Jeudi 23 mars 2023
Le cabinet de curiosités par François Lafon
dimanche 26 février 2023 à 16h15
En salles depuis quelques semaines, Tár, de Todd Field, continue une belle carrière (264 000 entrées en France à ce jour, pas mal pour une œuvre assez exigeante) et alimente toujours les polémiques. Très sollicitées dans la presse sur la crédibilité musicale du film (comme si on devait juger une fiction par son degré de fidélité à la réalité), les cheffes d’orchestre interrogées (Laurence Equilbey ou Simone Young par exemple) ont presque toutes apprécié, tout en soulignant que Lydia Tár, incarnée par Cate Blanchett, ne leur ressemble pas. C’est vrai que le CV du personnage, déroulé dans la première scène en forme d’interview, ne ressemble à celui d’aucune cheffe : après un cursus académique de haut vol avec apprentissage auprès de Leonard Bernstein himself, aucun orchestre au monde ne lui résiste puisque elle est devenue la directrice musicale du Philharmonique de Berlin, rien que ça, et elle est en train de mettre le point final à une intégrale pour DG des symphonies de Mahler avec une Cinquième dont on suivra les répétitions. Pendant cette interview la vedette des podiums balaye la question féministe : si les femmes ont gagné leur place au soleil musical de haute lutte, l’époque où le sexe du chef était décisive est révolue. Facile à dire quand on est au sommet de la hiérarchie, position que Lydia Tár va devoir quitter rapidement dans une descente aux enfers qui est le vrai sujet du film : accusée sur les réseaux sociaux d’un comportement pour le moins déplacé avec une ancienne protégée qu’elle aurait poussée jusqu’au suicide, la femme plus puissante du monde de la musique va connaître une déchéance aussi fulgurante que son ascension. Lesbienne, Lydia Tár est mariée avec la première violon de Berlin (Nina Hoss)... tout en poussant la carrière d’une jeune violoncelliste, bourrée de talent et de charme, et traitant sans ménagements sa jeune assistante (Noémie Merlant), tombée sous l’emprise de la grand musicienne mais devenue gênante. Ces télescopages troublants entre la fonction et la vie privée n’ont pas plu a tout le monde, comme Marin Alsop qui a trouvé le film insultant pour les cheffes d’orchestre et mysogine, agacée parce Tár laisse entendre qu’une femme sur le podium n’est pas si différente d’un homme. Le film, tout en ellipses, laisse sans réponse les questions soulevées (de quoi Lydia Tár se sent vraiment coupable, quelle était sa relation avec son ancienne protégée, est-elle manipulatrice ou manipulée ?) mais le plus perturbant est que Todd Field se garde bien de prendre parti pour ou contre son personnage principal, laissant au spectateur juge de savoir si elle mérite ou pas un tel acharnement. Le film ne serait pas imaginable sans l’incarnation éblouissante de Cate Blanchett du rôle titre. Parmi ses tours de force, une scène où elle pleure en regardant sur une veille cassette une leçon de musique pour les jeunes de son ancien mentor Bernstein. Omniprésente à l’écran, l’actrice australienne est décidément la cheffe (tous genres confondus) la plus crédible de l’histoire du cinéma, surtout dans les scènes de répétitions, où elle déploie toutes les cajoleries et arguties indispensables pour mener un orchestre, entre coups de gueule, indications techniques et démonstrations surjouées d’amour. Les scènes en coulisses (très bien documentées) d’une instituion aussi légendaire que le Philharmonique de Berlin (tournées en réalité à Dresden), avec tous les jeux de pouvoir qui s’y déroulent, sont aussi pour beaucoup dans l’atmosphère réussie. Mais au delà de cette vraisemblance si Tár sonne juste c’est par une mise en scène d’une rigueur parfois kubrickienne, un refus du pathos et une objectivité qui ne font que souligner la solitude grandissante d’un personnage pris dans un cauchemar sans fin. 
Pablo Galonce

Tár, de Todd Field. Cate Blanchett, Nina Hoss, Noémie Merlant. 2h 38min
jeudi 29 septembre 2022 à 23h36
Création mondiale à l’Athénée Louis-Jouvet : Dafne de Wolfgang Mitterer (né en 1958), acte de naissance de l’opéra allemand.  Vous avez bien lu : tiré en 1627 (vingt ans après l’Orfeo de Monteverdi) des Métamorphoses d’Ovide, le livret de cette Dafne a été mis en musique par Heinrich Schütz (souvent surnommé "le Monteverdi allemand"). Mais la bibliothèque de Dresde, où la partition était conservée, est partie en fumée quelques années plus tard : fin (temporaire) de l’opéra allemand. Du sujet (à nos yeux) féministe avant la lettre qu’est l’histoire de la nymphe se métamorphosant en laurier pour échapper aux ardeurs d’Apollon, l’éclectique Mitterer a tiré ce « madrigal-opéra » mis en scène par Aurélien Bory et dirigé par Geoffroy Jourdain à la tête de ses Cris de Paris. Le résultat est étonnant :  sur un plateau tournant (invention de Tommaso Francini en… 1617), un groupe mixte multitâche et en permanente… métamorphose réinvente le mythe en une symphonie chorale de haute précision, sorte de  manège du temps où – électronique aidant – Schütz surgit du passé pour rencontrer la musique de notre époque, au rythme de superbes images où pluies de flèches et soleils multiples surgissent d’un espace noir. Après Paris, le spectacle part en tournée. S’il passe près de chez vous, ne le manquez pas.
François Lafon 

Athénée Théâtre Louis-Jouvet, Paris, jusqu’au 5 octobre. Tournée : Opéra de Reims (20, 21 janvier) ; Atelier Lyrique de Tourcoing (27 janvier) ; Opéra de Dijon (1er février) ; Théâtre Garonne, Toulouse (5, 16, 17 février) (Photo © Aglaé Bory)

Workshop de mise en scène à l’Amphithéâtre de l’Opéra-Bastille : Après la fatigue du jour, par la promotion 2022 de l’Académie-maison. Victoria Sitja, la metteure en scène en question venue du théâtre (Luc Bondy, Jean Bellorini, Deborah Warner), plante le décor : « Pour mes débuts à l’Opéra, j’ai voulu parler d’une fin ». Une fin mutli-évoquée par le lied allemand, avec les Quatre derniers Lieder de Richard Strauss comme trame narrative, incarnée par « un corps qui raconte le labeur sur scène, la fatigue d’après le jour », celui de Pina Bausch. En plateau, dix chanteurs, trois pianistes, un quatuor à cordes évoluant sur un sol de sable blanc, « terre fertile » évoquant Le Sacre du printemps selon Pina, entré au répertoire du Ballet de l’Opéra. Un « spectacle sur mesure » pour les académiciens, « une ode à leur dévouement sans faille pour leur art ». Un exercice de très haute école surtout, ajoutant aux pièges du lied, genre sans pitié pour la voix comme l’est le quatuor pour les cordes, l’univers inimitable d’une visionnaire qui a marqué son temps. La réussite n’en est que plus remarquable. Aucune faiblesse vocale chez les jeunes chanteurs qu’il faudrait tous citer, aucune approximation dans leur performance physique (l’âme, certes, plutôt que la danse, aurait dit Paul Valéry) qui leur est demandée. Belle intervention aussi des résidents instrumentistes dans le Lento assai de l’ultime Quatuor de Beethoven ( " Muß es sein? Es muß sein! » : Le Faut-il? Il le faut"), préludant à un Bei Schlafengehen (En allant dormir, 3ème des Quatre derniers Lieder), où Hermann Hesse parle opportunément de "Vivre mille fois plus intensément“. 
François Lafon 

Opéra National de Paris-Bastille – Amphithéâtre – 30 juin (Photo © Studio j'adore ce que vous faites ! / OnP)
 
A l’Athénée Louis-Jouvet : Rigoletto ou Le Roi s’amuse par le collectif belge Deschonecompanie, dirigé par le metteur Tom Goossens et spécialisé dans la relecture tous publics des classiques du répertoire lyrique. Après une Dedapontetrilogie mozartienne… qu’on ne verra jamais à Salzbourg, ils mettent en parallèle le drame de Victor Hugo et l’opéra que Verdi en a tiré… tels qu’on ne les verra jamais à la Comédie-Française ni à la Scala de Milan. Trois comédiens-chanteurs (dont Goossens lui-même) et deux chanteur-comédiens néerlandophones s’exprimant en français, un pianiste-transcripteur (Wouter Deltour, chantant et jouant lui aussi) devant un piano droit posé sur une tournette déchaînent sans se prendre au sérieux les orages verdo-hugoliens, mettant en valeur les glissements dramatico-revendicateurs communs aux deux géants et persillant le tout de textes (chantés et parlés) d’un ton crûment contemporain. Le résultat se suit avec d’autant plus de plaisir que l’on connait mieux son Verdi et son Hugo, ce qui ne répond peut-être pas tout à fait à la vocation pédagogique de l’affaire. On sort en tout cas avec l’envie de (re)découvrir Le Roi s’amuse, en butte en son temps à la censure (un roi libertin ? François 1er qui plus est !) et occulté par l’opéra lui aussi victime des censeurs (le roi y devient un duc) mais qui fait partie des titre les plus joués depuis plus d’un siècle et demi. 
François Lafon

Athénée Théâtre Louis-Jouvet, jusqu’au 12 juin (Photo © Olympe Tits)

mardi 24 mai 2022 à 16h01
« Compagnonnages de longue durée ». Au sein d’une programmation qui donne le tournis, où le visiteur du dimanche est entraîné « à la recherche de plantes sauvages tinctoriales », où le mélomane en roue libre se retrouve dans une « rencontre musicale et dansée autour de Bach », où l’on vient frémir en musique en période d’Halloween tout en découvrant les tentations contemporaines de l’orgue Cavaillé-Coll, où la nouvellement  rénovée (voir ici) Bibliothèque La Grange Fleuret et l’Académie Orsay-Royaumont font de Paris une… antenne du Val d’Oise, la Fondation Royaumont cultive les longues idylles et les retours au bercail des débutants devenus grands. Francis Maréchal, lui-même directeur au long cours, en cite quelques-uns en dévoilant la programmation du festival annuel reprenant son rythme après deux saisons en mineur (pandémie obligeait) et concentrant (si faire se peut) les énergies déployées à longueur d’année : le pianiste Alain Planès, les Percussions de Strasbourg, Louis-Noël Bestion de Chamboulas et ses Surprises, Bertrand Cuiller et son Caravansérail, la soprano Elsa Dreisig brûlant des étapes dont la première fut Royaumont, Marcel Pérès enfin et surtout, revenant à la Messe de Notre Dame de Guillaume de Machaut revue (mais non corrigée) dans l’esprit « musique traditionnelle » qui a tant frappé… et choqué il y a un quart de siècle. La façon la plus naturelle de conférer un surcroit de légitimité aux douze programmes et aux vingt-quatre oeuvres nouvelles (musique et danse) jalonnant ce mois de rentrée à haut voltage. 
François Lafon 

Fondation Royaumont, 95270, Asnières-sur-Oise (Val d'Oise) - Festival de Royaumont, du 2 septembre au 3 octobre (Photo : Marcel Pérès © DR)

vendredi 13 mai 2022 à 22h34
Carmen (Bizet) ? Une femme libre.
Rosine ? (Rossini, Le Barbier de Séville) ? Une jeune qui se libère.
Angelina (Rossini, La Cenerentola) ? La bonté libérée.
Chérubin (Mozart, Les Noces de Figaro) ? Un ado qui prend des libertés
Sesto (Mozart, La Clémence de Titus) ? Un apprenti libérateur.
Ruggiero (Handel, Alcina) ? Un ensorcelé libéré.
La Périchole (Offenbach) ? Une artiste libre. 
Dorabella (Mozart, Cosi fan tutte) ? Une libérée en devenir.
Zerlina (Mozart, Don Giovanni) ? L’innocente libérée.
Charlotte (Massenet, Werther) ? Une femme qui ne parvient pas à se libérer : au festival d’Aix-en-Provence 1979, elle n’ira pas plus loin que la générale.

Teresa Berganza nous a quittés ce vendredi 13 mai, elle avait quatre-vingt-neuf ans. Quand Gabriel Dussurget, fondateur et directeur du festival d’Aix-en-Provence, impose la jeune mezzo-soprano de vingt-quatre ans dans Cosi fan tutte en 1957, les spécialistes l’ont prévenu : petite voix, elle n’ira pas loin. Trente-deux ans plus tard, elle est Carmen au Palais Omnisports de Bercy, dans une mise en scène de Pier-Luigi Pizzi. Au milieu de l’air des cartes, courte panne de sono. La voix de Berganza résonne « au naturel » dans l’immense espace. En toute liberté…
François Lafon
(Photo © DR)

mercredi 11 mai 2022 à 11h55
Sur Arte et Arte Live : Le Louvre en musiques (le pluriel est de mise), nouveau chapitre de la série inaugurée en 2017 avec l’Alhambra de Grenade (voir ici). Ordonnateur privilégié de ces huit siècles d’histoire contées par Gérard Pangon (…de Musikzen) et Christophe Maillet : Sébastien Daucé et son Ensemble Correspondances dans le cadre adéquat de la salle des Cariatides. Pendant que les pierres racontent l’histoire de France, de la forteresse du Moyen-Age à la pyramide de Ieoh Ming Pei, de la construction du « palais-extension » des Tuileries à son incendie sous la Commune, de la naissance de la Galerie du bord de l’eau sous Henri IV à la création du musée par Vivant Denon, tout mène - d’épisodes sanglants (la Saint-Barthélemy) à d'éphémères réconciliations - le lieu du pouvoir à devenir un lieu de culture. Grand moment de cette célébration en musique : l’évocation du Ballet Royal de la Nuit (Boësset, Cambefort, Lambert et probablement Lully) par la magique contralto Lucile Richardot, gros plan emblématique de ce palais démesuré et toujours renaissant. Et l’on apprend au passage que le mot salon vient des expositions dans le Salon Carré… du Louvre, tout en cessant d’oublier qu’une des Images oubliées de Debussy est intitulée Souvenir du Louvre. 
François Lafon

Le Louvre en musiques, sur Arte dimanche 15 mai à 18h10 – En replay sur Arte concert (Photo © DR)

Ça commence avec Bach dans la Chapelle royale de Versailles et ça finit avec Ligeti à la Philharmonie de Paris. Entre les deux, on va d’Allemagne en Italie, du Danemark à l’Espagne, d’un orgue rare à de grandes orgues massives, à la rencontre de chanteurs (Sabine Devieilhe, Julian Prégardien), de facteurs et d’organistes, guidés par Bernard Foccroulle à l’origine de ce documentaire. Intelligemment, le célèbre organiste évite la somme sur l’histoire de l’orgue pour privilégier l’émotion et la découverte : répertoires peu connus, instruments originaux, musiciens dont la passion affleure et se lit sur leur visage. Au château de Frederiksborg au Danemark, l’organiste s’extasie (et nous aussi) devant l’orgue de 1610 aux tuyaux tout en bois, capable d’émettre un extraordinaire son de flûte ; à Saint-Sernin à Toulouse, le monstrueux Cavaillé-Col fait le bonheur de celle qui en joue ; à Peglio, petit village de Lombardie, l’orgue à été construit pour fidéliser les catholiques au moment de la Contre-Réforme, alors qu’ils pouvaient être tentés par les protestants voisins. La réalisation de Pascale Bouhénic ménage de belles transitions fluides et paisibles qui s’accordent à cette évocation d’un instrument qui respire. Le vent, le souffle et le son, la musique de Messiaen en est l’exemple même, et, dans un autre registre, celle de Moondog pour orgue et percussion. Au Moyen Age déjà les musiciens étaient fascinés ; au 14ème siècle, l’organetto, petit orgue portatif à soufflet, distillait la musique de Ciconia. Jouée aujourd’hui dans un environnement bucolique, elle clôt sur une note méditative ce film qui aiguise la curiosité.
Gérard Pangon
 
Chercheurs d’orgues. Film de Pascale Bouhénic et Bernard Foccroulle. Coproduction Schuch Productions / Arte France. Diffusé le 8 mai à 17 h 10 sur Arte. Visible sur arte.tv jusqu’au 1 juillet.
 
Triple Concerto funèbre* en ce week-end de Pâques : disparition du compositeur Harrison Birtwistle (87 ans) et des pianistes Radu Lupu (76 ans) et Nicholas Angelich (51 ans). Le premier figurait dans le Top 5 des compositeurs britanniques, le deuxième explosait depuis longtemps les compteurs des stars du clavier, le troisième, tôt reconnu comme un grand parmi les siens, était trop jeune pour rejoindre le précédent dans son firmament chenu, et trop vieux pour laisser l’image d’un génie tôt foudroyé, tel Dinu Lipatti. Trois « antistars » en tout cas, Birtwistle moins en vue que ses compatriotes Peter Maxwell Davis (membre comme lui du groupe New Music Manchester) ou que le plus jeune Thomas Adès, les deux pianistes se retrouvant dans la façon qu’ils avaient d’occuper une bulle à la fois accueillante et intimidante. De Lupu, son partenaire et ami Murray Perahia disait au seuil du siècle au Monde de la Musique : « On se retrouve pour jouer aux cartes, et puis on fait du piano, mais je le vois de moins en moins ». D’Angelich, ses amis vantaient la modestie  au ton inimitable (« Ce n’était pas trop affreux ce soir ? ») et ses élèves le talent de les révéler à eux-mêmes sans imposer son style (très) personnel. Parmi quelques grands souvenirs de ce dernier : les Variations Goldberg de Bach au Théâtre des Champs-Elysées en 2011, où l’incontestable beethovénien et brahmsien qu’il était s’aventurait en terres baroqueuses et faisait taire les antagonistes. Restent les disques, en solo ou en musique de chambre. Là, Lupu comme Angelich allaient aussi loin que l’on peut aller quand on a le don de s’affranchir des mots pour faire parler la musique. 
François Lafon

* (Le Triple concerto funèbre signé Karl Amadeus Hartmann est pour violon et cordes) (Photo © DR)

 

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