
Désormais sous la direction artistique de Mischa Damev, le vénérable (74e festival !) Septembre Musical Montreux-Vevey consacre chacune de ses éditions à un pays hôte. À l’honneur, cette année, la culture russe… avec pas moins de quatre concerts successifs de l’incontournable Valery Gergiev à la tête de son Orchestre et Chœur du Mariinsky. Prokofiev, Tchaïkovski et Rimski-Korsakov, pour les trois premiers, avec en solistes le pianiste Alexandre Kantorow (2ème de Tchaïkovski) et le violoniste Daniel Lozakovich (2ème de Prokofiev), puis création pour terminer, avec des extraits de l’opéra
Éclipse d’Alexandre Raskatov (né en 1953), précédant un
Sacre du Printemps de Stravinsky, composé principalement à Clarens, sur les rives du Léman. Créé en mai 2018, à Saint-Pétersbourg, quasiment à la même époque que son second opéra
GerMANIA, à Lyon (voir
ici), cet ouvrage témoigne de l’insurrection saint-pétersbourgeoise du 14 décembre 1825 contre Nicolas 1er, qui visait à abolir le servage et obtenir une constitution. Le complot échoua. Cinq « décembristes », de jeunes aristocrates, furent pendus et plus d’une centaine d’autres « insurgés », envoyés au bagne… Commande privée du prince Mouraviev-Apostol, descendant direct d’un des décembristes exécutés,
Éclipse (titre provisoire, d’après le compositeur, qui hésiterait avec «
1825 ») requiert dix chanteurs solistes, plus un piano solo, un chœur d’hommes et l’orchestre, au complet. Son style, d’un dramatisme russe bien trempé, dérive à la fois sur le plan vocal du parlé-chanté de
Lady Macbeth de Mzensk, avec des « hyper tessitures » encore plus sarcastiques – la soprano Olga Pudova et le contre-ténor Artyom Krutko s’en sortent avec brio ! –, et des marches infernales à la Prokofiev, secouées de cuivres et fouettées par des sifflets. Schnittke, dont Raskatov compléta la 9ème Symphonie, n’est jamais loin non plus, avec ce vertige sonore qui étreint et emporte. Une traduction du livret n’aurait pas été un luxe, même si l’expression, chez ce compositeur, passe déjà pour l’essentiel par l’écriture. Final dans les limbes, avec de voix graves a cappella, pour une ultime prière à la manière d’un chœur d’église orthodoxe.
En seconde partie, une exécution tout bonnement extraordinaire du célèbre
Sacre par un Mariinsky en état de grâce – heureusement préservée par la Radio suisse, comme les fragments de la partition de Raskatov. Jamais peut-être aura-t-on entendu la partition avec une telle clarté des détails, et cet assemblage inouï des timbres dont le chef se plaît à exalter les mouvements, comme une fête démente embrasant tout l’orchestre. Ovation du public, debout, applaudissant à tout rompre, et bis tout aussi sublime, avec un (second) clin d’œil de circonstance à la communauté russe installée depuis plus d’un siècle sur la Riviera vaudoise : Le
Lac enchanté, de Liadov.
Franck Mallet
Montreux, Auditorium Stravinsky 2M2C, 3 septembre
(Photo : Alexandre Raskatov en coulisse avec les solistes © Céline Minchel-Septembre Musical Montreux-Vevey)