Samedi 30 septembre 2023
Le cabinet de curiosités par François Lafon
Dans La Nuit aussi est un soleil, le critique d’art Pierre Cabanne évoquait certains « hors-la-loi de la peinture », de Rembrandt à Nicolas de Staël, en passant par Goya, Gauguin, Van Gogh, Toulouse-Lautrec ou Soutine. En invitant une nouvelle fois la compositrice Éliane Radigue, les Soirées Nomades de la Fondation Cartier pour l’art contemporain s’inscrivent  sans conteste dans cette démarche célébrant cette « hors-la-loi » de la musique. Qui se souvient des Chants de Milarépa, premier album de cette pionnière du minimalisme et de l’électroacoustique (passée par le Studio d’essai de la RTF et les premiers synthétiseurs modulaires au studio de Morton Subotnick à San Francisco), longue pièce méditative avec la voix de son confrère new-yorkais Robert Ashley (Lovely Music) ? Près d’un demi-siècle plus tard, elle applique ce principe à des compositions destinées exclusivement à des instrumentistes, des « phantasmes sonores » constitués de solos, duos, trios pour harpe, trompette, violoncelle, clarinette basse, où la musique s’exhale comme un souffle aux résonances infinies, une vague gigantesque ou encore une sculpture aux mouvements aériens à l’image d’un mobile de Calder. Une série fascinante aux combinaisons instrumentales multiples déclinées en quatre soirées : « pour rêver très grand, affirme-t-elle, car dans la réalisation, on est toujours obligé d’abandonner quelque chose. Si le rêve est grand, il en reste beaucoup, et si le rêve est petit, il n’en reste que très peu ».                                                                                                                                                                                            Franck Mallet

Fondation Cartier boulevard Raspail Paris – « Éliane Radigue, OCCAM OCEAN, rétrospective » les lundis 18 et 25 septembre, et 9 et 16 octobre (19h30)

Photo © Olivier Ouadah
jeudi 17 août 2023 à 13h04
« Celle qui s’approchait le plus d’une véritable actrice-chanteuse », résume Plácido Domingo (rapporté par Eric Dahan dans Libération) à propos de Renata Scotto, disparue le 16 août à quatre-vingt-neuf ans. « L’art de se surpasser », pourrait-on ajouter. Voix légère, voix héroïque, maîtrise du souffle et du timbre (stridences comprises), équilibre millimétré entre culte du beau chant et tempérament de tragédienne : comme chez Maria Callas, l’art cache l’art. Ecoutons-la, puisqu’elle fut une championne du disque audio (voir sa discographie ici) avant que la vidéo ne se généralise, dans Verdi (deux fois Rigoletto et Traviata, Desdémone d’Otello, Abigaille dans Nabucco), Puccini (deux fois Madama Butterfly, Liu dans Turandot, Suor Angelica), Bellini (Norma), Giordano (Andrea Chénier), Cilea (Adriana Lecouvreur) et même Mascagni (Cavalleria Rusticana). Sentant la fin (de la carrière) venir, elle retravaille son allemand et tente Wagner (Kundry dans Parsifal), Strauss (La Maréchale du Chevalier à la rose, Clytemnestre dans Elektra) et Schönberg (Erwartung). Un ultime saut de l’ange qui la décrit tout entière.
François Lafon
Hauts lieux de divertissement pour l’impératrice Joséphine et Napoléon Bonaparte sous le Premier empire, le Château de Malmaison, ainsi que celui de Bois-Préau, racheté sous le Second Empire par la famille Rodrigues-Enriques, retrouvaient une partie de leur lustre musical d’antan grâce aux efforts conjoints d’Elisabeth Claude, leur Conservatrice, associée à Sylvie Brély, Présidente de La Nouvelle Athènes – Centre des pianos romantiques, à l’occasion de la première édition du Festival de Pentecôte dédié à l’esthétique du premier romantisme français. Si l’Histoire a retenu avec raison la figure de Beethoven, il s’agissait de redécouvrir, et même plus simplement de s’ouvrir, à celles, oubliées, de Devienne, Hortense de Beauharnais, Duport, Hérold, Garat, Wély, Jadin, Dussek, Grétry ou Adam, frottées au chant italien de Paisiello et Spontini.
La 3e journée débutait l’après-midi sur quatre quatuors à cordes de la fin du XVIIIe siècle par les excellents instrumentistes de l’Ensemble Infermi d’Amore, tous formés récemment par Amandine Beyer à la Schola Cantorum Basiliensis de Bâle. Certes, le soleil dardait à travers les baies vitrées de l’Orangerie et il n’était pas facile de garder l’accord sur des instruments aux cordes si sensibles aux températures, mais le style délicat et chantant du Quatuor op. 1 n° 3 de Jadin trouvait là des interprètes totalement passionnés. Avec Boccherini (Quatuor à cordes op. 2 n° 6), le jeu s’intensifie et se colore, avant le Quatuor op. 34 n° 1 de Pierre Baillot (1771-1842), vraie découverte aux accents plus dramatiques, avec les ritournelles « À l’Espagnole » de son « Menuetto ». Le Quatuor en sol mineur de Viotti offrait une conclusion brillante à ce récital.
Le second concert de 18h30 proposait un panorama éloquent des concerts donnés une fois par semaine dans son salon par Joséphine, concocté par Coline Dutilleul (mezzo-soprano), Aline Zylberajch sur piano Erard (celui de 1806 restauré par Christopher Clarke pour La Nouvelle Athènes) et Pernelle Marzotti (harpe Erard). Entre pièces solistes de Mehul, Paisiello, Pleyel et Nadermann (Sonate en do mineur pour harpe) et mélodies de Hortense, la fille de Joséphine (extraites des « 12 Romances »), airs d’opéras de Paisiello (Zingari in Fiera et Nina), Méhul (Ariodante transcrit par Jadin) auxquels s’ajoutaient des romances de Pierre-Jean Garat (Il était là) et Jadin (La mort de Werther), un air du Huron, opéra-comique de Grétry et la langueur sublime d’O nume tutelar, air tiré de La Vestale de Spontini (bien vu, Coline Dutilleul !), les interprètes révélaient tout le charme et l’attrait de ces œuvres à la fois joyeuses, tendres et ardentes. La Bibliothèque de Malmaison recèle encore bien des secrets – plusieurs opéras y furent créés avant Paris – et des partitions d’Hortense de Beauharnais y dorment encore.         
Franck Mallet

Orangerie du Château de Bois-Préau, Parc de Malmaison, 15h & 18h30, dimanche 28 mai 2023
(Photo : Coline Dutilleul © DR)
 
dimanche 26 février 2023 à 16h15
En salles depuis quelques semaines, Tár, de Todd Field, continue une belle carrière (264 000 entrées en France à ce jour, pas mal pour une œuvre assez exigeante) et alimente toujours les polémiques. Très sollicitées dans la presse sur la crédibilité musicale du film (comme si on devait juger une fiction par son degré de fidélité à la réalité), les cheffes d’orchestre interrogées (Laurence Equilbey ou Simone Young par exemple) ont presque toutes apprécié, tout en soulignant que Lydia Tár, incarnée par Cate Blanchett, ne leur ressemble pas. C’est vrai que le CV du personnage, déroulé dans la première scène en forme d’interview, ne ressemble à celui d’aucune cheffe : après un cursus académique de haut vol avec apprentissage auprès de Leonard Bernstein himself, aucun orchestre au monde ne lui résiste puisque elle est devenue la directrice musicale du Philharmonique de Berlin, rien que ça, et elle est en train de mettre le point final à une intégrale pour DG des symphonies de Mahler avec une Cinquième dont on suivra les répétitions. Pendant cette interview la vedette des podiums balaye la question féministe : si les femmes ont gagné leur place au soleil musical de haute lutte, l’époque où le sexe du chef était décisive est révolue. Facile à dire quand on est au sommet de la hiérarchie, position que Lydia Tár va devoir quitter rapidement dans une descente aux enfers qui est le vrai sujet du film : accusée sur les réseaux sociaux d’un comportement pour le moins déplacé avec une ancienne protégée qu’elle aurait poussée jusqu’au suicide, la femme plus puissante du monde de la musique va connaître une déchéance aussi fulgurante que son ascension. Lesbienne, Lydia Tár est mariée avec la première violon de Berlin (Nina Hoss)... tout en poussant la carrière d’une jeune violoncelliste, bourrée de talent et de charme, et traitant sans ménagements sa jeune assistante (Noémie Merlant), tombée sous l’emprise de la grand musicienne mais devenue gênante. Ces télescopages troublants entre la fonction et la vie privée n’ont pas plu a tout le monde, comme Marin Alsop qui a trouvé le film insultant pour les cheffes d’orchestre et mysogine, agacée parce Tár laisse entendre qu’une femme sur le podium n’est pas si différente d’un homme. Le film, tout en ellipses, laisse sans réponse les questions soulevées (de quoi Lydia Tár se sent vraiment coupable, quelle était sa relation avec son ancienne protégée, est-elle manipulatrice ou manipulée ?) mais le plus perturbant est que Todd Field se garde bien de prendre parti pour ou contre son personnage principal, laissant au spectateur juge de savoir si elle mérite ou pas un tel acharnement. Le film ne serait pas imaginable sans l’incarnation éblouissante de Cate Blanchett du rôle titre. Parmi ses tours de force, une scène où elle pleure en regardant sur une veille cassette une leçon de musique pour les jeunes de son ancien mentor Bernstein. Omniprésente à l’écran, l’actrice australienne est décidément la cheffe (tous genres confondus) la plus crédible de l’histoire du cinéma, surtout dans les scènes de répétitions, où elle déploie toutes les cajoleries et arguties indispensables pour mener un orchestre, entre coups de gueule, indications techniques et démonstrations surjouées d’amour. Les scènes en coulisses (très bien documentées) d’une instituion aussi légendaire que le Philharmonique de Berlin (tournées en réalité à Dresden), avec tous les jeux de pouvoir qui s’y déroulent, sont aussi pour beaucoup dans l’atmosphère réussie. Mais au delà de cette vraisemblance si Tár sonne juste c’est par une mise en scène d’une rigueur parfois kubrickienne, un refus du pathos et une objectivité qui ne font que souligner la solitude grandissante d’un personnage pris dans un cauchemar sans fin. 
Pablo Galonce

Tár, de Todd Field. Cate Blanchett, Nina Hoss, Noémie Merlant. 2h 38min
 

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