22 935 euros de salaire mensuel en 2009 (71% de plus qu’en 2002), 44 000 euros de droits d’auteur pour la période 2002-2008, 60 000 euros pour la composition de l’opéra Scènes de chasse, 276 000 euros d’indemnité retraite (beaucoup plus que ne le prévoit la convention collective) : c’est ce qu’a gagné le compositeur et homme de radio René Koering en qualité de surintendant de la musique (Opéra + Orchestre) à Montpellier. A gagné, puisque M. le Surintendant, épinglé par la Chambre Régionale des Comptes de Languedoc-Roussillon à l’occasion d’un audit financier rendu public début novembre, et affaibli par la disparition de son ami Georges Frêche, président de la Communauté d’agglomération et du Conseil régional, vient d’annoncer sa démission, un an avant l’échéance de son contrat. Sa riposte « à la Frêche », dans Le Monde du 30 décembre, lui ressemble : "Je ne dévoilerai pas la feuille de paie de mes confrères qui ne dirigent pas un orchestre plus un opéra. Par ailleurs, j'ai lu quelque part les salaires versés par des institutions à des sportifs, qui bénéficient heureusement d'une certaine immunité auprès des journalistes..." Et d’ajouter que si 92,5% des ressources d’Euterp (la société regroupant l’Orchestre et l’Opéra) provenaient en 2007 non des recettes propres mais des subventions locales et nationales, c’est qu’ "Il est plus simple de donner les symphonies de Beethoven et les requiems habituels en y parsemant les Quatre Saisons et les Traviata que de faire entendre Gernsheim, Pizzetti, Xenakis ou Martin y Soler !" De fait, René Koeing était déjà doublé par son successeur, l’artiste polyvalent Jean-Paul Scarpitta, lequel était jusque-là salarié au titre d’artiste en résidence (3 600 euros par mois), sans parler de ses cachets en tant que metteur en scène (30 000 euros pour les représentations de Salustia, de Pergolèse, en 2008). Le plus remarquable, dans tout cela, ce n’est pas tant l’importance des sommes annoncées - enviables pour un salarié moyen mais peu étonnantes au regard des émoluments de bien des dirigeants d’entreprises - que l’insistance avec laquelle elles sont divulguées et pointées du doigt. Bienvenue dans l’ère de la transparence promise par WikiLeaks.
François Lafon
Sur la façade ouest (en travaux) du Palais Garnier, une immense photo de Rolf Liebermann. L’exposition du centenaire, à la Bibliothèque-musée, est à la hauteur de ce « directeur de la dernière chance », qui en sept ans (1973-1980) a fait d’une maison en ruines un palais des merveilles. Ceux qui disent « J’y étais » y retrouvent ceux qui soupirent « J’aurais voulu y être », et tous célèbrent ensemble la Fête de la fédération. L’exposition ne passe pourtant pas sous silence les difficultés rencontrées par celui que des campagnes douteuses qualifiaient de Juif allemand. D’une cimaise à l’autre, on rêve aux moments de grâce (Les Noces de Figaro « de » Strehler, Lulu par Chéreau et Boulez, Faust décapé par Jorge Lavelli), et l’on s’attarde moins sur les spectacles ratés, où l’on ne perdait pourtant pas toujours son temps : Nicolaï Gedda en Orphée de Gluck, malgré la mise en scène (signée René Clair) et la chorégraphie (de Balanchine) ; la création in loco du Moïse et Aaron de Schoenberg, fût-ce en français et avec un Moïse essoufflé (le comédien Raymond Gérôme), Shirley Verrett en transes, même dans un Trouvère sans grâce, le duo Jon Vickers - Gwyneth Jones, bien peu baroqueux mais grandiose dans Le Couronnement de Poppée, sont aussi des grands souvenirs. Que reste-t-il de tout cela, hormis les documents exposés ? Liebermann croyait en l’opéra filmé, mais les spectacles diffusés à la télévision (Les Contes d’Hoffmann et Lulu par Chéreau, Faust et Oedipus Rex par Lavelli, Le Chevalier à la rose avec Christa Ludwig, la reprise des Noces de Figaro en 1980) sont introuvables. Seul témoignage disponible en DVD : le Don Giovanni réalisé par Joseph Losey, prototype du « filmopéra », en play-back et décors naturels. N’empêche : vécue ou fantasmée, l’ère Liebermann, comme les années De Gaulle, est un fleuron intouchable de la légende collective. Le catalogue de l’exposition est particulièrement soigné : textes clairs, photos nombreuses (et rares, pour certaines), maquettes, distributions complètes (y compris les reprises). Un cadeau de Noël tout trouvé.
François Lafon
Exposition L’ère Liebermann à l’Opéra de Paris. Bibliothèque-Musée de l’Opéra, Palais Garnier, angle rues Auber et Scribe. Tous les jours de 10h à 17h, jusqu’au 13 mars 2011. Catalogue aux éditions Gourcuff Gradenigo (49 euros).
Phi-Phi et Ariane à Naxos, même combat. J’exagère ? Oui, un peu, quoique… Hasards de la programmation : on peut voir les deux dans la foulée, l’un à l’Athénée, l’autre à l’Opéra Bastille. Mais quel rapport entre l’opérette gauloise qui a émoustillé nos arrière-grands-parents et l’opéra ultra-sophistiqué, plus germanique que nature de Strauss et Hofmannsthal, avec intrigues en abîme et musique à l’avenant, sinon qu’ils racontent des histoires de leur temps sous couvert d’antiquité et qu’ils datent tous deux de la fin de la guerre de 1914-1918, c'est-à-dire, selon les historiens, du début effectif du XXème siècle ? Eh bien tout est là, justement : l’instinct de vie, le besoin de conjurer l’apocalypse, la redistribution des rôles entre les guerriers désarmés et les amazones ragaillardies. Les deux spectacles poussent à la comparaison : univers bling-bling, légèreté de l’être soulignés par Laurent Pelly dans sa mise en scène d’Ariane, marionnettes façon statues grecques, théâtre dans le théâtre et cynisme de notre temps pour Phi-Phi (bravo la compagnie Les Brigands, qui renonce enfin au bâclage sous couvert de second degré). Dans Ariane, la comédie de l’infidélité coiffe au poteau la tragédie de la fidélité. Dans Phi-Phi, dont le librettiste Albert Willemetz avait plus d’idées que le musicien Christiné, les épouses et les maîtresses revendiquent les mêmes pouvoirs, et ce sont les modèles court-vêtus du sculpteur (Phi-Phi, c’est Phidias) qui manipulent les mâles-marionnettes. Salles pleines, public concerné. S’agirait-il, cette fois encore, de conjurer l’apocalypse ?
François Lafon
Phi-Phi, d’Henri Christiné. Mise en scène Johanny Bert, direction musicale Christophe Grapperon. Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 9 janvier.
Ariane à Naxos, de Richard Strauss. Mise en scène Laurent Pelly, direction musicale Philippe Jordan. A l’Opéra de Paris-Bastille, les 20, 22, 25, 28 ; 30 décembre.
Photo : Phi-Phi © Elisabeth de Saverzac
A l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille, salle pleine, malgré la neige, pour Street Scene de Kurt Weill par l’Atelier Lyrique de l’Opéra. Avec My Fair Lady au Châtelet, c’est Broadway sur Seine. Les moyens ne sont pas les mêmes, les dialogues ont été élagués, il n’y a qu’un piano (formidable, le pianiste : il s’appelle Alphonse Cemin) pour donner leur rythme à deux heures de musique, mais comme les jeunes chanteurs sont déchaînés, comme le spectacle est d’autant plus touchant qu’il est simple, on y rêve tout autant. Cette histoire d’un taudis de Brooklyn et de ses habitants en période de canicule n’est pourtant pas rose. Weill, en devenant américain, a troqué les brulots de Brecht contre des livrets plus soft, sa musique s’est broadwaytisée, mais il n’est pas complètement entré dans le moule. Il grince encore, il dérange, il invente le musical intellectuel dont s’inspireront Bernstein et Sondheim. Le spectacle se donne encore aujourd’hui 19, mardi 20 et mercredi 21. Si vous êtes Toulonnais, ne manquez pas la reprise, les 29 et 31, du même Street Scene dans la mise en scène d’Olivier Bénézech, déjà donné en février dernier. C’était la création en France. Il était temps de s’y mettre !
François Lafon
Songs from Street Scene. Mise en scène : Irène Bonnaud, par l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris. Les 19, 21, 22 décembre, 20h, Opéra Bastille, Amphithéâtre
Street Scène. Mise en scène : Olivier Bénézech, Opéra de Toulon, les 29 et 31 décembre
Street Scene. Josephine Barstow, Samuel Ramey, Barbara Bonney, Scottish Opera Orchestra, John Mauceri (dir). 2CD Decca (1991)
Photo Mirco Magliocca/Opéra national de Paris
Au Châtelet pour les fêtes : My Fair Lady. Superproduction (3 millions d’euros), mise en scène chic et réussie de Robert Carsen, distribution de grands professionnels anglais, qui jouent là un de leurs classiques. A Paris, des versions en VF ont souvent été annoncées, venues de Belgique ou d'ailleurs, mais elles n'ont jamais passé le périphérique. Inadaptable, disait-on, intraduisible cette histoire de marchande de fleurs venue du ruisseau, qui entre dans la bonne société parce qu’elle apprend à parler correctement l’anglais. On n’a pourtant jamais hésité à monter Pygmalion, la pièce de Bernard Shaw dont le musical est une copie presque conforme, et tant pis si l’accent de Belleville n’a pas les mêmes implications que le cockney londonien. Le film de George Cukor, aussi, avait achevé de dissuader les téméraires. Hier à l’entracte, on entendait : « Elle est bien, cette Sarah Gabriel, mais, bon, Audrey Hepburn… ». Des réactions d’enfants gâtés, les mêmes que l’année dernière, même endroit, avec La Mélodie du bonheur. Là, on regrettait Julie Andrews, qui est d’ailleurs la créatrice de My Fair Lady au théâtre. Et puis, ne serait-ce que pour la pirouette finale, où Carsen réinjecte le cynisme de Shaw dans le happy end obligatoire du musical (je vous laisse la surprise), le spectacle mérite de passer à l’Histoire. En juin prochain, il sera repris au Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg. Là, ce sera une vraie première, et autrement plus symbolique qu’elle ne l’est ici.
François Lafon
Châtelet, Paris, jusqu’au 2 janvier.
Nietzsche/Wagner : le Ring, hier soir au Théâtre Charles-Dullin de Grand-Quevilly (Rouen). Succès la semaine dernière à Reims. Tournée en vue. Le titre se prête aux fausses pistes. Dialogue philosophique ? Explication de textes ? Non. C’est la répétition d’une Tétralogie de poche. Sur scène, devant un rideau magique (mur et forêt en même temps), trois chanteurs, des assistants, des techniciens. Dans la fosse, une vingtaine de musiciens de l’Orchestre de Basse-Normandie et leur chef Dominique Debart. Vient un empêcheur de chanter en rond : Nietzsche, l’amoureux déçu, le fanatique revenu de sa passion. Il nous donne toutes les raisons – les meilleures comme les pires – de détester Wagner. En réponse, les chanteurs chantent et les musiciens jouent. Ce ne sont pas les moments qu’on attend (pas de Chevauchée, pas de Marche funèbre), mais les scènes clé, entre Wotan et Brünnhilde, entre Brünnhilde et Siegfried, entre Siegfried et ses rêves. Les chanteurs sont très jeunes, l’orchestre joue avec la finesse qu’il mettrait à Siegfried-Idyll. On se croirait revenus aux origines, quand le format wagnérien n’existait pas. Alain Bézu, le metteur en scène, casse l’enchantement quand il le faut : réjouissante explication au tableau noir de la généalogie des dieux, film muet façon Méliès, où l’on voit le vilain Hagen ourdir ses complots. Ce n’est ni Le Ring pour les Nuls, ni une leçon de théâtre musical. C’est le poison et l’antidote en même temps. Amenez vos amis que Wagner endort. Si cela ne les réveille pas…
François Lafon
Récital Chopin de Maurizio Pollini à Pleyel. Salle comble, rangées supplémentaires de chaises sur scène. A la fin, quatre bis, dont la première Ballade et la Berceuse. Standing ovation. Beaucoup ont appris leur Chopin en écoutant Pollini, en usant ses disques. Alors qu’est-ce qui rend une telle soirée inoubliable ? Contre lui : un son un peu sec, un refus de l’effet qui frise l’ascétisme. Pour lui : une main gauche qui parle et une droite qui chante, un rubato léger qui évoque vraiment ce vent dans les feuilles dont parle Chopin, une façon sans pareille de faire flamber la musique au moment où l’on s’y attend le moins. Mais cette soirée en particulier ? Le programme : les vingt-quatre Préludes, huit Etudes de l’op. 25. Il y aurait un livre à écrire sur les enchaînements selon Pollini, sur la très légère respiration qu’il prend, ou ne prend pas, ou qu’il décale un peu, pour passer du majeur au mineur, sur les correspondances, les idées fixes (merci Berlioz), les embryons de leitmotifs (merci Wagner) qu’il indique sans en avoir l’air, sur la façon dont il éclaire un accord, une formule dont le XXème siècle fera son miel. Entre ces deux voyages au long cours, un 1er Scherzo fulgurant, deux Nocturnes op. 27 d’autant plus mystérieux qu’ils ne cherchent pas à l’être. Le tout-venant ? Pour lui, oui. C’est dire !
François Lafon
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Thème de la saison : Les utopies. Titre du cycle : L’art total. Clou du concert de l’Orchestre National de Lyon dans la salle ovale de la Cité de la musique : la version son et lumière du Prométhée de Scriabine. Pour chauffer la salle et l’orchestre, dirigé avec plus d’élégance que de punch par son bientôt ex-chef Jun Märkl : le Prométhée de Liszt (Malheur et gloire), Mort et transfiguration de Strauss (sans commentaire) et Les Créatures de Prométhée de Beethoven (avec le thème du finale de la Symphonie « Héroïque » en version ballet). De Baudelaire à Messiaen, « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent », et Scriabine, en 1911, a rêvé un clavier de lumières aujourd’hui réalisé : à chaque harmonie, une couleur projetée derrière l’orchestre, doublée, sur les murs de la salle, d’une progression lumineuse moins illustrative. Au début, la magie opère : l’énorme orchestre, avec orgue et piano (Roger Muraro, toujours à l’aise dans les défis fous) est plongé dans une pénombre animée de lueurs mi-boite de nuit mi-Nuit de Walpurgis. Mais bien vite, ce sont les mêmes effets qui se répètent, et l’on finit par se dire que cette musique monstre manque d’imagination. Alors on ferme les yeux, et si l’extase ne vient pas, on ne peut s’en prendre qu’à soi.
François Lafon