Avec Rodolphe Kreutzer (dédicataire d’une célèbre sonate) et Pierre Rode, Pierre Baillot (1771-1842) domina l’école française de violon au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Tous trois étaient élèves ou disciples de Viotti. Un des titres de gloire de Baillot fut d’avoir organisé à partir de 1814 des concerts de quatuors qui familiarisèrent les Parisiens avec Haydn, Mozart et Beethoven, mais aussi Boccherini et plus tard Cherubini. On pouvait s’attendre à ce qu’un nouveau quatuor prît enfin le nom de Baillot : c’est fait. Pour un de ses tout premiers concerts, cette jeune formation a joué, dans l’ordre, Boccherini (quatuor en si mineur opus 58 n°2 de 1799), Schubert (quatuor en mi bémol majeur D.87 de 1813) et Haydn (quatuor en sol majeur opus 33 n°5 de 1781). On ne peut que féliciter les membres du Quatuor Baillot d’avoir mis Haydn en fin de programme et non au début, comme ils l’avaient envisagé à l’origine et comme on le fait trop souvent en attendant les choses « sérieuses ». L’ouvrage de Haydn, par son écriture même, par ses sonorités tour à tour compactes et aériennes, était en l’occurrence celui permettant le mieux de se faire une idée des interprètes (Hélène Schmitt, Xavier Julien-Laferrière, Reyner Guerrero et Karine Jean-Baptiste), et c’est dans cette partition de maturité qu’ils se sont révélés les plus convaincants, par delà les séductions de Boccherini et surtout de Schubert.
Marc Vignal
Cité Universitaire (Paris), Maison du Portugal. 30 mai 2012
Reprise à l’Opéra Bastille du Barbier de Séville, efficacement transporté par Coline Serreau au pays (et dans l’imagerie) du grand vizir Iznogoud, où les femmes sont encore assignées à résidence. Plateau de rossiniens aguerris (Karine Deshayes, Maurizio Muraro), chef fonctionnel (Marco Amiliato, « Mr Opéra italien » au MET de New York) pour ce spectacle qui a beaucoup servi depuis sa création en 2002. Le ténor Antonino Siragusa est plus buffo que gracioso dans le rôle du comte Almaviva qu’il promène dans le monde entier. Pendant le rondo « Cessa di piu resistere » - scène à haut risque souvent coupée - il arrache son caftan et apparaît en maillot de foot n° 10 (celui de Zidane) tandis que les choristes agitent des drapeaux français et italiens. Tonnerre d’applaudissements couvrant la voix du chanteur, lequel s’épargne les aigus les plus dangereux. Succès pour Coline Serreau au rideau final. En parsemant la Manon de Massenet de facéties de ce style, elle a déclenché cet hiver un concert de sifflets. « On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui », disait Pierre Desproges.
François Lafon
Opéra National de Paris Bastille, 26, 29 mai, 1er, 4, 6, 10, 13, 16, 19, 22, 25, 28 juin, 2 juillet. Photo © Opéra de Paris
A l’Opéra Bastille, concert de l’Orchestre de l’Opéra de Paris dirigé par Philippe Jordan. Le programme initialement prévu célébrait les beaux jours : Im Sommerwind de Webern, les Nuits d’été de Berlioz, Le Sacre du printemps de Stravinsky. Mais le projet d’un enregistrement live (Naïve) a déplacé le propos : c’est de danse qu’il est maintenant question, à travers des œuvres créées à Paris. Le Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy remplace le poème symphonique de Webern, les Nuits d’été restent au programme, mais ne figureront pas sur le disque. Le public, hors sérail, plus jeune que d’habitude, applaudit Waltraud Meier entre chaque Nuit d’été : « Honte à vous ! », hurle du balcon une dame probablement très sérail. Jordan affine son style, battue souple, main de fer dans un gant de velours : Debussy et Berlioz (que la diva, retenant sa grande voix, chante dans un esprit « musique de chambre ») s’en portent bien, Le Sacre aussi, du coup plus félin que sauvage. « Et maintenant, un petit bis, annonce le chef : le Boléro de Ravel ». Orchestre déchaîné, standing ovation. Le voilà, le troisième volet du disque. A quoi tiennent les divines surprises...
François Lafon
Photo © DR
A l’Opéra Comique, création de Re Orso, premier opéra scénique (après deux opéras radiophoniques) de Marco Stroppa. Le livret, tiré d’un poème surréaliste avant la lettre d’Arrigo Boito (le dernier librettiste de Verdi) raconte l’histoire d’Orso (Ours), un despote monstrueux - mi-Richard III mi-Ubu - harcelé par la voix d’un Ver qui lui reproche ses crimes. C’est ce qu’on comprend en lisant le programme et les surtitres, parce que le spectacle, mis en images esthétiques (genre Twilight) par le metteur en scène Richard Brunel, est plutôt abstrait. La musique - inventive, assez éclatante même, mais truffé de formules rebattues - n’aide que partiellement à s’y retrouver dans cette fable simpliste dans son propos et complexe dans son expression, si ce n’est que dans la seconde partie (la mort d’Orso rongé par son Ver) les instrumentistes de l’Ensemble Intercontemporain, dirigés par leur directrice Susanna Mälkki, laissent la place aux voix et sons imaginaires de la technique IRCAM, dont Stroppa a été l’un des pionniers. « Le livret montre comment le théâtre social construit par le Roi Ours et le théâtre produit par son inconscient prennent la dimension universelle d’un théâtre du monde », expliquent Richard Brunel et la dramaturge Catherine Allioud-Nicolas. Comme si, encore une fois, complexité était synonyme de modernité.
François Lafon
Opéra Comique, Paris, 19, 21, 22 mai
Au Théâtre de la Colline, Des Arbres à abattre, tiré du roman de Thomas Bernhard. Une soirée infernale, où l’auteur, ancien élève du Mozarteum de Salzbourg, accepte de revoir, vingt ans après, un couple de Verdurin-artistes-viennois, elle chanteuse, lui compositeur « dans la lignée de Webern ». Dans le box des accusés : l’Autriche, ses intellectuels, ses acteurs, ses musiciens. L’assemblée s’était retrouvée, l’après-midi même, pour l’enterrement d’une amie dissidente, au son du Boléro de Ravel. Le champagne aidant, le débat s’envenime : le narrateur se rappelle la Mort de Didon (Purcell) chanté autrefois pas l’hôtesse, mais c’est maintenant Pierrot Lunaire que celle-ci place dans la conversation, entre deux citations de Wittgenstein. Quand son mari craque, il se met au piano : Webern (à moins que ce ne soit sa propre musique) mais aussi Schumann. Lors de la parution du roman, en 1984, un obscur compositeur viennois, Gerhard Lampersberg, a porté plainte pour diffamation. C’est Bernhardt qui a gagné le procès. Ni dans le programme, ni dans le dossier dramaturgique, ni dans la présentation de presse (visible sur Internet), Célie Pauthe et Claude Duparfait, les adaptateurs et metteur en scène, n’insistent sur l’aspect musical de l’œuvre, pourtant très présent dans leur (excellent) spectacle. Différence entre Vienne et Paris ? On n’en admire pas moins la virtuosité de François Loriquet (l’hôte compositeur), aussi habile comme comédien que comme pianiste.
François Lafon
Théâtre National de La Colline, Paris, petite salle, jusqu’au 15 juin. Photo © E. Carrechio
Sous les voûtes du collège des Bernardins (Paris), Alterminimalistes 9 Meredith Monk, la voix intérieure, dans le cadre de « Questions d’artistes ». Nef bondée, public très jeune pour la grande prêtresse de la contre-culture américaine des années 1970, contemporaine de Steve Reich et de Phil Glass, inspiratrice de Bob Wilson aussi bien que de Björk. Première partie : musique pour voix seule (1977-1994). Chants indiens, rythmes yankees, travail sur le souffle, la gorge, le nez, les harmoniques, recherche d’une expression primordiale, à la fois naïve et savante. Seconde partie, musique pour voix et piano (1975-2008). Même invention vocale, mais parasitée par les cellules répétitives, très datées, du piano. Meredith Monk, soixante-dix ans, fascine les enfants, voire les petits-enfants de ses premiers fans. Besoin de retour aux sources dans un monde qui nous dépasse ? Après le concert, discussion avec le philosophe et théologien Antoine Guggenheim : « Les liens entre musique et spiritualité ». Le flower people cherchait la réponse dans les paradis artificiels. Rue de Poissy, devant les Bernardins, légère odeur d’herbe au milieu des fumées de cigarettes.
François Lafon
Collège des Bernardins, 16 mai. Meredith Monk & Vocal Ensemble en Quartet, Auditorium du Louvre, 18 mai.
En 1953, Jacques Prévert acheva un court et onirique livret, L'opéra de la Lune. Ce fils du surréalisme a toujours voué un culte à Séléné, le Baptiste des Enfants du paradis l'atteste. Dans L'opéra de la Lune, commandé au compositeur Brice Pauset par l'Opéra de Dijon, un enfant délaissé sur Terre est transporté en téléférique sur la Lune, seul endroit où il est libre. Sur cette Lune (sans économie marchande), trône un opéra où chacun est à la fois spectateur et acteur, où la salle est un espace sans mur ni fosse. En écho à Prévert qui aimait trop les enfants pour bêtifier avec eux, Pauset reste lui-même. Résultat : une belle réussite dans un genre où les réussites sont rares. On entend çà et là d'élégantes orchestrations des Scènes d'enfants de Schumann, An der Mond (À la Lune) de Himmel, des lieder de Reichardt, Schubert et Zelter. Loin de rompre l'atmosphère, ces emprunts renforcent la douce mélancolie que la mise en scène de Damien Caille-Perret, la direction précise du compositeur et une équipe d'interprètes engagés, parmi lesquels Luanda Siqueira et Vincent Deliau, rendent fidèlement.
Frank Langlois
Opéra de Dijon, les 12, 14, 15 mai Photo © J.L. Tardivon
Aux Bouffes du Nord, Andreas Staier joue les Variations Diabelli de Beethoven. Le pianoforte – copie d’un Conrad Graf de l’époque – se détache en rouge profond sur le rouge patiné des murs. Le son est à l’avenant, net et enveloppé. C’est là toute la différence avec l’enregistrement qui vient de paraître, capté de près, surexposant le jeu très contrasté de l’artiste. Staier au public : « Je suis Allemand, donc, euh, très précis, mais je ne vous expliquerai pas la fonction des cinq pédales de l’instrument ; vous entendrez vous-même. » Au programme du disque (dix variations sur la valse de Diabelli par les musiciens viennois de l’époque, suivies des trente-trois de Beethoven sur ladite valse), il a ajouté les Bagatelles op. 26, testament de Beethoven au clavier. Murmures ravis de la salle, applaudissements même aux effets de harpe ou de percussions, silence recueilli après les énigmatiques dernières notes du chef-d’oeuvre. Staier n’a pas son pareil pour nous faire oublier que Beethoven était le premier à pester contre les instruments de son temps, impuissants selon lui à traduire sa musique intérieure.
François Lafon
Débat Mise en scène d’opéra, pourquoi faire ? au Palais Brongniart, dans le cadre du salon Musicora. Spectacle intemporel sublimé par la musique ou matériau dialectique permettant de mieux comprendre notre époque ? De gauche à droite autour de François Lafon : Philippe Beaussant, auteur du livre La Malscène (Fayard), la dramaturge Leyli Daryoush, le chef d’orchestre Louis Langrée et Christian Schirm, directeur de l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris. Une heure et demie de passes d’armes à fleurets non mouchetés, interventions du public. Conclusion : opéra pas mort (loin de là). Diffusé en direct sur Medici.tv, le débat est disponible en VOD.
Reprise au Théâtre de l’Athénée, de Nietzsche/Wagner : le Ring, l’étonnant spectacle d’Alain Bézu, créé fin 2010 à Reims. Tout est dans le titre : sur le ring, deux génies qui furent amis s’affrontent par Ring (des Nibelungen) interposé. Aux déclarations d’amour/haine du philosophe, personnifié par l’acteur François Clavier, répondent trois jeunes chanteurs et un orchestre répétant quelques scènes clés de La Tétralogie. Une sorte de jeu de l’envers selon l’écrivain Antonio Tabucchi (« Le fait de m'être un jour aperçu, à cause des imprévisibles événements qui régissent notre vie, que quelque chose qui était "ainsi" était pourtant autrement »). En un an et demi, le spectacle a évolué. Il est moins pédagogique, moins ironique (disparition de la savoureuse explication au tableau noir de la généalogie des dieux), comme pour mieux répondre à la question essentielle : dans quelle mesure toute cette histoire nous parle de nous ? Les chanteurs sont valeureux - à commencer par Paul Gaugler, Siegfried tel qu’on le rêve -, et le chef Dominique Debart discipline efficacement l’Orchestre Lamoureux en « formation Siegfried-Idyll » (vingt-deux musiciens). Plus excitant, en tout cas, que le scolaire Ring Saga donné à la rentrée dernière à la Cité de la Musique.
François Lafon
Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 11 mai. Rencontre avec l’équipe le 9 mai à 19h à la Médiathèque Musicale de Paris (Forum des Halles) Photo © M. Berthaume
A l’Amphithéâtre Bastille, L’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris donne La Resurrezione, premier oratorio de Haendel (1708), mis en scène par un(e) disciple de Peter Brook, Lilo Baur. Espace brookien : du sable, des roseaux, pas d’accessoires ou presque, des costumes intemporels. Salle comble, au-delà de la jauge : une dame apostrophe le chef Paul Agnew, reprochant à l’orchestre d’occuper une partie des gradins. L’œuvre est recueillie : style vocal orné, mais pas de fugue monumentale, ni de grand choeur façon Messie. A Rome, le jeune Haendel imite les anciens pour raconter la deuxième nuit après la Crucifixion. Agnew-chef mène ses troupes - à commencer par les étudiants de la classe de musique ancienne du Conservatoire - avec l’élégance et la précision que l’on reconnaît à Agnew-ténor, et les stagiaires de l’Atelier, toutes promotions confondues, se livrent à un travail de haute école : pyrotechnie vocale et maîtrise de cet « espace vide » (concept brookien par excellence) où le public est à portée de main. Et même s’il s’agit-là de Brook sans Brook dans un lieu qui n’a pas la magie des Bouffes du Nord, le côté En attendant Godot de l’œuvre apparaît comme il ne le fera jamais en version de concert.
François Lafon
Amphithéâtre Bastille, 30 avril, 2, 4 et 6 mai Photo © DR