez - sans être passéiste à la Christian Thielemann. Plateau sans faute mené par Hans-Peter König, basse de choc en méchant Hagen, et Petra Lang (Brünnhilde), ex-mezzo au fort tempérament et aux aigus bien accrochés.
François Lafon
Photo © Elisa Haberer/Opéra de Paris
Mahler et Chostakovitch pour l’inauguration de la nouvelle conque modulable de l’Opéra Bastille. Une immense boite de bois, assez belle et acoustiquement performante, comme pour rivaliser avant l’heure avec la Philharmonie de Paris. Grands effectifs et musiques de l’extrême : des antidotes peut-être, pour Philippe Jordan, au Crépuscule des dieux actuellement au programme. Entre rêve d’harmonie universelle et kafkaïenne « course incessante, comme contre un mur » (Eberhardt Klemm), l ’Adagio de la Xème Symphonie de Mahler ressemble moins que jamais à un adieu, mais perd en transparence ce qu’il gagne en étrangeté. Timbres superbes, quand même, de l’Orchestre de l’Opéra, auquel s’ajoutent, pour la XIIIème Symphonie « Babi Yar » de Chostakovitch, les somptueuses voix graves des chœurs maison et du Chœur Philharmonique de Prague. Là, Jordan ose le grand spectacle et le travail au petit point, et emporte la partie en compagnie de la basse solo Alexander Vinogradov, physique de jeune homme sage mais voix de bronze et émotion maximale pour détailler les poèmes d’Evgueni Evtouchenko maniant l’horreur collective (le carnage nazi de Babi Yar) autant que l’autodérision, et finissant sur fond de musique doucement céleste par un credo minute qui pourrait être celui de Chostakovitch : « Ma façon de faire ma propre carrière, ce sera de ne pas la faire ». Public jeune, tapant des pieds comme au Zénith. L’Opéra Bastille, enfin théâtre populaire ?
François Lafon
Reprise à l’Athénée de L’Autre Monde ou les Etats et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac (le vrai) par Benjamin Lazar et l’ensemble La Rêveuse. L’archétype du style lazariste : gestique baroque, prononciation à l’ancienne, éclairage à la chandelle. Presque un classique, créé en 2004, déjà donné à l’Athénée en 2008 par Lazar lui-même (sans faux nez), toujours avec les très fins Florence Bolton (dessus et basse de viole) et Benjamin Perrot (théorbe, guitare, luth). Respirations musicales au gré de ce texte génial et visionnaire, qui a probablement contribué à abréger la vie de son auteur (le « coup de bûche » évoqué par Rostand) : Sainte-Colombe, Marais, Kapsberger, Dufaut, Ortiz, Hume, tout un théâtre musical qui ajoute à l’étrangeté du jeu de l’acteur. Bien loin en apparence de l’explosif Ariane à Naxos « mis en concert » ce mois-ci par Lazar dans ce même théâtre (voir ici), mais dégageant pourtant un charme proche, insaisissable. « Bon vin vieillit bien », aime à dire Lazar à ses acteurs. Son ovni scénique (faire théâtre de tout, à la Vitez) va être filmé et diffusé en DVD. Presque dix ans d’âge, un grand cru.
François Lafon
Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 8 juin Photo © Romain Juhel
Reprise au Palais Garnier de Giulio Cesare de Handel dans la mise en scène « Une Nuit au musée » de Laurent Pelly (2011 – voir ici). Un spectacle monté tout exprès pour Natalie Dessay, qui « volait le show » en Cléopâtre survoltée, d’autant que son César, le contre-ténor Lawrence Zazzo, était en méforme, et peinait à chanter autant qu’à exister face à elle. Sandrine Piau, qui lui succède, marche scrupuleusement sur ses brisées : même gestes, même silhouette, mêmes tenues suggestives. Et pourtant cela donne tout autre chose. Avec ses moyens à elle, elle chante aussi bien que Dessay, elle est même plus à l’aise dans ce festival d’airs superbes mais épuisants, sollicitant constamment le médium de la voix. Surtout, elle ne vole pas le show, et c’est tout le spectacle qui s’en trouve rééquilibré, Zazzo ayant par ailleurs retrouvé son assurance naturelle et sa facilité à vocaliser. Troupe homogène (jusqu’à l’inénarrable Dominique Visse, titulaire-maison du rôle de Nireno depuis… 1987), chef (Emmanuelle Haïm) moins enclin à chalouper que d’habitude. Comme disait Jean Giraudoux dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu : « Un seul être vous manque et tout est repeuplé ».
François Lafon
Opéra de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 18 juin. Photo © Opéra de Paris/Agathe Poupeney
Au théâtre de l’Athénée, Ariane à Naxos de Richard Strauss, version de concert mise en scène par Benjamin Lazar. Des musiciens partout, habillés comme tous les jours, sur scène et dans la salle - les trente-sept solistes (pouvant sonner comme cent) requis pour cet opéra étrange, version refondue d’un divertissement d’abord destiné à accompagner … Le Bourgeois gentilhomme de Molière. Sur une chaise à l’avant-scène : le Compositeur (rôle travesti). En ligne, les autres personnages, les yeux fermés. But apparent : faire naître l’action de la musique, ou plutôt des musiciens, qui finiront, entraînés par les chanteurs, par entrer dans le jeu, par danser avec eux. Point fort : montrer à la loupe, dans un espace confiné, cet ouvrage gigogne – théâtre dans le théâtre, intimité et grands épanchements, sentiments sublimes et réparties canailles, dialogue permanent des voix et des instruments. Mené par le jeune Maxime Pascal, l’ensemble Le Balcon, habitué aux paris fous (voir ici) dégage une énergie communicative, comme les chanteurs, qui n’ont pas tous le format straussien, mais sont à la fois proches et étranges, avec leur gestique étudiée. Gros succès, salle bondée, public conquis. L’opéra, fût-il le plus sophistiqué, est avant tout un théâtre des sens.
François Lafon
Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 19 mai. Photo © Théâtre de l'Athénée
Récital à la salle Pleyel de Yefim Bronfman. Public averti, beaucoup de jeunes, mais rangs clairsemés : cet Américain né Ouzbek et formé en Israël est peu médiatisé en France, où l’on se méfie de ces virtuoses grand format soupçonnés d’hollywoodiser le piano. Le programme va à l’encontre de cette idée reçue : 60ème Sonate de Haydn, une des dernières, tendant la main à Beethoven, la 3ème du jeune Brahms (approuvée par Schumann), et la 8ème de Prokofiev, sonate « de guerre » (1944), dont le classicisme officiel débouche sur des flambées rappelant le passé avant-gardiste du compositeur. Point commun de ces trois pièces : le mystère, l’ambiguïté, la finesse l’emportant sur la violence. Même contraste entre l’aspect massif du pianiste, son refus de toute sentimentalité, sa dynamique phénoménale (les forte claquent comme des drapeaux) et la légèreté naturelle de son toucher. On pense aux grands Russes, Richter, Gilels (créateur de la 8ème de Prokofiev), la folie visionnaire en moins. C’est peut-être cet « en moins » qui empêche Yefim Bronfman d’être une légende du piano.
François Lafon
Récital de David Violi, au Cercle suédois de Paris, dans la série Les Pianissimes. Grand salon rouge bondé, atmosphère étouffante. Les Pianissimes est une affaire qui marche : en ne programmant que de jeunes artistes, son animateur Olivier Bouley prend des risques, et ne se trompe pas beaucoup. David Violi, trente-deux ans, connu pour sa collaboration avec le Quatuor Ardeo, n’a pas choisi la facilité : Déodat de Séverac et Mel Bonis en hors-d’œuvre, suivis de Debussy (Six Epigraphes Antiques) et Schumann (Kreisleriana). Pour les interprètes modernes habitués aux grandes salles, l’exercice est périlleux : son vite saturé interdisant les déchaînements, sièges qui grincent dès que l’attention se relâche. C’est justement ce qui arrive pendant les Debussy. La fausse antiquité (façon Pierre Louÿs) est bien là, et le mélange de distance et de fascination qui va avec, mais il manque la sensation que cette musique est phénoménale, qu’elle ne vient de rien et ne va nulle part. Les Kreisleriana aussi se heurtent aux murs, mais plus violemment. David Violi maîtrise les oeuvres, il lui reste à les laisser s’envoler. Le lieu, en fin de compte, n’y est pas pour grand-chose.
François Lafon
Création à l’Opéra de Paris de La Gioconda d’Amilcare Ponchielli (1876). Un nouveau chapitre de la dédiabolisation, entreprise par le directeur Nicolas Joël, de séries B italiennes pré-, post- ou pur véristes. La Gioconda, tiré par Arrigo Boito, dernier librettiste de Verdi, d’un drame peu connu de Victor Hugo (Angelo, tyran de Padoue) est tout cela, Ponchielli ayant été le professeur de Puccini et Mascagni. C’est le royaume du trop : trop de mélo, trop de sanglots, trop de lagune (de Venise), trop de ballet (la Danse des heures, immortalisée par Walt Disney dans Fantasia). Six grandes voix, six personnalités comme on n’en fait plus ne sont pas de trop pour venir à bout de cette musique qui fait penser à tout le monde, en moins bien. Ce soir, on reste à mi-gué, avec une mention spéciale pour Maria José Montiel (contralto) et Luciana d’Intino (mezzo-soprano). Direction milieu de gamme de Daniel Oren, mise en scène basique de Pier Luigi Pizzi, empruntée à Barcelone et Vérone. Gros succès à la fin, ovation pour la Danse des heures – pourtant kitchissime, mais moins drôle que les crocodiles et hippopotames de Disney. Dont acte. L’opéra régressif a ses charmes, et d’ailleurs tout opéra l’est un peu. Question de degré.
François Lafon
Opéra de Paris Bastille jusqu’au 31 mai. En direct le 13 mai dans 26 salles UGC (France et Belgique), 45 salles indépendantes en France et 200 en Europe. Diffusion ultérieure sur France Télévisions Photo © Opéra de Paris
Ce Don Giovanni-là, mis en scène par Stéphane Braunschweig, est tout entier sorti des souvenirs de Leporello. Don Giovanni est montré gisant pendant l’ouverture, et les deux actes se déroulent comme un seul et cinglant mouvement vers la mort. Une marche irrésistible animée par la force centrifuge du désir charnel et celle centripète de la morale, qui balaie tout dans sa progression. La génération des années 60 - mais pas seulement elle -, revivra les années 80 avec ce Don faisant office de charge virale insidieuse. Décors dégraissés de tout superflu, plateau tournant répondant aux visions de ce Leporello axial dont la tête n’aura jamais autant tourné. La froide sensualité d’un Hopper et celle, acide, d’un Hogart se côtoient dans une même célébration de l’énergie destructrice de la libération sexuelle, et la crispation de ceux qui, même tentés, s’y refusent. Cette danse macabre et lumineuse est servie par une distribution jeune et unie. Elle est animée par une direction orchestrale (Jérémie Rhorer et Le Cercle de l'Harmonie) elle aussi moins soucieuse de grâce que d’efficacité. Tous naviguent dans les extrêmes en évitant les écueils de l’excès. Le sextuor final affirme achève de poser l’ouvrage comme un Requiem de la Liberté doublé d’un Magnificat de la Morale.
Albéric Lagier
Théâtre des Champs-Elysées, les 25, 27 et 30 avril, 3, 5 et 7 mai 2013. Rediffusé sur France Musique le 4 mai à 19h00.
Photo © Théâtre des Champs Elysées