Lundi 2 décembre 2024
Concerts & dépendances
dimanche 29 janvier 2017 à 22h53
A l’Opéra de Lyon : Jeanne d’Arc au bûcher d’Arthur Honegger et Paul Claudel. « Ni la sainte, ni la victime expiatoire de la raison politique », prévient le metteur en scène Romeo Castellucci, maître en images choc et en propositions dérangeantes. Une Jeanne de combat tout de même : pourquoi sinon cette salle de classe (un collège de jeunes filles : des petites Jeanne ?) où s’enferme l’homme de ménage après avoir jeté tables et tableau noir, pour revivre, métamorphosé en femme, le martyre de la Pucelle ? Serions-nous Jeanne comme nous avons été Charlie ? « On peut dire que cette mise en scène sert la musique d’Honegger et dessert le livret de Claudel », poursuit Castellucci. Pas tant que cela : au tollé des puristes qui lui reprochent d’avoir relégué solistes vocaux et chœurs (sonorisés façon Ircam) deux étages sous le plateau, il pourrait invoquer Claudel : « C’est la voix, ce sont les voix sous l’histoire et sous l’action qu’il s’agissait de faire entendre », et même ajouter cette remarque de l’auteur du Soulier de satin au critique Bernard Gavoty : « C’est un bien pauvre édifice que celui qui se contenterait d’être envisagé sous un seul angle. » Troublantes quand même, et même subtilement gênantes, ces images typiquement castellucciennes : Jeanne sortant de terre avec son épée trop grande pour elle, Jeanne nue au côté de son cheval mort. Mémorable performance d’Audrey Bonnet, actrice extrême comme le sont ses consoeurs Valérie Dréville ou Judith Chemla, présence discrète mais efficace de Denis Podalydès en frère Dominique, jouant sans emphase le négociateur-derrière-la-porte. Exploit à risque de Kasushi Ono, jonglant avec l’orchestre et les voix venues d’ailleurs pour faire miroiter le virtuose patchwork médiévo-contemporain (1935) tissé par Honegger. Aux saluts, les solistes viennent costumés en clercs et paysans de l’époque de Jeanne. Ultime mise en perspective de cette œuvre contemporaine de la Psychanalyse du feu de Bachelard et du Théâtre et son double d’Antonin Artaud ? 
François Lafon 

Opéra National de Lyon, jusqu’au 3 février (Photo © Stofleth)

vendredi 27 janvier 2017 à 01h33
A l'Opéra de Paris-Garnier, Cosi fan tutte de Mozart mis en scène et chorégraphié par Anne Teresa de Keersmaeker. L’opéra des fausses symétries par une spécialiste des symétries trompeuses et des déplacements à fleur de nerfs. Une nouvelle donne, après nombre de transpositions séduisantes mais forcément boiteuses (Michael Hanneke à Madrid, Christophe Honoré à Aix-en-Provence…) ? Plateau vide, éclairages violents, mur de fond de scène peint en blanc, cercles et diagonales colorés au sol, chacun des six solistes doublé par un danseur (de Rosas, la compagnie de la chorégraphe, celle-ci ayant récusé – ou été récusée par - ceux de l’Opéra). On attend une troisième dimension, un révélateur du mariage à jamais détonnant de la plus belle musique du monde et de la comédie de dupes à l’italienne, on espère que le difficile dialogue entre théâtre et danse, entre incarnation et abstraction va s’établir, que si mouvement il y a, il ne va pas, comme souvent, être redondant. Et puis on déchante :  chanteurs et danseurs hors-sol, perdus sur l’immense plateau, les uns hésitant entre théâtre et oratorio (seuls Philippe Sly-Guglielmo et Ginger Costa-Jackson-Despina parviennent, un peu, à exister), les autres entre statisme et folle énergie - signature habituelle de la chorégraphe, mais ici échouant à donner vie et sens au chef-d’œuvre. Dans la fosse, Philippe Jordan tisse la dentelle et marche sur des œufs : est-ce bien le même qui, à Bastille, dirige un flamboyant Lohengrin (voir ici) ? 

François Lafon

Opéra National de Paris – Palais Garnier,  jusqu’au 19 février. En direct au cinéma le 16 février, et sur Mezzo et Mezzo Live HD le 23 février. En différé sur France Musique le 5 mars

lundi 23 janvier 2017 à 17h15
Tapiola (1926) et Luonnotar (1913) comptent parmi les œuvres les plus personnelles, les plus secrètes,  de Sibelius. Tapiola signifie « la demeure de Tapio », dieu de la forêt dans le Kalevala. Cette forêt n’a rien de pittoresque. Elle n’est pas non plus le lieu de refuge, l’objet de contemplation, d’adoration et d’élévation chanté par beaucoup de romantiques. Immense, infranchissable, menaçante (comme parfois chez Schumann), elle conduit l’homme à la reconnaissance de ses limites physiques et psychiques. Commencer un programme avec une telle partition, comme l’ont osé Mikko Franck et le Philharmonique de Radio France, est une gageure. Luonnotar (« Esprit féminin de la nature »), pour soprano et orchestre, raconte la création du monde selon le Kalevala et traite le sujet de façon ésotérique, non sans un bref moment de dramatisme. L’orchestration dépouillée et l’apparente neutralité expressive de la voix contribuent au mystère. Interprétation extraordinaire de la part de Karita Mattila, dont paradoxalement les gestes et les attitudes scéniques renforçaient  l’impression de nature non peuplée, indifférente au destin des hommes et aux regards posés sur elle. Retour sur terre après l’entracte de ce concert mémorable, avec deux ouvrages de jeunesse : l’air de concert italien Ah ! perfido !  de Beethoven (1796), grand morceau de bravoure tout à fait dans les cordes de Karita Mattila, et la Symphonie n°1 de Chostakovitch (1926), déjà d’une ironie un peu grinçante.
Marc Vignal
 
Auditorium de Radio France, 21 janvier (Photo © DR)

jeudi 19 janvier 2017 à 01h31
A l’Opéra de Paris – Bastille : Lohengrin de Wagner dans la mise en scène de Claus Guth importée de la Scala de Milan et vue sur Arte en 2012. Comme à Milan, c’est Jonas Kaufmann qui chante le rôle-titre, cette fois au terme d’un suspense à peine soutenable pour ses nombreux fans : allait-il ou non faire sa rentrée à cette occasion, au terme d’un long repos forcé ? Il l’a faite, et glorieusement, plus prodigue que jamais en nuances et en couleurs. Son 3ème acte est exceptionnel, à placer au Top 5 des grands chocs wagnériens, même pour qui a vu Jon Vickers en Tristan. Le Lohengrin « à rebours » de Guth sert à merveille son timbre mordoré et sa nature torturée : pas de cygne immaculé, pas d’armure dorée. Dans un décor post-industriel inspiré du Semperdepot - célèbre entrepôt du Hoftheater de Vienne (1877) - c’est « celui qui abandonne toujours », un « héros qui découvre sa vacuité intérieure » que nous voyons, un looser sublime que l’on tue une fois sa mission accomplie, qui surtout ouvre des perspectives ambiguës sur le mythe cher à Wagner du pur artiste rejeté par la société corrompue. Une partie du public n’aime pas, et siffle le metteur en scène pour mieux acclamer des chœurs impeccables et un plateau vocal de grand luxe, où, autour du ténor coqueluche, les pourtant formidables René Pape (le Roi), Tomasz Konieczny (Telramund) et Martina Serafin (Elsa) se font voler la vedette par Evelyn Herlitzius, Ortrud atypique au timbre clair et à la présence féline, pour jamais « l’Elektra de Patrice Chéreau ». Succédant à Daniel Barenboim (à Milan), Philippe Jordan allège la texture orchestrale et trouve, pour cet ouvrage de jeunesse qui est déjà un accomplissement, l’équilibre difficile entre réminiscences de l’opéra romantique et préscience de l’« œuvre d’art totale ».
François Lafon

Opéra National de Paris – Bastille, jusqu’au 18 février (changement de distribution à partir du 2 février) – En différé sur France Musique le 12 février (photo © DR)

mercredi 18 janvier 2017 à 00h38
Aux Bouffes du Nord : Orfeo, je suis mort en Arcadie, version « artisanat furieux » signée Samuel Achache, Jeanne Candel et Florent Hubert de l’opéra de Monteverdi, dans la lignée de leur moliérisé Crocodile trompeur - Didon et Enée (voir ici) et, dans une moindre mesure, de La Traviata, vous méritez un avenir meilleur (et ici) monté aux mêmes Bouffes à la rentrée dernière par Benjamin Lazar avec le succès que l’on sait. Même esprit fou, même bric-à-brac, mêmes digressions philosophico-dérapantes, même traitement bastringue de la musique que dans Crocodile…, si ce n’est que le style opéra-circus y est plus discipliné (si l’on peut dire), et colle davantage à l’œuvre que ne le faisait le Didon et Enée de Purcell, lequel prenait par moments des airs d’intermède découpé en tranches. Chanteurs et acteurs, mais aussi musiciens, clowns, acrobates et accessoiristes (le nettoyage de la scène couverte d’eau savonneuse est un moment fort), tous savent tout faire, vêtus selon un savant n’importe quoi mêlant les époques, parlant jeune et bougeant de même, transgressifs sans ostentation, en fin de compte très mode : une fashion attitude qu’ils ont contribué à lancer, et que l’on retrouve au théâtre dans l’impresionnant Karamazov actuellement donné à Saint-Denis (voir ici). On sort apparemment du sujet, on n’entend pas beaucoup de Monteverdi, et pourtant ledit sujet est traité : c’est bien à la naissance du genre opéra que l’on assiste, à cette folie qui a enfanté quatre siècles de créations, idée suggérée par la scène finale, où l’apothéose d’Orphée dans le giron de son père Apollon est remplacée par une déploration due à un musicien beaucoup plus tardif, passé maître dans l’évocation de la mort et de la résurrection, si ce n’est de la transfiguration (à vous de deviner).  
François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 5 février. En tournée française jusqu’au 24 mars (Photo © Jean-Louis Fernandez)
dimanche 8 janvier 2017 à 01h36
Au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis : Karamazov, d’après Dostoïevski, mis en scène par le directeur maison Jean Bellorini. Une version retravaillée et raccourcie (4h 20, quand même) du spectacle vedette du dernier festival d’Avignon. Une adaptation « chorale » du roman (seize formidables acteurs et musiciens), montrant – comme l’avait déjà fait Bellorini dans Tempête sous un crâne, tiré des Misérables de Victor Hugo – comment faire théâtre (comme aurait dit Antoine Vitez) d’un texte qui n’en est pas, et surtout tenant compte de la dimension métaphysique de l’œuvre originelle, souvent réduite à sa seule anecdote. Mais plus encore que le verbe d’Hugo, la prose dostoïevskienne - traduite par André Markowicz avec toute la rugosité voulue - est ici musicalisée : chœurs et orgue, concert de cuivres accompagnant la condamnation du faux coupable Dimitri, références « russes », effluves de Chopin en contrepoint de la lutte bien-mal/foi-doute, mais aussi et surtout une propension à chanter quand la parole vient à manquer, jazz et lyrique, sprechgesang ou chanson (jusqu’à … « Tombe la neige » d’Adamo). Bien autant que les images, belles et mode (à commencer par les cages de verre -  enfermement et effets de loupe - empruntés à Krzysztof Warlikowski), c’est ce jusqu’auboutisme musico-textuel qui fait si bien passer du roman à la scène « la lutte du diable et du bon Dieu avec pour champ de bataille le cœur des gens ».  

François Lafon

Théâtre Gérard Philipe, Saint-Denis, jusqu’au 29 janvier, et en tournée française Photo © Guillaume Chapeleau
mercredi 4 janvier 2017 à 00h41
Aux Bouffes du Nord, Michel Fau joue et chante Névrotik-Hôtel, ou la rencontre, sur une trame (assez lâche) de Christian Siméon, des lyrics (à multiples sens) de Michel Rivegauche et des musiques (faussement entraînantes) de Jean-Pierre Stora, d’une diva sur le retour avec un groom pas si réticent que ça. Chambre d’hôtel rose fluo, chorégraphie et acrobatie, boulevard et Kabuki. Un mix de La Dame de Monte-Carlo et du Bel indifférent sans Cocteau ni Poulenc, d’André Roussin et de Barillet et Grédy aussi, dont Fau excelle à dépoussiérer les comédies écrites pour Rosy Varte ou Sophie Desmarets. Le pendant surtout de son Récital emphatique (même lieu - 2011), patronné par rien moins que Rimbaud (« Rien n’est beau que le faux, le faux seul est aimable ») et Genet (« Ma vie visible ne fut que feintes bien masquée »). En clone de Josiane Balasko et de Marie Bell réunies, flanqué d’un étonnant acteur-chanteur-danseur-acrobate (Antoine Kahan) et secondé par un impeccable trio piano-violoncelle-accordéon, il se livre, en toute modestie et selon ses propres termes à « une vertigineuse mise en abîme des clichés humains, mais aussi à un hommage décalé et poignant à la grande chanson française ». Il creuse en tout cas le sillon qui fait son succès, clichés détournés et artifices avoués, alliage justement constitutif de l’air de notre temps.
François Lafon

Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 8 janvier (Photo © Marcel Hartmann)
 

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