Aux Bouffes du Nord, Le Bourgeois Gentilhomme de Molière et Lully, mis en scène par Denis Podalydès et dirigé par Christophe Coin. Plus libre que la reconstitution archéologique de Benjamin Lazar et Vincent Dumestre (DVD Alpha), plus fin que la version de Catherine Hiegel avec François Morel cet hiver à la Porte Saint Martin. Podalydès et Coin jouent en funambules le jeu de la comédie-ballet : les comédiens dansent, les chanteurs jouent, les musiciens (sept membres de l’Ensemble Baroque de Limoges) contribuent à faire du délire nobiliaire de Monsieur Jourdain un ballet fou, onirique, cauchemardesque parfois (la cérémonie du Mamamouchi en séance d’humiliation burlesque). Toute la musique est là, même le Ballet des Nations final, qui devient une joute entre les sexes dont les hommes ne sortent pas vainqueurs. Et quand Lully vient à manquer, Delalande, Couperin, Telemann sont appelés en renfort. On comprend d’autant mieux qu’après Le Bourgeois, Lully, brouillé avec Molière, ait inventé l’opéra français. Un spectacle idéal pour la Comédie Française, que le sociétaire Podalydès est allé créer ailleurs. Cherchez l’erreur…
François Lafon
Bouffes du Nord, Paris, jusqu’au 21 juillet. Tournée en France jusqu’en 2013. Photo © Victor Pascal
Reprise, à l’Opéra Bastille, de L’Amour des trois oranges de Prokofiev dans la mise en scène de Gilbert Deflo (2005). Le chef Alain Altinoglu fouette l’ensemble, donne vie à ce spectacle tiré au cordeau qui avait laissé un souvenir à la fois brillant et glacé. Comme la salle n’est pas pleine pour les huit représentations prévues, l’Opéra a lancé une opération tarif préférentiel à l’usage des familles. Aux enfants la fable commedia dell’arte inspirée de Carlo Gozzi (1761), aux parents la bombe à retardement qu’est cet opéra qui prédit la mort de l’opéra. Fini le règne des Lyriques et des Comiques, des Tragiques et des Têtes-Vides qui s’opposent au prologue. Ce sont les Ridicules qui mènent le jeu, et le jeu est dangereux. Il ouvre la porte, en 1921, à l’anti-opéra, au contre-opéra, à l’opéra déconstruit du siècle à venir. Dans sa rigueur géométrique, le spectacle montre bien cela, là où d’autres mises en scène privilégient la fête déjà surréaliste, la contestation juvénile de l’opéra de papa.
François Lafon
Opéra de Paris Bastille, 23, 26, 29 juin, 3, 6, 9, 11, 13 juillet. Photo © Opéra de Paris
A la MC 93 de Bobigny, fin de saison de l’Atelier Lyrique de L’Opéra de Paris avec La Finta Giardiniera de Mozart. Tout au long de l’année, on aura vu les douze jeunes chanteurs du cru 2012 s’essayer aux styles scéniques et musicaux les plus variés, voire les plus antinomiques : mélodies de Liszt, grands airs de Massenet, fragments lyriques de Debussy façon opéra-concept, oratorio de Haendel (La Resurrezione) mis en scène par une disciple de Peter Brook. Succès public, phénomène de mode presque. La Finta Giardiniera met la barre toujours plus haut : sept rôles à haut risque pour un Mozart de dix-huit ans maniant déjà l’ambiguïté suprême : opéra bouffe, comédie sentimentale, parcours initiatique. Code de jeu, sous la direction du metteur en scène Stephen Taylor : jongler avec la tradition. Costumes d’époque, mélange de grand style et de commedia dell’arte. Le chef Guillaume Tourniaire va dans le même sens, aux prises avec un orchestre d’élèves. Voix agiles, peps scénique : la tradition est maîtrisée. On attendait trop, peut-être, qu’elle soit revisitée.
François Lafon
MC 93, Bobigny, les 23, 25, 27, 29 juin
Au moment de la création, Chabrier affirmait que ces Pêcheurs de Perles auraient pu être des pêcheurs de harengs ! Autant dire qu'aujourd'hui, il faut un sacré coup de vent pour leur donner un peu de consistance, et c’est chose faite avec la mise en scène de Yoshi Oida. Loin de l’exotisme à la papa, nous voilà transportés dans un ailleurs inconnu et désolé, de terre ou d’eau peu importe. Mais c’est surtout un véritable coup de baguette magique, du même ordre que celui porté, grâce à sa partition, par Bizet sur un livret de carton pâte. Avec ces choix scéniques, la bluette de palmeraie écrite avec leurs pieds par Cormon et Carré devient définitivement un drame sombre et sensuel. Car tout l’intérêt des Pêcheurs de Perles est dans les tensions qui unissent les trois principaux caractères. André Heyboer (Zurga) est un baryton profond et tout en rondeur, séduisant bien qu’un peu pataud sur scène. Dmitri Korchak (Nadir) a le timbre idéal et la diction parfaite. Qu’il chante moins en force et avec plus d’assurance, et il sera de la trempe d’un Vanzo. Mais la palme revient à Sonya Yoncheva (Leïla), époustouflante de justesse. A côté de ce trio de choc, les chœurs, hélas, ont la diction et l'unisson flous. Les danseurs adorent se « desépauler » en se roulant par terre, mais - qu'ils en soient remerciés - sans que cela ne gêne trop la dramaturgie. Quant à l’Orchestre Philharmonique de Radio France, on aurait simplement préféré qu’il soit, tout comme Dmitri Korchak, plus dans la subtilité que dans l’effet.
Albéric Lagier
Opéra Comique 24, 26, 27 et 28 juin Photo © P. Grosbois
Concert Fête de la musique ce soir sous la pyramide du Louvre, avec l’Orchestre de Paris dirigé par Kristjan Järvi. Musique espagnole ou assimilée : Concerto d’Aranjuez de Rodrigo, Alborada del gracioso de Ravel, Suites du Tricorne de Falla. Hier à Pleyel, même concert, avec en plus la Sinfonia India du Mexicain Carlos Chavez (1936). Un programme grand public à l’usage des amateurs de raretés : étrange la symphonie de Chavez, rythmes et mélodies amérindiens adaptés à l’orchestre symphonique, curieux le Concerto d’Aranjuez transcrit pour harpe par Rodrigo lui-même. Xavier de Maistre, capable de faire avouer à la harpe des possibilités qui échappaient même à Lily Laskine, Kristjan Järvi, aussi débridé que son frère Paavo est réfléchi, mettent le feu à l’orchestre : en bis, la Danse du feu de L’Amour sorcier (toujours Falla) fait un tabac. Il y a décidément du Bernstein chez Järvi frère. Amenez les néophytes : il les emmènera au bout du monde.
François Lafon
Pyramide du Louvre, 21 juin, 22h.
Au théâtre de l’Athénée, L’Histoire du soldat de Stravinsky et Charles-Ferdinand Ramuz, dans une mise en scène de Jean-Christophe Saïs. Un faux cadeau que cette fable faussement naïve – musique de foire et morale biaisée – où l’on voit un pauvre soldat vendre son âme au Diable. Sans insister sur l’aspect théâtre de tréteaux de ce chef-d’œuvre des temps de disette (écrit pendant la Grande Guerre, créé à Lausanne en 1918), Saïs tourne le problème en suivant Stravinsky à la lettre (« J’ai toujours eu horreur d’écouter la musique les yeux fermés ») et se rappelle que l’âme du soldat est un petit violon : dans son spectacle, le Diable est chef d’orchestre (Laurent Cuniot) et les instrumentistes mènent la danse. Tout est étrange et tout est évident : Soldat funambule, Princesse danseuse et Narrateur Monsieur Loyal, pluie d’or, livre qui vole et violon escamoté. Les musiciens (Ensemble TM+) sont impeccables, les acteurs virtuoses. Produit par l’Arcal - qui depuis trente ans emmène l’art lyrique là où on ne l’attend pas -, créé l’année dernière à Reims, le spectacle poursuit sa tournée. Les enfants s’amusent, les parents ont froid dans le dos. Du bonheur pour tout le monde, en somme.
François Lafon
Théâtre de l’Athénée, Paris, jusqu’au 22 juin. Photo © Enrico Bartolucci
Dernier nouveau spectacle de la saison à l’Opéra Bastille : Arabella de Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal. Un Strauss de second rayon, un Chevalier à la rose vingt ans après (1933), marqué par la guerre, la dépression, la fin d’un monde. On y voit des nobles ruinés, essayant de vendre leur fille au plus offrant, le tout sur un rythme de valse évoquant davantage celle, déréglée, de Ravel que celles, triomphantes, de l’autre Strauss (Johann). Excès de sentiments sur fond de crise : à peine besoin de transposer. On imagine ce qu’en auraient fait un Michael Haneke, un Christoph Marthaler. Le metteur en scène Marco Arturo Marelli ne tient pas compte de tout cela. Son spectacle est bleu pastel, un peu froid, pas trop mièvre. Tout est organisé autour de la star Renée Fleming, voix de miel parcimonieusement dispensée, silhouette irréprochable. Pour la servir, des comparses sans aspérités, un orchestre discret (Philippe Jordan). Comme si cet opéra dérangeant ne devait pas déranger.
François Lafon
Opéra de Paris Bastille, 14, 17, 20, 24, 27, 30 juin, 4, 7, 10 juillet
Au Palais Garnier, Hippolyte et Aricie de Rameau dans une présentation empruntée au Capitole de Toulouse, la production de Jean-Marie Villégier (1996) ayant depuis longtemps été déclassée (c'est-à-dire envoyée à la casse). Le metteur en scène Ivan Alexandre, surtout connu comme journaliste, déclare « n’avoir souhaité faire ni transposition ni reconstitution historique, mais plutôt inviter à un songe en cherchant l’unité sans doute utopique, entre le verbe, le son, l’esprit et l’image. » Mission accomplie. Tout, dans son spectacle, n’est que ronds de jambes et perruques poudrées, toiles peintes et robes à panier. Pas une faute de goût ni d’analyse : en devenant tragédie lyrique, Phèdre abandonne l’ascétisme racinien, et prend le temps de danser comme on le faisait à la cour. Les chanteurs, impeccables et corsetés, le chef Emmanuelle Haïm, qui fait passer la grâce avant la fougue, participent de ce moment d’élégance ancien régime. A l’entracte, un pianiste qui n’ignore rien de la musique française explique que pour une fois, le spectacle ne l’empêche pas d’écouter la musique. Un confrère du metteur en scène (c'est-à-dire un critique) rétorque qu’avec Villégier la tragédie - toute lyrique qu’elle fût - était plus tragique. Le public, qui ovationne le spectacle, est du côté du pianiste : tragédie peut-être, mais lyrique avant tout. On n’en sortira jamais !
François Lafon
Opéra National de Paris, Palais Garnier, 9, 13, 17, 19, 22, 24, 27, 29 juin, 1er, 4, 7 9 juillet Photo © Opéra de Paris
Quand on parle d’un seul souffle de Carl Philipp Emanuel Bach et Haydn, il y a de grandes chances que ce soit à propos de leurs sonates pour clavier. Oui, Haydn découvrit et joua lui-même les sonates d’Emanuel, mais ce fut plus tard qu’on ne le crut longtemps. Oui, certaines de ses sonates s’inspirent plus ou moins de celles de son aîné, mais seulement aux alentours de 1770, pas dès ses débuts. Quand en 1784 un journal anglais prétendit que Haydn, dans certaines de ses sonates, non seulement plagiait Emanuel mais surtout se moquait de lui, le musicien d’Eszterhaza n’en sut rien et celui de Hambourg, l’ayant appris, prit sa défense et lui témoigna par écrit son estime. Dans un récital de pianoforte, Mathieu Dupouy a réuni les deux compositeurs. Les premières pièces du programme - le rondo Wq.61/1 et la sonate Wq.61/2 du dernier recueil « pour connaisseurs et amateurs » d’Emanuel et la sonate en ré n°56 (Hob.XVI.42) de Haydn - ont mis en évidence leurs façons différentes d’aborder l’improvisation : plutôt débridée chez l’un, sans perdre de vue l’architecture chez l’autre, mais avec des effets de surprise d’autant plus marqués. Suivaient deux œuvres tardives de Haydn : la sonate en ut n°60 (Hob.XVI.50) et les célèbres variation en fa mineur. On était dans un autre monde, plus question d’Emanuel. Reste que cette expérience intéressante mérite d’être poursuivie, bien des œuvres de l’un et de l’autre s’y prêteraient volontiers.
Marc Vignal
Reid Hall, Paris. 2 juin 2012
Ouverture, à la salle Pleyel, de Manifeste 2012, le nouveau festival-académie de l’Ircam. Tout le milieu de la « contemporaine » est là pour la première mondiale, par l’Orchestre de Paris, d’Echo-Diamodon, concerto pour piano, orchestre et électronique en temps réel de Philippe Manoury. Programme équilibré : Atmosphères et Lontano, deux des pièces les plus planantes de György Ligeti, encadrent le Concerto, le tout se terminant par l’Adagio de la 10ème Symphonie de Mahler. La technique Ircam aidant, Manoury a imaginé un scénario shakespearien : « Quatre pianos fantômes viennent hanter le soliste et prendre progressivement possession de lui. » La maîtrise et la virtuosité de Jean-Frédéric Neuburger décuplent l’impression de rêve glacé. C’est très brillant, très savant. Après l’entracte, quand s’éteint Lontano - « nuages bleus, rayon doré du soleil couchant qui transparaît au travers » - utilisé par Stanley Kubrick dans Shining, le chef Ingo Metzmacher suspend son geste, et enchaîne sur l’Adagio de Mahler, lequel sonne plus que jamais comme un adieu à tout un monde déjà lointain. Un de ces moments qui comptent dans une vie de mélomane.
François Lafon
Manifeste 2012, festival et académie. Du 1er juin au 1er juillet. www.ircam.fr. 01 44 78 12 40 Photo : Ph. Manoury © Ircam
Au Châtelet, Pop’pea, opéra video-pop d’après Le Couronnement de Poppée de Monteverdi. Troisième des sept représentations programmées, salle pas tout à fait pleine : les rockeux se méfient, les baroqueux aussi. Le pari était risqué : appliquer les canons de l’opéra rock à un chef-d’œuvre shakespearien, prototype d’un théâtre musical que l’opéra mettra trois siècles à retrouver. Et cela marche : dramaturgie ingénieuse (Ian Burton), réalisation scénique inventive (Giorgio Barberio Corsetti et Pierrick Sorin, à qui l’on doit sur la même scène une Pietra del Paragone de Rossini tout en effets spéciaux et incrustations vidéo), tenues high-tech (Nicola Formichetti, costumier de Lady Gaga). Résultat musical acrobatique : mariage habile du rock, de l’électro et de Monteverdi - dont les rythmes et mélodies hantent l’ensemble -, distribution panachée, avec chanteurs rock (Carl Barât, Néron tueur cool et fou), diva dévoyée (Valérie Gabail, Poppée façon Madonna), star inattendue (Benjamin Biolay en cocu magnifique). Tout cela à la fois kitsch et chic. Les rockeux ne sont pas volés, les baroqueux non plus : pour une fois que musique et représentation scénique vont dans le même sens…
François Lafon
Châtelet, Paris, 29, 30, 31 mai, 2, 3, 5, 7 juin Photo © Marie-Noëlle Robert - Théâtre du Châtelet