Vendredi 19 avril 2024
Concerts & dépendances
Clôture à la Cité de la Musique du festival Manifeste (Ircam – voir ici) : création française de Samstag aus Licht, deuxième volet de l’intégrale du grand œuvre en sept journées de Karlheinz Stockhausen entreprise par Maxime Pascal et Le Balcon à l’Opéra Comique en novembre dernier (voir ). Après Donnerstag (jeudi), où était présentée la trinité cosmique Michael - Lucifer - Eva, Samstag (samedi), jour de Saturne, est dédiée à Lucifer. Rien de faustien, pas de pacte ni de damnation, plutôt une « guerre entre Michael et Lucifer sur le défilement du temps, le premier voulant le développer, le second le comprimer », métaphore d’un univers dont la musique serait le principe. Là encore, mais poussée à son point extrême, une volonté de « rendre visible l’invisible ». Rude travail pour les metteurs en scène (une équipe par « journée »), cette fois le duo Damien Bigourdan - Nieto (vidéo) qui, après Benjamin Lazar (Donnerstag), ont pour tâche de donner corps à cette cosmogonie complexe et au fond assez naïve (« le désir enfantin de se prendre pour Dieu »). Gageure tenue : la présence, effective ou latente, de l’Ange déchu à travers les quatre scènes dont l’ouvrage est fait (environ 3h15 de musique), tenant compte de l’accumulation des références mais aussi d’une série de clins d’œil diaboliquement distribués, telle la grève de l’orchestre venant interrompre la "Danse de Lucifer" (scène 3), dont chaque section anime un visage géant perdant ainsi toute harmonie. Réussie aussi l’incarnation des personnages par des instruments (la flûte de Claire Luquiens figurant le Chat noir Kathinka face aux six sens représentés par des percussionnistes), le tout dans une esthétique de space opera tétralogique, où le seul soliste chantant est Lucifer lui-même, (excellent Damien Pass, déjà impressionnant dans Donnerstag), engagé dès la première scène dans un fatal jeu de séduction/domination avec le pianiste Alphonse Cemin, inattendu en créature du Diable transgenre. Selon la volonté du compositeur (impossible à satisfaire lors de la création à la Scala de Milan en 1984), l’Adieu final a lieu dans une église proche (Saint-Jacques-Saint Christophe), rituel énigmatique pour trente-neuf chanteurs (dont treize basses), sept trombones et orgue, combat final entre Lucifer et Saint François d'Assise se terminant sur le parvis par l'envol d’un oiseau noir et le massacre d’une cargaison … de noix de coco. Gros succès - devant les passants justement étonnés - pour les Balconiens (augmentés du Chœur de l’Armée française et de l’Harmonie du Conservatoire régional de Paris), décidément experts dans l’art de faire apparaître les résonnances actuelles de ce monument mal compris en son temps. 
François Lafon

Cité de la Musique, église Saint-Jacques-Saint Christophe, Paris, 29 et 30 juin – Disponible ultérieurement sur medici.tv et internet live.philharmoniedeparis.fr (Photo © Nieto)

A la salle Favart : Madame Favart, première in loco, cent-quarante et un ans après sa création, de l’opéra comique d’Offenbach se terminant par la nomination par Louis XV (péripétie inventée) de Monsieur Favart à la tête de… l’Opéra Comique. Un ouvrage longtemps oublié, emblématique, avec La Fille du Tambour-Major, de l’Offenbach d’après l’Empire dont Les Contes d’Hoffmann seront l’apothéose inachevée. Un rôle aussi, celui de Justine Favart (1727-1772), comédienne charismatique dont les librettistes Duru et Chivot font une véritable meneuse de revue, un Fregoli en jupons utilisant ses dons d’actrice à transformation pour échapper aux ardeurs du Maréchal de Saxe (qui aura eu plus de chance avec Adrienne Lecouvreur, autre actrice… puis héroïne d’opéra) et rester fidèle à son Favart de mari. La metteur en scène Anne Kessler, comédienne elle-même (de la Comédie Française), joue la mise en abyme en plaçant l’action dans l’atelier de costumes de l’Opéra Comique (l’actuel), faisant peut-être allusion aussi au fait que Justine Favart fut la première star de la scène à adopter le costume « réaliste » (consistant par exemple à ne porter ni bijoux ni gants de soie quand on joue une gardeuse d’oies). Pour le reste, elle s’en tient au vocabulaire classique de l’opérette, entre boulevard et music-hall, croquant des personnages gentiment caricaturaux, les interprètes ayant beaucoup à chanter mais aussi à dire (n’aurait-on pu couper un peu dans le texte, qui a moins bien vieilli que la musique ?). Tous s’en tirent bien, de première classe comme chanteurs, plus inégaux comme acteurs, la palme revenant côté « gentils » à la pétillante Anne-Catherine Gillet (au grand écart inattendu) et côté « grotesques » au ténor Eric Huchet en Gouverneur libidineux. Dans le rôle-titre, jadis illustré par la divette Fanély Revoil et dans lequel on aurait rêvé de voir une Suzy Delair à sa grande époque, la mezzo Marion Lebègue fait mieux qu’assurer, voix adéquate et présence sympathique (très drôle déguisée en fausse douairière traînant un mini-toutou agressif). Révélation enfin (le spectacle fait partie du festival Bru Zane) d’une musique typique du dernier Offenbach, moins sarcastique mais capable encore de mettre le feu au théâtre, dirigée avec un art consommé par le spécialiste Laurent Campellone à la tête de Chœurs de l’Opéra de Limoges et d’un Orchestre de Chambre de Paris particulièrement motivés. 
François Lafon

Opéra Comique, Paris, jusqu’au 30 juin (Photo © S. Brion)

7ème festival Palazzetto Bru Zane aux Bouffes du Nord : Offenbach colorature, avec Jodie Devos et l’Ensemble Contraste. A première vue, la version live du CD homonyme paru chez Alpha au début de l’année (voir ici). Mais tout est dans le(s) Contraste(s), remplaçant l’orchestre et ménageant la (les) surprise(s).  La voix de Jodie Devos est égale à elle-même, précise, fruitée, parfaitement placée (une colorature qui articule), portée par un sourire craquant et une personnalité sans afféterie. Elle ironise dans Vert-Vert, charme dans Fantasio, émeut dans Le Roi Carotte, électrise en bis dans Le Voyage dans la Lune : des airs peu connus, souvent éclipsés par ceux dévolus à la mezzo en titre, mais qui ne sont pas pour rien dans les effets 100 000 volts dont Offenbach était le roi (on n’ose dire l’empereur). Mais on découvre aussi que la clarinette (Jean-Luc Votano) n’est pas moins colorature dans Orphée aux Enfers, que de pizzicatos de violoncelle (Antoine Pierlot) concurrencent avantageusement le Brésilien de La Vie parisienne (savoureux arrangements de Johan Farjot, pianiste de l’Ensemble) et que pour remonter la Poupée des Contes d’Hoffmann, la manière forte n’a pas que des défauts. Atmosphère bon enfant, salle comble et conquise, accompagnant le Galop infernal d’Orphée (à quatre) de battements de mains convaincus.
François Lafon 

Bouffes du Nord, Paris, 17 juin (Photo © DR)

Nouveau Don Giovanni au Palais Garnier mis en scène par Ivo van Hove, succédant à la version « tour de la Défense » signée par Michael Haneke en 2006 (voir ici). Sans gommer - à la différence de ce qu’avait fait son prédécesseur - la dimension métaphysique de la fable, van Hove s’est donné pour principe de retourner aux sources du mythe : plus de Don Juan libérateur, voire révolutionnaire tel que l’ont récupéré les romantiques, mais un violeur et un assassin, le « dissoluto punito » (premier titre de l’ouvrage) dénoncé par Mozart dès les premières scènes, anticipant l’actuelle dénonciation par les femmes de la domination masculine et la crainte des hommes de voir leurs privilèges remis en cause. Des options fortes, mais abstraites et souvent exploitées, oubliant que c’est l’ambiguïté qui fait les grands mythes. Mais van Hove va plus loin, et trompe habilement son monde. Pas d’empathie possible : tout est gris, le décor façon Piranèse bétonné, les costumes (modernes) sans grâce, l’orchestre massif. Don Giovanni (Etienne Dupuis) a des allures de haut fonctionnaire, méchant homme même pas grand seigneur, flanqué d’un Leporello qui, lui, a tout d’un Don Juan (Philippe Sly, ailleurs Don Giovanni vif-argent). Tout est dans ce duo à l’envers : on comprendra à la fin que c’est le monde entier qui, via le petit groupe de survivants, s’est révolté contre le séducteur/prédateur/dominateur (lecture politique, en atteste une séance de poings levés), et que ce n’est que sans lui que les fleurs peuvent de nouveau pousser (clin d’œil décoratif). Un dénouement un peu schématique, mais dans le sens des moralités d’époque. Plateau de qualité mais légèrement déséquilibré, où dominent, outre le duo maître-valet précité, Elsa Dreisig (Zerlina) et Stanislas de Barbeyrac, Ottavio classieux, sous la baguette sérieuse et millimétrée de Philippe Jordan. Opération réussie donc, frustration comprise. 
François Lafon

Opéra National de Paris - Palais Garnier, du 11 juin au 13 juillet – En direct sur Culturebox, Radio Classique et au cinéma le 21 juin (Fête de la musique) – Ultérieurement sur France 2 (Photo © Charles Duprat/OnP)

Au Théâtre Marigny : Mam’zelle Nitouche d’Hervé (production Palazzetto Bru Zane) mis en scène par Pierre André Weitz, étape finale de la tournée commencée en octobre 2017 à l’Opéra de Toulon. Même logique que Les Chevaliers de la Table Ronde par les mêmes donné à l’Athénée pour les fêtes 2016 (voir ici), si ce n’est qu’à la référence aux Monty Python (Sacré Graal) succède une variation loufoque sur la Sainte Trinité de l’opérette à succès : la nonne délurée, la théâtreuse capricieuse et le bidasse bas du képi. Trois silhouettes croquées par Olivier Py (Miss Knife pour les rôles travestis) dont Weitz est le scénographe attitré, trois styles de jeu qui résument le spectacle tout entier : cabaret transformiste pour la supérieure de couvent, kitsch débridé pour la diva jalouse, comique troupier pour le soldat. Pour être le seul de ses titres passé à la postérité (et pérennisé au cinéma par les frères Allégret - Marc en 1931, Yves en 1954), ce « vaudeville-opérette » où Hervé puise dans son propre passé (organiste sérieux le jour, « compositeur toqué » le soir) pose la question récurrente : jusqu’où peut-on en faire trop dans ce répertoire qui a paru si fou à nos grands-parents ? Pas de limite, répond ce spectacle cultivant savamment le second degré qui justifie tout. La musique en tout cas y est servie avec finesse : chanteurs-acteurs (et éventuellement danseurs) impeccables, sous la baguette experte de Christophe Grapperon.
François Lafon

Théâtre Marigny, Paris, jusqu’au 15 juin (Photo © Frédéric Stéphan)

Ouverture au Centquatre-Paris du festival ManiFeste-2019 (Ircam) : Lullaby Experience, « expérience scénique pour ensemble instrumental et électronique » de Pascal Dusapin mis en scène par Claus Guth, frontispice d’une manifestation de plus en plus tournée vers la fusion des genres, « rendez-vous de la création musicale dans le concert des autres disciplines » selon son directeur Frank Madlener. « Imaginez que l’on vous demande de chanter la mélodie qui a le plus marqué notre enfance » : du « nuage chantant » collecté via une application smartphone, retraité par les virtuoses de l’Ircam (Thierry Coduys, Jérôme Nik) et « mis en œuvre » par Dusapin, est née cette « Expérience berceuses » créée à Francfort en février dernier, mêlant, selon l’alchimie des contes de fées, nostalgie de l’enfance et terreurs profondes. Car si Dusapin penche plutôt vers la nostalgie (« Je me suis absolument refusé à retoucher ces mélodies, par transformation ou traitement électronique »), Guth « a pris une certaine distance vis-à-vis de l’univers de l’enfance, au travers du prisme psychanalytique notamment ».  A la fois douillet et pas très rassurant, le lieu sombre dans lequel le spectateur est invité à déambuler, mer de plumes d’où émerge un lit géant où dort d’un sommeil agité une adolescente serrant une peluche, chambre acoustique traversée de voix en suspension et peuplée de musiciens fantômes (excellent Ensemble Modern) et de figures familières (clown, ballerine, mère et maître) aux attitudes inquiétantes. Idem pour la partition, où les berceuses de tous les pays évoquent rêve ou cauchemar se rejoignant dans un somptueux unisson (son Ircam toujours saisissant de présence), avant que la dormeuse ne se réveille dans son petit monde agencé selon sa volonté. On pense à l’Alice de Lewis Carroll, à l’Enfant (et les sortilèges) de Colette et Ravel, et l’on évoquerait même Chucky la poupée maléfique tant le « nuage » formé par Dusapin  possède, telles les mélodies dont il est fait, « la capacité très particulière de s’imprimer dans notre mémoire, dans notre chair même, jusqu’à jouer un rôle dans notre relation au réel et au symbolique ».
François Lafon 

Manifeste 2019, du 1er au 29 juin. Lullaby Experience, les 1er et 2 juin (Photo © Quentin Chevrier)

 

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