A Pleyel, Herbert Blomstedt dirige l’Orchestre de Paris dans la 8ème Symphonie de Bruckner. Atmosphère des grands soirs : Blomstedt, longtemps considéré comme un respectable mais peu glamour kappelmeister, fait figure aujourd’hui de témoin d’un âge d’or, tels en leur temps Karl Böhm ou Günter Wand, eux-mêmes parvenus au premier plan sur le tard, après la disparition des grands anciens. Rien d’un démiurge chez ce vieux monsieur souriant, pas d’effets de manche ni d’état de transe. Comme Böhm, il provoque des tempêtes d’une simple levée de baguette, et soulève le colossal Adagio (une demi-heure, le plus long du répertoire) comme il animerait un menuet de Mozart. L’Orchestre fait corps avec lui comme il le faisait avec Carlo Maria Giulini, longtemps son chef préféré. Comme disait Sergiu Celibidache, autre brucknérien confirmé : « Les concerts sont légions, mais la musique est rare ».
François Lafon
A la Cité de la musique, clôture par le pianiste Pierre-Laurent Aimard du cycle Bach/Kurtag. Six concerts en une semaine, dont un de György Kurtag lui-même au piano avec son épouse Marta. En exergue : « Je ne crois pas littéralement à l’Evangile, mais dans une fugue de Bach, la crucifixion est là, on entend les clous. Je cherche sans cesse, dans la musique, là où l’on enfonce les clous ». Aimard suit Kurtag à la lettre, enchaîne Capricioso-luminoso (Kurtag) et le Caprice sur le départ de son frère bien-aimé BWV 992 (Bach), enfonce comme des coins Versetti et pièces In Memoriam de Kurtag entre canons et ricercars de L’Art de la fugue ou de L’Offrande musicale. Le procédé se justifie, l’alliage se fait, le contemporain n’est pas ridicule face au grand ancêtre. La violence vient du jeu d’Aimard : du piano parfait, une technique sans faille, une puissance intellectuelle implacable, mais l’impression, depuis la salle, que l’interprète est dans sa tour d’ivoire, que l’univers des formes pures est au-delà des contingences du concert. Applaudissements timides. Un antidote, au moins, à la théâtrocratie dénoncée par l’ethnologue Georges Balandier.
François Lafon
Photo © DR
Au Théâtre des Champs-Elysées, débuts de Thomas Zehetmair - violoniste original, chambriste élitiste -, au poste de Chef principal de l’Orchestre de Chambre de Paris. Un va-tout pour cette institution - ex-Ensemble Orchestral de Paris, ex-ex-Ensemble Instrumental de France -, qui n’a jamais vraiment trouvé sa place dans un monde où les ensembles baroques ont annexé le répertoire des orchestres de chambre traditionnels. Un premier concert en forme d’examen de passage : « Dumbarton Oaks » de Stravinsky - concerto pour petit orchestre en référence aux Brandebourgeois de Bach -, la 1ère Symphonie de Mendelssohn - devoir prometteur d’un surdoué de quinze ans -, et le Concerto pour violon de Beethoven. Zehetmair chef fonctionne à l’énergie. Cela va tout seul dans les deux premières pièces, mais se complique dans Beethoven, où il tient aussi la redoutable partie solo. La salle applaudit très fort la prouesse collective.
François Lafon
Paris, Théâtres des Champs-Elysées, 24 septembre
Photo : © JB Millot
A Pleyel, Dvorak et Beethoven par Paavo Järvi et l’Orchestre de Paris. Du premier, les Variations symphoniques (peu connues) et la 8ème Symphonie (un tube). Public ravi, à juste titre, pour ces deux machines à jouer de l’orchestre. Du second, le 3ème Concerto pour piano, avec Rudolf Buchbinder en soliste. Curiosité pour cet artiste respecté, mais qui n’a pas la réputation de déchaîner les foules. Look Vienne éternelle : soixantaine épanouie, brushing inamovible, queue de pie et escarpins de velours. Rien de fantasque dans son jeu : grand son, phrasés naturels, nuances bien placées. Rien de raide non plus, ni d’excessivement sérieux : ce collectionneur d’autographes et de partitions originales joue comme il respire, l’œil heureux et le geste expressif. En bis, il annonce : « Trrranscription Johann Strrrauss », et se lance dans un pot-pourri échevelé de La Chauve-souris. On avait bien remarqué en lui quelque chose qui contredisait le brushing et les escarpins, mais on n’en espérait pas tant. Reste à écouter d’une oreille différente ses innombrables enregistrements.
François Lafon
Salle Pleyel, Paris, 19 et 20 septembre, 20h. Photo © DR
A l’Opéra Bastille, quarante-et-unième reprise, cent-soixante-dix-huitième représentation des Noces de Figaro dans la mise en scène de Giorgio Strehler. Un spectacle tout trouvé pour les Journées du Patrimoine. Salle bondée, et pas seulement de nostalgiques ; en découvrant le décor du 3ème acte (la galerie en perspective), un jeune homme lâche : « Ça, c’est génial ! ». Au rideau final, applaudissements nourris pour Humbert Camerlo, assistant de Strehler en 1973, et gardien du temple : c’est lui qui, depuis les années 1990 – époque où le spectacle était si décalé que le metteur en scène et le scénographe Ezio Frigerio avaient fait retirer leurs noms de l’affiche – passe le relais aux chanteurs, génération après génération. Ce soir, l’ensemble est impeccable, comme un vin vieux dont on redécouvre les arômes, et pourtant la tonalité n’est pas la même. Cela tient probablement à la direction enlevée d’Evelino Pido – un spécialiste de Rossini – et à la personnalité d’Alex Esposito, Figaro virevoltant, assez éloigné du jacobin voulu par le metteur en scène. Du coup, le fond « commedia dell’arte » cher à Strehler prend le dessus. Décalage, peut-être, trahison, pas vraiment.
François Lafon
Photo © Opéra de Paris
Reprise, à l’Opéra Garnier, de Capriccio de Richard Strauss, dans la mise en scène de Robert Carsen. Un pendant intimiste des Contes d’Hoffmann selon Carsen à la Bastille. Là aussi, le Palais Garnier est en vedette, mais dans ses murs : cage de scène apparente, foyer de la danse (arrière scène) ouvert, jeu de perspectives incluant la salle, comme si le salon de cette Comtesse hésitant entre un poète et un musicien ne pouvait être que ce théâtre d’opéra où les mots et les notes sont indissociables. Lors de sa création en 2004, le spectacle était un cadeau d’adieu à Hugues Gall terminant son mandat de directeur en même temps qu’un écrin à la voix melliflue de Renée Fleming, sa diva fétiche. Une brillante démonstration de virtuosité. Avec Michaela Kaune - physique alla Schwarzkopf, style straussien accompli, tempérament de comédienne -, avec au pupitre un Philippe Jordan plus à son affaire que jamais, le palais de la Belle au bois dormant se réveille. Et ce Capriccio, traité d'esthétique en forme de conversation musicale créé à Munich en pleine horreur nazie, prend des allures d’ultime signe de civilisation avant la débâcle. Délicieux et effrayant à la fois.
François Lafon
Opéra de Paris, Palais Garnier, 8, 11, 13, 16, 19, 22, 25, 27 septembre 2012 Photo © Opéra de Paris-Elisa Haberer
Concert, à la salle Pleyel, du Lucerne Festival Academy Orchestra. Public nombreux, malgré le beau temps, et très jeune : Pierre Boulez, créateur et animateur de l’Académie, dirige Philippe Manoury (son élève), Jonathan Harvey (un des pionniers de l’IRCAM) et Arnold Schönberg (son père spirituel). Mais comme à Lucerne vendredi, le maître, « à la suite d’une inflammation soudaine de l’œil », est remplacé par son assistant Clement Power, lequel ne devait diriger que l’œuvre de Harvey. Power, qui a fait travailler les cent-trente étudiants de l’Académie tout au long de la session 2012, a la Boulez touch : gestique économe, précision naturelle. Dans Sound and Fury de Manoury, sorte de bataille rangée orchestrale inspirée de Faulkner (deux groupes de cordes, deux de cuivres, séparées par la petite harmonie et les percussions), le mimétisme est impressionnant. Dans Speakings de Harvey, où « le discours orchestral est touché par les structures du langage » par la magie de la technique IRCAM, c’est à toute une école inspirée et soutenue par Boulez qu’hommage est rendu. La frustration vient avec Erwartung de Schönberg, quand l’orchestre couvre la voix pourtant grande de Deborah Polaski, au lieu de réaliser « l’enregistrement sismographique des chocs traumatiques » ressentis par cette dernière. Un seul chef vous manque…
François Lafon
Photo © DR
Début de saison à l’Opéra Bastille avec Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach dans la mise en scène à grand spectacle de Robert Carsen. Un must maison, maintes fois repris, filmé en 2002 et diffusé en DVD (EuroArts), maintenant emblème de la politique « opéra au cinéma » mise en place par l’Opéra de Paris dans la foulée du MET et de quelques grandes scènes : retransmission en direct le 19 septembre en France (71 salles) et en Europe (167 salles dont 47 en Allemagne), en attendant le Japon, l’Australie, Hong-Kong et les Etats-Unis. Une carte de visite toute trouvée pour le public du bout du monde (ou des salles UGC parisiennes) que cette métaphore géante de l’Opéra de Paris, cet hommage au Palais Garnier - vu de la salle, de la scène, des coulisses, de la fosse d’orchestre - à la mesure du plateau de la Bastille, impensable sur la petite (!?!) scène de Garnier. Quand le rideau se lève au troisième acte sur … la salle de Garnier, avec ses fauteuils rouges dansant au rythme de la Barcarolle, la tête du spectateur chavire. Elle chavire aussi pour les deux Américaines de la distribution - Jane Archibald en Poupée nymphomane (taillée, il y a douze ans, à la mesure de Natalie Dessay) et Kate Aldrich en Muse travestie – et pour la Française Sophie Koch, brûlante en courtisane suppôt du Diable.
François Lafon
Opéra de Paris Bastille les 7, 10, 12, 16, 19, 22, 25, 28 septembre, 1er, 3 octobre. Photo © Opéra de Paris
La Symphonie liturgique d’Honegger, donnée à La Chaise-Dieu par l’Orchestre national de Lorraine et Jacques Mercier, traite de l’homme face à la divinité, comme souvent chez Bach, mais sans référence explicite à ce dernier. Chez Mendelssohn, ce n’est pas le cas : premier compositeur à s’être confronté, et ce dès l’enfance, aussi bien à Bach qu’à Beethoven, il redonna avec Paulus et Elias ses lettres de noblesse à l’oratorio luthérien, par conviction et aussi grâce à ses liens avec l’Angleterre, pays où se pratiquait assidûment le culte de Haendel. Elias fut créé en anglais à Birmingham et à Londres (1846), puis à titre posthume en allemand à Hambourg (1847). Le festival de Birmingham, qui avait passé la commande, était la grande institution chorale de l’ère victorienne, ce qui fit d’Elias l’une des clés de voûte de l’oratorio romantique, une fresque haute en couleurs, sans chorals étant donné l’origine « Ancien Testament » du livret, mais non sans rapports avec l’opéra. Le chœur d’amateurs et l’orchestre OTrente et leur chef et fondateur Raphaël Pichon souhaitaient depuis quelque temps monter Elias. Il en est résulté un concert mémorable et salué comme tel : ovation spéciale pour la basse Stéphane Degout, interprète d’un rôle-titre aux accents tour à tour farouches, cruels ou pitoyables, faisant du prophète Elie une sorte de cousin de Telramund, voire de Wotan.
Marc Vignal
Abbatiale Saint-Robert, 29 août Photo © DR
Parmi les contemporains de Bach, un des plus grands est Jan Dismas Zelenka (1679-1745), natif de Bohême. Il séjourna à Dresde (comme contrebassiste) et à Vienne, voyagea en Italie, et, à partir de 1719, se fixa définitivement à Dresde, où en 1726 lui fut confiée la supervision des services catholiques mais où en 1729 on lui préféra, pour le poste de maître de chapelle, Johann Adolf Hasse, tenant du goût italien. Sa production relève essentiellement du domaine religieux : grande maîtrise contrapuntique, audacieuses recherches harmoniques. Un des sommets du festival de La Chaise-Dieu a été l’exécution, par l’orchestre baroque Collegium 1704 et l’ensemble vocal Collegium Vocale 1704 menés par leur chef et fondateur Vaclav Luks, de ses Responsoria pro hebdomada sancta (Répons pour la semaine sainte) en trois parties - jeudi, vendredi, samedi - de 1723. Le style théâtral « moderne » s’y mêle à la tradition grégorienne et au contrepoint plus ou moins issu de Palestrina. L’œuvre, de vastes dimensions, était entrecoupée d’un bref Crucifixus de Lotti, que Zelenka connut sans doute, et de pages instrumentales de Haendel et Vivaldi. Le concert prit fin avec le puissant Miserere de 1738 de Zelenka lui-même. La personnalité et les activités de Zelenka restent entourées de mystère, mais on ne peut qu’être saisi par la dimension mystique de sa musique et par son « extraordinaire propension à traduire la souffrance et la mort ». Les auditeurs des Responsoria ne n’y sont pas trompés. (à suivre)
Marc Vignal
Le Puy-en-Velay, église Saint-Pierre des Carmes, 28 août Photo © Célik Erkul
Située sur un plateau granitique de Haute-Loire à 1082 mètres d’altitude, la commune de La Chaise-Dieu est célèbre pour son abbaye du XIVème siècle, construite à l’instigation de Clément VI, pape à Avignon et qui disposait d’une chapelle musicale prestigieuse. On peut admirer dans cette abbatiale Saint-Robert une fresque sur la Danse macabre et des tapisseries comme celle de L’Apparition du Christ à Marie Madeleine. Un jubé sépare le chœur en deux parties : l’une était réservée aux moines, l’autre au peuple. Un festival de musique initié en 1966 par Georges Cziffra se déroule tous les ans en août à La Chaise-Dieu et dans des lieux avoisinants. Trois compositeurs français - Claude Debussy, Gabriel Fauré et Théodore Gouvy - étaient cette année à l’honneur, du 22 août au 2 septembre, mais une grande partie de la programmation s’articulait autour de Bach et de sa Messe en si. A la tête de la Capella Amsterdam et de l’ensemble Il Giardinello, Daniel Reuss - apprécié notamment comme directeur du RIAS Kammerchor de Berlin - a donné de cette œuvre unique une interprétation à la fois sobre et puissante. A la fin des nombreux morceaux où il avait son mot à dire, le chœur faisait montre de surprenantes et très efficaces réserves d’intensité. Trompettes et timbales étaient placés bien en vue à gauche de l’auditoire, et le jeu des timbales, discret mais présent, précis surtout, fascinait. Une belle ouverture avant les Zelenka et autres Mendelssohn des jours suivants. (à suivre)
Marc Vignal
Abbatiale Saint-Robert, 27 août