Vendredi 19 avril 2024
Le cabinet de curiosités par François Lafon
Prévue en mars, l’exposition Saint-Saëns, un esprit libre ouvre à la Bibliothèque-musée de l’Opéra Garnier. Premières surprises : "esprit libre", ce prolifique symbole de l’Institution, disparu il y a cent ans tout juste ? Et qui est, sur l’affiche, cet encore jeune dandy qui nous accueille, au regard frisant et à la barbiche poivre et sel ? Le même que l’on connait, patriarche satisfait, photographié par Paul Berger en 1915 ? Marie-Gabrielle Soret, commissaire de l’exposition et conservatrice-musique à la BnF, pose d’emblée le problème : deux-cents pièces seulement – objets, documents et photos, maquettes, lettres, manuscrits – pour raconter presque un siècle de musique (il composait à trois ans et demi), c’est un crève-cœur. De musique ? Pas seulement : pianiste prodige, organiste surdoué (le meilleur selon Liszt), compositeur (six cents œuvres), star internationale, chef de file de l’école française, prosélyte des  tendances nouvelles et baroqueux avant l’heure (Couperin et Rameau lui doivent beaucoup), cet hyperactif à la santé fragile (tuberculeux, il passait les hivers au soleil) qui a joué devant Rossini, connu Stravinsky et composé pour le cinéma (L’Assassinat du duc de Guise – 1908) était féru de poésie, de philosophie, de botanique, d’astronomie et même de vulcanologie. Paradoxe : des quatre stations du parcours (les trois autres étant « De l’enfant prodige à l’artiste accompli », « Saint-Saëns en son temps », « Saint-Saëns en héritage »), la troisième « Saint-Saëns et la scène lyrique » concerne parcimonieusement l’Opéra de Paris : création de trois ouvrages sur treize, Samson et Dalila, le seul à être passé à la postérité, ayant été créé à Weimar sous la houlette de Liszt. Mission impossible donc, cette exposition discrète pour un personnage qui ne le fut pas ? Un excellent produit d’appel plutôt, assez complet et finement agencé pour nous convaincre que ce que nous pensons savoir de Saint-Saëns n’est pas loin du catalogue d’idée reçues. Il faudra des concerts, un colloque (si tout va bien) et dès maintenant un livre (beaucoup plus qu’un catalogue, justement) pour faire connaissance avec cet esprit bien trempé (le contraire du consensuel Massenet) dont l’acuité intellectuelle et les multiples talents éblouissaient Proust lui-même. 
François Lafon 
25 juin au 10 octobre, Bibliothèque-musée de l’Opéra de Paris-Garnier -  Publication : Saint-Saëns, un esprit libre, sous la direction de Marie-Gabrielle Soret – BnF Editions 39 euros (Photo © DR)

Deuxième nouveau spectacle à huis-clos depuis l’Opéra Bastille (en différé celui-là, après Aida en direct - voir ici) : Faust mis en scène par l’Allemand Tobias Kratzer, bankable dans le monde lyrique, en particulier depuis son Tannhäuser décapant au festival de Bayreuth. En remplaçant le désir de savoir du Faust goethéen par l’obsession de la jeunesse, Gounod et ses librettistes travaillaient pour l’avenir. A première vue donc, la convention (enfin, l’actuelle) : transposition de l’action à notre époque, effets vidéo. En rajeunissant, Faust court la banlieue, fréquente des lascars et drague Marguerite au pied de son HLM (lutte des classes et domination de l’homme blanc ?), mais suit Méphisto dans ses évolutions aériennes, comme dans la légende (pertinente utilisation de la vidéo signée Manuel Braun). En cela Kratzer se démarque du tout-venant, avec des hauts (Marguerite enceinte et abandonnée, affrontant le Démon dans le métro) et quelques bas (le retour des soldats dans leur cité), des clins d’œil aussi, tels Méphisto lâchant son cigare allumé sur Notre-Dame ou (plus private joke celui-là) la célèbre Valse traitée façon hip-hop-des-Sauvages dans Les Indes galantes… à l’Opéra Bastille (voir ). Une façon somme toute d’être fidèle au mélange de petits et de grands moments qui caractérise l’ouvrage. Un Faust pour trente saisons, tel celui « de » Jorge Lavelli (remplacé en 2011 par une oubliable version due à Jean-Louis Martinoty) ? « Ce qui est modé est voué à se démoder », remarquait Pierre Boulez. Distribution à la hauteur de l’occasion, dominée par Benjamin Bernheim en digne héritier d’Alain Vanzo (en plus moderne), où Valentin (Florian Sempey) éclipse Méphisto (Christian Van Horn), où Marguerite (Ermonela Jaho) n’a rien d’une Castafiore mais supporte mal le gros plan, où Sylvie Brunet-Grupposo est parfaite en Dame Marthe sexy et Michèle Losier très crédible en Siebel travesti. Chœurs et orchestre masqués, très à leur affaire sous la baguette du jeune et doué Lausannois Lorenzo Viotti. Présentation grand public (on est en prime time) par les chanteurs eux-mêmes, captation habile de Julien Condemine, compte-tenu de la difficulté à vidéoter la vidéo.  En attendant la réouverture… 
François Lafon 

26 mars, France 5 - En replay six mois sur Culturebox - Sur France Musique le 3 avril- Au cinéma, ultérieurement (Photo © Monika Rittershaus/OnP)


En direct de l’Opéra  Bastille sur Arte Concert : Aida de Verdi, mis en scène par la Néerlandaise Lotte de Beer. Des travaux pratiques grand format après la théorie exposée lors du récent point presse-maison (voir ici), l’ouvrage, politique dès sa création (l’ouverture du Canal de Suez), concentrant les thèmes liés à la représentation actuelle des produits du colonialisme triomphant. « La guerre entre l’Égypte et l’Éthiopie dépeint le conflit culturel entre l’Europe et ses colonies : un choc des « arts du monde » dans un musée d’Europe où tout se trouve classé ; une secousse poignante de langages corporels théâtraux », annonce Lotte de Beer. Le procédé n’est pas nouveau, lancé par la version muséale de Pet Halmen à Berlin (1995). Sans être aussi chargée que la relecture tanks et charniers d’Olivier Py (Bastille, 2013), la démonstration reste contraignante, jeu redondant entre mélodrame bourgeois (les colonisateurs-visiteurs en costumes 1870) et tragédie antique (les colonisés-exposés, superbes momies-marionnettes maniées à vue, accompagnées de leur double chanteur), la « secousse corporelle » (beau travail de la Zimbabwéenne Virginia Chihota) ne concernant pas moins les suivantes d’Amneris en guêpières, le Triomphe de Radames en tableaux vivants à la gloire de la suprématie occidentale ou le final au milieu des marionnettes inertes. Mais Aida étant un opéra intimiste dans un cadre qui ne l’est pas, la caméra de François-René Martin recentre habilement le propos. Et quel plateau : Sondra Radvanovsky (Aida) et Ludovic Tézier (Amonasro), voix glorieuses et style imparable, parvenant à exister autrement qu’en ombres de leur marionnette, Jonas Kaufmann (Radamès), jamais avare de nuances et très à l’aise dans ce cadre décalé, Ksenia Dudnikova, Amneris Second Empire, imposante autant que bien chantante. Direction à l’avenant de Michele Mariotti, dynamisante sans être clinquante, orchestre et chœurs en grande forme, audiblement ravis de reprendre du service. On imagine l’ovation de la salle… comme un avant-goût du monde d’après.
François Lafon

Sur Arte Concert jusqu’au 25 février, sur Arte le 21 février à 14h05, au cinéma ultérieurement. En différé sur France Musique le 27 février
Photo © Vincent Pontet/ONP

Point presse du staff de l’Opéra de Paris fermé au public : 90 millions d’euros de pertes sur trois ans, dont 60 millions couvertes par l’état. « Résultats prometteurs » de la plateforme numérique « L’opéra chez soi » (voir ici), contenus gratuits et payants cumulés. Ajoutant leurs voix à celles d’Alexander Neef (directeur), Martin Ajdari (directeur-adjoint) et Aurélie Dupont (danse) : l’historien et professeur à Sciences-Po Pap Ndiaye et Constance Rivière, secrétaire générale du Défenseur des droits, tous deux chargés d’une « Mission de réflexion et de proposition sur les questions de représentations de la diversité et de lutte contre la discrimination au sein de l'Opéra national de Paris » dont le rapport vient d'être publié. Long exposé à plusieurs voix reflétant la multiplicité des sujets et les problématiques croisées qui en découlent - déjà présentes dans un récent manifeste des salariés de la maison -, du plafond de verre à l’embauche pour raisons sociales, ethniques et culturelles aux problèmes posés par un répertoire datant d’époques où l’on inventait le « Ballet blanc » et où l’on ne parlait pas de « blackface ». Insistance de la part d’Alexander Neef, venu du Nouveau Monde et depuis longtemps au fait de ces thèmes, sur l’indépendance des créateurs, metteurs en scène et chorégraphes, tenant compte cependant de ces nouvelles donnes, et induisant qu’il ne sera pas obligatoire d’être noir pour chanter Otello ni asiatique pour incarner Madame Butterfly, mais que la fallacieuse innocence qui a trop longtemps prévalu sous prétexte de respect des œuvres n’était plus de mise. Intensification du travail de sensibilisation socio-cultuelle : le Noureev de demain viendra-il d’un territoire où l’on va plutôt chercher les surdoués du ballon rond ? A l’évocation d’éventuels quotas et d’un calendrier de cette nouvelle donne, Alexander Neef botte en touche : parlons plutôt culture et faisons éclore les talents. Epineux parcours…                                                                                  François Lafon

vendredi 20 novembre 2020 à 12h46
Point presse Zoom du trio de tête de l’Opéra de Paris - Alexander Neef (Directeur), Martin Ajdari (Directeur adjoint) et Aurélie Dupont (Directrice de la danse) - exercice périlleux dans l’incertitude actuelle, entre autres destiné à corriger voire prévenir les inévitables rumeurs sur « une maison à genoux », ainsi que l’a qualifiée son précédent directeur Stéphane Lissner. Comme partout ailleurs, chaque projet, chaque date sont avancés en croisant les doigts, avec un optimisme qui empêche l’exercice de tourner au comptage des pots cassés. On apprend que la « Tétralogie coûte que coûte » sera enregistrée dans le désordre à Bastille et Radio France et diffusée (dans l’ordre) en différé sur France Musique, mais privée des locomotives Jonas Kaufmann et Eva-Maria Westbroek, lesquels auraient à eux seuls rempli la salle… si salle il y avait eu. On voit surtout, comme partout ailleurs, que la situation sanitaire accélère largement le bond vers le numérique, ainsi qu’en témoignent les espoirs fondés sur la future plateforme "Opéra chez soi" nourrie (entre autres) des exemples conjugés du récent Aria (pour mobiles et tablettes) et de la 3ème Scène, et se cherchant une forme artistique et un modèle économique, le « tout gratuit » prisé par l’internaute n’en étant évidemment pas un. Petite phrase de Martin Ajdari détaillant les pertes (grève + épidémie : 50 millions d’euros) subies en 2020 par la maison : « Sans la dotation de 81 millions d’euros annoncée par la ministre de la Culture, l’Opéra serait en cessation de paiement en 2021 ». Glaçante précision, s’agissant d’une maison représentant la moitié du budget global des opéras français. 
François Lafon

Suite des festivités du tricentenaire et demi de l’Opéra de Paris : après Un air d’Italie, l’Opéra de Paris de Louis XIV à la Révolution, voici Le Grand opéra, 1828 – 1867, le spectacle de l’Histoire. Un sous-titre qui dit tout, selon Romain Feist, co-commissaire  de l’exposition avec Marion Mirande : annoncé par Spontini (La Vestale) et Cherubini (Médée), inauguré par Auber et sa Muette de Portici et Rossini avec Guillaume Tell, le genre va trouver en Meyerbeer son héraut et son héros. Plus de mythologie ni d’antiquité, mais de l’Histoire « comme si vous y étiez », revanche de la France de Louis-Philippe après Waterloo et le traité de Vienne : décors somptueux, grand effets, musique non moins spectaculaire, faisant appel à des voix hors-normes. Avant tout,  toujours selon Romain Feist,  un laboratoire du ballet romantique qui, lui, passera à la postérité : pas d’opéra à Paris (salle Le Peletier, puis Palais Garnier) sans scène de danse, passage obligé auquel ni Wagner (Tannhäuser) ni Verdi (Les Vêpres siciliennes, Don Carlos) n’échapperont, pas même Mozart qui verra (ou plutôt ne verra pas) son Don Giovanni augmenté d’un ballet signé… Auber. Double paradoxe : composé en cinq mouvements ("Généalogie" ; "Révolution en marche" ; "Triomphes de Meyerbeer" ; "Dernières gloires" ; "Un monde s’éteint") de tableaux, gravures et maquettes, mais aussi de manuscrits rares (l’original de la célèbre lettre de Baudelaire à Wagner), cet hommage à la période la plus « grand spectacle » du genre est intime, voire feutré, jusqu’à la salle spéciale consacrée à L’Africaine, dernier blockbuster de Meyerbeer, où l’on peut admirer la maquette d’un décor avec sa machinerie (l’original pesait douze tonnes). Constatation enfin (et second paradoxe) que ce grand opéra ici fêté est très peu donné in loco de nos jours. Hors les outsiders célèbres précités Verdi et Wagner, un Robert le Diable au Palais Garnier (1985), des Huguenots (2018) à la Bastille, tous deux témoignant de la difficulté – dramaturgique mais aussi musicale – que rencontre notre époque à retrouver (et à apprécier) ces photographies grand format d’un monde révolu.  
François Lafon 

Exposition Le Grand opéra, 1828 – 1867, le spectacle de l’Histoire. Bibliothèque-musée de l’Opéra, Palais Garnier, du 24 octobre 2019 au 2 février 2020 (Illustration : Affiche de L’Africaine, 1865 (c) BnF)

Reprise au Palais Garnier de Don Pasquale de Donizetti dans la mise en scène de Damiano Michieletto, créé in loco la saison dernière (voir ici). Un bon spectacle de répertoire, moderne mais pas trop (c’est-à-dire tous publics), dont on n’attend pas de surprise. Mais le chef n’est plus le même et la distribution a été modifiée, et tout est remis en question. Avec des partenaires masculins bien chantants mais jouant à l’effet, le subtil Michele Pertusi paraissait « en-dessous ». Entouré de Christian Senn (Malatesta, le faux ami) et Javier Camarena (Ernesto, le neveu rival), non moins bien chantants mais jouant « sur le fil », son Don Pasquale souffrant de déni de réalité - tel Falstaff, Verdi reprenant le flambeau un demi-siècle plus tard - trouve son exacte dimension burlesque et pathétique : on pense à Alberto Sordi dans un film de Dino Risi. Equilibre modifié aussi avec Pretty Yende, vraie diva se jouant des codes de la diva, électrisant le plateau en « idée que l’amour est encore possible pour le vieux beau » (explication de Michieletto). Et surtout le chef Michele Mariotti, que les meyerbeeriens ont trouvé tiède dans Les Huguenots en début de saison à l’Opéra Bastille, trouve l’exacte dimension de l’ouvrage en panachant frénésie et mélancolie, là où son prédécesseur Evelino Pido éclairait essentiellement la dureté de la fable. Gros succès, à partager entre amis.
François Lafon 

Opéra National de Paris – Palais Garnier, jusqu’au 16 avril (Photo©Elena Bauer/OnP)

Au Palais Garnier, Concert de gala de l’Académie, grand oral annuel (voir ici) pour les onze chanteurs de la promotion, dans un répertoire sage (Mozart, Donizetti, Massenet, Rossini, Gounod, Bizet, Johann Strauss) destiné à un public plus large que celui de Philippe Boesmans (voir ) ou Kurt Weill (et ) à l’Amphithéâtre Bastille. Niveau inchangé, si ce n’est que les valeurs déjà sûres de l’année dernière ont progressé en assurance (les ténors Maciej Kswasnikowski et Jean-François Marras, le baryton Danylo Matviienko) ou en diction (Angélique Boudeville, timbre plus somptueux que jamais). Parmi les nouveaux arrivés, le baryton français Timothée Varon, chez lui dans Massenet autant que dans Donizetti (succulent duo de L’Elixir d’amour avec Marras) et la soprano russe Liubov Metvedeva, dont la stratosphérique Fille du régiment fera plus d’effet encore lorsqu’elle maîtrisera mieux le français. Deux grands ensembles pour finir chacune des deux parties : le tableau du Cours la Reine (Manon – Massenet), où Marianne Croux prolonge la meilleure tradition des Manon françaises, et le final du 2ème acte de La Chauve-Souris, galop d’essai pour la production de l’« opérette-aussi-dure-à-chanter-qu’un-opéra » au programme de l’Académie en mars. A noter que pour ces scènes à grand spectacle, trois des quatre pianistes chefs de chant de la promotion viennent ajouter leurs voix à celles de leurs camarades, tous accompagnés avec un souci de style pas si courant dans ce genre d’exercice par l’excellent Jean Deroyer à la tête d’un Orchestre de l’Opéra sur son trente-et-un. 
François Lafon

Opéra National de Paris, Palais Garnier, 16 janvier (Photo : Angélique Boudeville © Vincent Lappartient)

A l’Amphithéâtre Bastille : Shakespeare, Fragments nocturnes par l’Académie de l’Opéra de Paris. On s’attend à un collage de scènes, parcourant  trois siècles (de Purcell à Reimann) de mises en musique du grand Will, exercices de styles à l’usage des académiciens chanteurs et pianistes. C’est, dans la tradition maison, un peu plus recherché que cela. La metteur en scène Maëlle Dequiedt a peaufiné ce travail d’élèves commencé lorsqu’elle était en résidence à l’Académie : partant du Songe d’une nuit d’été de Benjamin Britten (la nuit, l’amour, la confusion des sexes et des sentiments), elle pratique le décidément très à la mode « jeu transparent » (voir ici) les participants « interprétant leurs personnages tout en restant visibles en tant qu’individus », ce qui se justifie pleinement dans un tel contexte. Ainsi les pianistes deviennent-ils Will I, II et III, les personnages se dédoublent (Juliette pugnace chez Gounod - Giulietta mélancolique chez Bellini), Ophélie (celle des Ophelia Lieder de Strauss) croisant l’Hamlet d’Ambroise Thomas, pour aboutir au Roi Lear auquel a renoncé Verdi mais pas notre contemporain  Aribert Reimann, son journal de composition - à la fois technique et étrangement évocateur - de Lear (1978, repris la saison dernière à l’Opéra Garnier) servant de fil rouge à ce voyage dans les rêves et les cauchemars générés par les mondes parallèles shakespeariens. Une occasion de constater le degré d’excellence de cette promotion de l’Académie, dix chanteurs-comédiens et trois pianistes (comédiens aussi), mais aussi équipe dramaturgique et métiers d’art, tous participant à cet accouchement de l’opéra de demain poursuivi – de l’Atelier lyrique à l’Académie – depuis bientôt quinze années.
François Lafon 

Shakespeare, fragments nocturnes
, Opéra National de Paris – Bastille – Amphithéâtre, jusqu’au 17 octobre. Le 26 octobre à La Grange au Lac, Evian (Photo © Studio j'adore ce que vous faites ! / OnP)

Conférence de Stéphane Lissner, suite du cycle « Le Collège de France reçoit l’Opéra National de Paris » inauguré le 10 avril (voir ici) par Philippe Jordan. Question du jour : « Pourquoi l’opéra aujourd’hui ? ». Deux dominantes dans les propos du directeur maison, ex-du Chatelet, ex-du festival d’Aix-en-Provence, ex-de la Scala de Milan : le plaidoyer pro-domo (de bonne guerre) et la volonté de rester accessible auprès d’un auditoire profane (les Français sont réputés plus littéraires que musiciens), fût-il composé de dignes professeurs et d’intellectuels de premier rang. Auteurs convoqués donc, et références calculées, le tout aidant à faire passer des messages subliminaux ou très directs (un des talents d’orateur de Lissner), dignes en tout cas d’un politique avisé. Attaque en force sous l’égide de Pierre Boulez et du philosophe Francis Wolff : opéra  = convention,  un art qui exclut. Et de citer Boulez - en nuançant la brutalité du propos - dans le célèbre rapport Boulez-Vilar-Béjart (1968) : « Il faut brûler les maisons d’opéra ». Suit une démonstration sans cesse nourrie de vécu : Un spectacle réussi se suffit à lui-même, et n’a pas besoin de mode d’emploi ; doute quant aux surtitres, qu’on lit au lieu de regarder et même d’écouter : Pina Bausch n’en voulait d’ailleurs pas dans son Orphée de Gluck ; répertoire limité : « adoration des cendres plus qu’entretien du feu sacré », disait Mahler. Emprunt à Wolff de la notion de « secrète alchimie » : émotion d’autant plus forte que l’esprit critique est désamorcé. Réalisme : la méconnaissance musicale peut être un atout. Vérité en deçà… : les Viennois viennent écouter une œuvre, eussent-ils vu vingt fois la production. Les Français veulent du spectacle. L’Italien Giorgio Strehler faisait naître sa dramaturgie de la beauté du mouvement scénique, alors que le Rigoletto de l’Allemand Claus Guth procède d’une boîte en carton signifiante. Esquisse d’un « Pourquoi l’opéra demain ? » : rompre la logique du magasin d’antiquités, ne jamais oublier que le public, fût-il le plus conservateur, cherche les émotions fortes (l’équilibriste va-t-il tomber ?), plus concrètement persuader la puissance publique que l’opéra ne peut être qu’un service public. Une devise : Excellence, invention, pertinence, le tout ponctué de deux extraits filmés qui définissent Lissner jusque dans sa ténacité devant l’adversité : le très contesté Cosi fan tutte par Anne Teresa de Keersmaeker et la justement encensée Fille de neige par Dmitri Tcherniakov ... tous deux chargés des prochaines conférences du cycle. 
François Lafon 

Collège de France, Paris, 14 juin

Début du cycle « Le Collège de France reçoit l’Opéra National de Paris » (350ème anniversaire de la maison – Le Collège, lui, fêtera son 500ème en 2030) : master-class de Philippe Jordan sur Don Giovanni de Mozart, avec les résidents de l’Académie de l’Opéra. Amphithéâtre Marguerite de Navarre bondé, réactions d’un public trié sur le volet, beaucoup découvrant à quel point une belle voix n’est que l’enfance de l’art. Jordan aussi décontracté qu’à l’Amphithéâtre Bastille, où ses master-classes font salle tout aussi comble. Cinq chanteurs et deux pianistes, cinq caractères trempés à manier en orfèvre, parmi lesquels Angélique Boudeville (soprano - voix du Bon Dieu mais diction à parfaire), Danylo Matviienko (baryton - tout pour lui, déjà une assurance de divo), Maciej Kwasnikowski (ténor – technique de rêve à dépasser). Maîtres mots : contraste, articulation, dynamique, tempo. Petit florilège : « Si l’orchestre est trop fort, c’est peut-être parce que vous chantez trop fort » ; « Mozart selon Alfred Brendel : trop facile pour les enfants, trop difficile pour les adultes » ; « Si la ligne de chant résiste, écoutez l’orchestre. Vous y trouverez peut-être le crescendo révélateur» ; « Dans la Sérénade de Don Giovanni, ne chantez pas piano, chuchotez forte » ; « Don Ottavio ? Un chevalier, pas un toutou » ; « Les deux mesures d’introduction du Trio des Masques faisaient dire à Richard Strauss qu’il donnerait toute son œuvre pour les avoir inventées » ; « Don Giovanni : miel dans la bouche, mâchoires musclées » : «  Ottavio, il y a des petites notes qui rendent inutiles les grands effets » ; « Chez Mozart, plaisir n’est jamais synonyme de laisser-aller. » ; « Théâtre et musique :  pourquoi le thème de l’aria Non mi dir est-il exposé dès le récitatif ? ». A suivre : conférences jusqu’en avril 2019 (Dmitri Tcherniakov, Anne Teresa De Keersmaeker, Stéphane Lissner…)
François Lafon

Collège de France, Paris, 10 avril (Photo © DR)

mercredi 21 mars 2018 à 23h37
A l’Amphithéâtre de l’Opéra – Bastille : Kurt Weill Story par les chanteurs, pianistes et instrumentistes de l’Académie de l’Opéra, mis en scène par Mirabelle Ordinaire, ex-de l’Académie. Quel Kurt Weill ? l’Allemand (avec Brecht), le Français (qui compose La Complainte de la Seine pour Lys Gauty) ou l’Américain, exilé fournissant des musicals à Broadway ? Les trois bien sûr, mêlés dans un spectacle-audition où les chanteurs jouent leur propre rôle jouant des personnages typés interprétant songs, chansons et ensembles : triple distanciation (Brecht encore), quadruple même si l’on inclut le public qui boucle la boucle en assistant à l’audition… des pensionnaires de l’Académie. Tout cela inventif et divertissant, maniant le private joke (enfin, on l’imagine) et l’autodérision sans tomber dans l’entre-soi. Un exercice de haute école surtout, les trois Weill exigeant des qualités complémentaires et parfois opposées tout en restant du Weill, génie du théâtre en musique à l’expression simple cachant une technique sophistiquée. Question à jamais irrésolue : voix lyriques ou non ? Weill rêvait de voix d’opéra pour Mahagonny et incluait du chant savant dans ses musicals (l’ « Ice cream Sextet » de Street Scene). Ici personne n’imite Lotte Lenya ou Gisela May, mais chacun s’adapte non sans finesse : roulades rossiniennes pour le "Duo de la jalousie" de L’Opéra de Quat’sous, technique « chanson » pour Pauline Texier (soprano) dans Je ne t’aime pas (paroles de Maurice Magre), parodies d’opéra russe pour "Tchaikovski" (Lady in the dark) où le baryton ukrainien Danylo Matviienko (photo) fait crouler la salle. Vent de Fregoli aussi chez les accompagnateurs : il suffit pour cela d’entendre les cordes de l’Académie dans le "Tango ballade" de L’Opéra de Quat’sous ou le pianiste Benjamin d’Anfray chalouper jazz, tous se retrouvant au final pour un Youkali (paroles de Roger Fernay pour la pièce Marie Galante ou l'Exil sans retour de Jacques Deval) qui résume tout : « C’est presque au bout du monde, c’est dans notre nuit comme une éclaircie, c’est le pays de nos désirs ».
François Lafon

Opéra National de Paris – Bastille – Amphithéâtre. Tous publics les 23 et 24 mars (20h), scolaires le 22 mars (14h) (Photo © DR)

A l’Opéra de Paris – Palais Garnier : Béatrice et Bénédict, dirigé par Philippe Jordan dans le cadre du cycle Berlioz inauguré la saison dernière avec La Damnation de Faust. Une soirée unique et une simple mise en espace pour cet opéra-comique imité (comme on disait à l’époque) de Beaucoup de bruit pour rien de Shakespeare, succès lors de sa création en 1862 alors que personne ne voulait des ambitieux Troyens, méprisé depuis pour cause d’affadissement de la pièce originelle. Ironie du sort : la représentation est aussi réussie que la Damnation était ratée (voir ici). Car c’est bien - avec scénographie minimale et costumes (presque) de tous les jours -, d’une représentation qu’il s’agit, réglée par Stephen Taylor comme un opéra dans un fauteuil à la manière du Théâtre dans un fauteuil de Musset, ou plutôt comme un spectacle de (grand) salon, laissant s’épanouir la musique (sublime) sans que le théâtre (plus léger) en souffre. Dédoublement habile des personnages entre chanteurs et acteurs, utilisation du chœur comme un personnage à part entière, réintroduction - un peu plus problématique car rompant l’atmosphère douce-amère de l’ensemble -, de l’intrigue « sombre » (un faux adultère qui manque mal tourner) de la pièce, supprimée par Berlioz au profit de la joute « je t’aime moi non plus » des rôles-titre. Réussite musicale surtout : orchestre enjoué autant que raffiné, voix appariées – Sabine Devieilhe et Stéphanie d’Oustrac en jeunes premières de luxe, l’impeccable ténor américain Paul Appleby (remplaçant Stanislas de Barbeyrac), Laurent Naouri drôle sans en faire trop en maître de musique ridicule (un personnage ajouté par Berlioz, qui réglait là quelques comptes), Didier Sandre menant la partie théâtre avec sa classe habituelle. Ovation finale pour cet outsider qui dame le pion à quelques favoris. 
François Lafon 

Opéra National de Paris – Palais Garnier, 23 mars. En différé sur France Musique le 23 avril (Photo © DR)

vendredi 3 février 2017 à 23h21
A l’amphithéâtre de l’Opéra Bastille, master class de Philippe Jordan avec les chanteurs et pianistes-chefs de chant de l’Académie de l’Opéra. Après Mozart la saison dernière, Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach, dont Jordan a dirigé cet automne la reprise dans la grande salle. « Une œuvre difficile pour de jeunes chanteurs », prévient Christian Schirm, directeur artistique de l’Académie. « Le répertoire maison, que nous avons pour mission de défendre », ajoute le chef. Offenbach, Mozart des Champs-Elysées mais né musicien allemand : un double univers qui est aussi le sien. Salle comble pour écouter cinq voix et quatre pianistes de l’actuelle promotion, à qui Jordan annonce qu’ils vont (peut-être) devoir prendre des risques, aller au-delà du beau chant, trouver l’amertume d’Hoffmann dans les « ac » de Kleinzack, jouer le paradoxe entre les mots tendres et l’inhumanité de la poupée Olympia (« Les oiseaux dans la charmille »), entretenir la fascination diabolique jusque dans le fa aigu final de « Scintille, diamant », confronter des mondes parallèles (la voix du Diable, celle, consolatrice, de la Mère) dans le trio « Tu ne chanteras plus ». Personnalités tranchées : le ténor Jean-François Marras butte sur les « ac », la colorature Pauline Texier donne trop de vibrato à sa poupée, le baryton-basse Mikhail Timoshenko ne voit pas l’intérêt dramatique du fa aigu (« mais je l’ai ! », précise-t-il), le pianiste Thibaud Epp joue trop legato pour planter le décor adéquat. « Je ne suis ni metteur en scène ni technicien de la voix, rappelle Jordan. C’est par la musique qu’on va y arriver ». Tous y arrivent en effet, Timoshenko - voix de bronze et personnalité affirmée - le premier. Et Philippe Jordan de montrer tout en douceur à la salle conquise qu’il ne suffit pas de savoir diriger un orchestre pour être un chef lyrique à part entière. 
François Lafon

(Photo : Paulie Texier © DR)
mercredi 10 février 2016 à 13h42

Conférence de presse au Palais Garnier : la saison 2016-2017 de l’Opéra de Paris. Autour du directeur Stéphane Lissner, le directeur musical Philippe Jordan et celui de la danse Benjamin Millepied. Atmosphère moins électrique que la semaine dernière, lorsque ce dernier a publiquement annoncé sa démission. Interventions des metteurs en scène-dont-on-parle Thomas Jolly (Eliogabalo de Cavalli en ouverture de saison) et Dmitri Tcherniakov (La Fille des Neiges de Rimski-Korsakov en avril 2017), présentation par le compositeur Luca Francesconi de Trompe-la-Mort, son oeuvre nouvelle inspirée du personnage balzacien Vautrin : trois événements haut de gamme coexistant avec une programmation plus rassurante (dont Cavalleria Rusticana, mais couplé avec le rare Sancta Susanna d’Hindemith) et la présence de stars bankable (trois fois Jonas Kaufmann). Accent mis par Lissner sur la recherche de nouveaux publics : écran géant place de la Bastille (Carmen avec Roberto Alagna, qui l’a chanté partout sauf à Paris), mais aussi et surtout deux nouvelles catégories de prix, dont une « 7ème » emblématique (places à 50 €) et précision – elle aussi emblématique - que parmi les moins de vingt-huit ans conviés aux avant-premières instaurées par l’administration Lissner, 58% n’avaient jamais mis les pieds à l’Opéra. Création de nouveaux publics ou formation permanente des anciens? Eternel problème. Equilibre financier enfin proclamé pour 2015, en dépit des événements de novembre et de l’appareil sécuritaire d’urgence. Frémissement de la salle quand même (mais moins que l’année dernière – voir ici) lorsque en vedette américaine Millepied, sportivement salué par Lissner (« Il y aura un avant et un après »), se lance dans une présentation truffée de superlatifs de sa saison. Consensus général. Qui croira encore qu’ainsi looké, l’Opéra n’est pas le fidèle microcosme de l’actuel macrocosme ?

François Lafon

dimanche 8 novembre 2015 à 13h48

Tollé au Palais Garnier : les cloisons séparant les loges deviendraient amovibles, enlevées le soir pour les représentations, rétablies dans la journée pour les visites touristiques. L’opération, en projet depuis le premier trimestre 2014, permettrait de gagner une trentaine places. Pétition en ligne adressée à Stéphane Lissner (voir ici, 4500 signataires au 8 novembre), réaction de Hugues Gall, ancien directeur de la maison, dans Le Journal du dimanche : « Les vandales ne sont pas qu’à Palmyre (…) Si on se met à manipuler les cloisons, au bout de trois ou quatre fois, elles seront fichues et iront pourrir dans les combles ou les caves. » En 1976, la non moins historique Salle Richelieu de la Comédie Française avait subi un sort plus radical, toutes les loges de balcons ayant disparu. En 1980, devenant Théâtre Musical de Paris, le Châtelet avait été remodelé, perdant entre autres les colonnettes « décoratives » qui faisaient sa spécificité … et empêchaient les spectateurs des balcons de voir l’intégralité de la scène. Dans les deux cas, les répercussions acoustiques et le gain en visibilité avaient été évoquées en priorité. A Garnier, c’est le sacrilège esthétique (voire le sacrilège tout court) qui prime. Mais ni la Salle Richelieu ni le Châtelet ne comptent parmi les monuments français les plus visités.

François Lafon

Photo © DR

jeudi 5 février 2015 à 11h29

Présentation par Stéphane Lissner entouré de Benjamin Milepied (directeur de la danse) et Philippe Jordan (directeur musical) de la saison 2015-2016 à l’Opéra de Paris. En gros sur la façade de la Bastille : " Vibrer ? Frémir ? Oser ? Désirer ? Abonnez-vous ". Tout un programme par ailleurs copieux, contrastant nettement avec celui « de transition » proposé cette année. Mise en place de thématiques déployées sur six saisons et appuyés sur le triumvirat Wagner-Schönberg-Berlioz, l’opéra en temps de crise devant faire réfléchir avant que de divertir et attirer des sponsors au moyen de projets forts, tels le diptyque lyrico-chorégraphique Iolanta/Casse-noisette de Tchaikovski, mobilisant cinq chorégraphes pilotés par le metteur en scène Dmitri Tcherniakov. Mise en place par ailleurs d’une Académie sur le modèle de celle du festival d’Aix (Lissner déjà), englobant l’Atelier Lyrique toujours dirigé par Christian Schirm qui a fait son succès. Paris sur l’avenir : treize avant-premières à 10 € pour les jeunes, ouverture (septembre 2015) de « 3ème Scène », plateforme numérique destinée recevoir des créations originales, commandes d’œuvres nouvelles à des trios compositeur-librettiste-metteur en scène. Pour le grand public : reprises de spectacles anciens, marronniers du répertoire (la Trilogie populaire de Verdi), débuts in loco ou retour de quelques stars (Anna Netrebko, Jonas Kaufmann, Bryn Terfel). Même équation nouveauté-œcuménisme côté danse, Benjamin Millepied insistant sur la vocation du Ballet à entretenir sa tradition « sur les pointes » tout en poursuivant ses expériences contemporaines avec, notamment, Anne Teresa De Keersmaeker. Effet people : bombardé de questions, le wonder boy steals the show. L’autre face de l’opéra responsable selon Lissner ?

François Lafon

lundi 15 décembre 2014 à 16h36

Exposition Rameau et la scène à la Bibliothèque-Musée de l’Opéra de Paris. Retour à la maison-mère pour clore le 250ème anniversaire de la mort du génie longtemps mal-aimé. Manuscrits, éditions originales, estampes et maquettes (« De l’écriture à la représentation »), photos et costumes d’un siècle de redécouverte et de recréation des œuvres (« Du Purgatoire à la lumière ») : beaucoup à voir et à lire compte-tenu de l’exiguïté des lieux, des documents rares pour la plupart issus du fonds maison. En milieu de parcours : un grand mur bleu nuit sur lequel sont inscrites, comme sur un tombeau, les grandes reprises à l’Opéra, depuis Hippolyte et Aricie (mise en scène de Paul Stuart, avec Lucienne Bréval en Phèdre - 1908) jusqu’à … Hippolyte et Aricie (mise en scène d’Ivan Alexandre – 2012) en passant par Castror et Pollux, Les Indes galantes, Platée, Dardanus et Les Boréades, soit six des vingt-huit ouvrages scéniques (tragédies et comédies lyriques, opéras-ballets, pastorales héroïques, etc.) composées entre 1733 par un débutant âgé de cinquante ans jusque-là spécialisé dans la musique instrumentale et 1764, date de sa mort et du report sine die de la création de ses ultimes Boréades. Sous l’hommage donc, la moins glorieuse réalité : trente ans et plus après le déferlement de la vague baroqueuse, Rameau n’est toujours pas une valeur sûre et seuls ses blockbusters (si l’on peut dire) figurent au répertoire de l’Opéra. Côté mise en scène, reconstitueurs et actualiseurs continuent pourtant – les seconds distançant les premiers, en nombre tout au moins – à chercher les moyens les plus efficaces de résoudre les problèmes dramaturgiques posés par ce théâtre d’un autre temps, la partie musicale étant une fois pour toutes dévolue au tenants de la philologie. Un work in progress, veut-on croire, plutôt qu’une cause perdue.

François Lafon

Bibliothèque-musée de l’Opéra National de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 8 mars 2015 Photo © DR

samedi 29 mars 2014 à 16h49

Partenariat entre l’Opéra de Paris et l’Institut culturel Google pour révéler « Les trésors cachés du Palais Garnier ». En fait de trésors : 83 portraits d’étoiles du ballet à travers les âges (à quand les chanteurs, chefs, metteurs en scène et décorateurs ? ), des galeries en HD - avec possibilité de zoomer sur les détails - des peintures et sculptures plus ou moins inaccessibles, à commencer par le plafond de Chagall (une prouesse, paraît-il), des vues à 360° - selon le principe Street View - de la salle, de la scène, de la Bibliothèque-Musée, des toits et de la retenue d’eau souterraine, ces deux derniers étant les plus « cachés » puisqu’interdites au public, révélant pour l’un un panorama unique sur la capitale et confirmant pour l’autre que sans être un vulgaire collecteur, le lac sous l’Opéra cher à Gaston Leroux n’a rien du royaume gothique au sein duquel le Fantôme ourdit ses sombres machinations. « L'Institut culturel a pour but de rendre accessible aux internautes des éléments importants de notre patrimoine culturel et de les conserver sur support numérique afin d'éduquer et d'inspirer les générations futures », lit-on sur le site du Google Cultural Institute. Une flatteuse formulation qui n’a pas empêché nombre d’acteurs culturels de grincer des dents devant cette mainmise du géant américain de l’Internet sur les trésors du monde entier. Comme celle des nombreux autres musées et lieux historiques ainsi « conservés », cette visite du Palais Garnier souffre de la raideur de la mise en pages : arborescence limitée, défilé horizontal des chapitres, manque d’interactivité. On rêve de pouvoir un jour se perdre dans le labyrinthe des couloirs, loges et ateliers, ou même suivre un spectacle depuis le pupitre du chef d’orchestre. En attendant, le documentaire de Laurence Thiriat Le plafond Chagall, il y a 50 ans le scandale(en septembre sur Arte) nous fera voler à travers le Palais Garnier  à bord d’un drone (technique Freeway) capable de filmer en contre-plongée.

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François Lafon – Olivier Debien

http://www.google.com/culturalinstitute/collection/opéra-national-deparis

http://vimeo.com/89377796

Au Palais Garnier, exposition Verdi/Wagner et l’Opéra de Paris. La carpe et le lapin – si tant est que le mutisme de la carpe convienne au(x) sujet(s) – réunis par leur année commune de naissance (1813) et par la place qu’ils occupent au répertoire, en particulier celui de cette maison à l’époque incontournable et que chacun d’eux n’a eu de cesse de conquérir. A part cela, deux mondes différents, voire antinomiques, qui se rejoignent pourtant dans la façon qu’ont eu de les représenter les générations successives, depuis les toiles peintes de l’ère romantique jusqu’aux actuelles relectures dramaturgiques. C’est cette évolution qui guide le visiteur de salle en salle, soulignant les difficultés croissantes des metteurs en scène et scénographes à trouver à Verdi des intentions profondes autant qu’à résister aux exégèses abyssales auxquelles se prête Wagner. A lire le luxueux et très documenté catalogue de l’exposition, on saisit mieux le parallélisme trompeur des deux trajectoires : intéressante évolution-maison de quelques œuvres emblématiques (neuf Verdi pour sept Wagner – onze si l’on découpe La Tétralogie) en seconde partie de volume. Impression finale : si les deux titans se sont entendus à quelque chose, c’est à faire en sorte - inconsciemment ou non - que la postérité ne puisse pas les départager. C’est même le plus incontestable de leurs points communs. Même lieu, Rotonde du Glacier : Les z’animaux musiciens de Pascal Nègre par Michel Audiard. Un orchestre de métal découpé au laser et habillé de pimpantes couleurs, comme des fantômes de l’Opéra au profil de bêtes de scène. Très fêtes, assez magique. Ne manque que le son (arachnéen lui aussi ?), détail que Pascal Nègre, directeur d’Universal, peut régler comme par enchantement. Quant à Michel Audiard, sculpteur tourangeau, il ne manque ni d’humour ni d’invention. Question d’homonymie, sans doute.

François Lafon

Exposition Verdi/Wagner et l’Opéra de Paris, Palais Garnier, du 17 décembre au 16 mars – Catalogue sous la direction de Mathias Auclair, Christophe Ghristi et Pierre Vidal. Bibliothèque Nationale de France – Opéra National de Paris, 216 p., 39 € Photo © DR
Exposition Les z’animaux musiciens de Pascal Nègre par Michel Audiard, du 16 décembre au 2 janvier

Sur Arte en deux après-midi, en DVD dès maintenant : Graines d’étoiles, documentaire en six chapitres de Françoise Marie sur l’Ecole de danse de l’Opéra de Paris, installée à Nanterre. « Plus que des graines, et pas tous destinés à être étoiles », tempère Brigitte Lefèvre, Directrice de la danse à l’Opéra. Montage rapide, rien de didactique, simplement, par petites touches, la conquête de la liberté dans la discipline, de l’art à travers la technique. Musique variées, rythmes tout simples ou très compliqués : « Stravinsky, ce n’est pas du Bach », prévient le chorégraphe néerlandais Nils Christe. « Danser avec un orchestre, c’est intéressant, il faut essayer de suivre le chef, et le chef doit arriver à nous suivre », philosophe un élève, anticipant l’éternel jeu de chien et chat entre les musiciens et les danseurs. Constante de ces trois heures - qui passent comme l'éclair - d’apprentissage accéléré de la vie : l’obsession des nombres. « Un couple, c’est deux personnes », rappelle la prof de danse de caractère ; « Un, deux, trois », scande le pianiste en tapant sur le couvercle du piano ; « Là, vous êtes ensemble » ; « En mesure le pied gauche …" Dans le cocon sécurisant et étouffant de l’école, le temps ne s’écoule pas, il se maîtrise. « Ils ne sont vraiment pas comme nous », remarque une petite Nanterrienne venue assister au spectacle annuel de l’Ecole. « Ce que les chanteurs et les danseurs envient aux acteurs ? » disait Régine Crespin : « Ils n’ont pas à compter sans arrêt, ils ne se réveillent pas en sursaut la nuit en criant : Ca y est, j’ai mangé le temps ».

François Lafon

Arte, 21 et 28 avril, 16h20. DVD Arte Editions.

dimanche 13 janvier 2013 à 19h44

5 spectacles, 75 représentations, 160 000 spectateurs (l’équivalent d’une ville comme Dijon), un taux de remplissage de 95%, 26 salles UGC et 50 cinémas indépendants bondés pour Carmen et le ballet Don Quichotte diffusés en direct : l’Opéra de Paris publie triomphalement le bilan de la période des fêtes. « Notre institution, grâce au savoir-faire de ses équipes, a rempli les missions qui lui incombent avec un succès de fréquentation incontestable et un public renouvelé, » commente le directeur Nicolas Joël. Réponse du berger à la bergère, à savoir la presse, dans l’ensemble très critique quant à ses choix artistiques, ouvertement destinés à renouer avec un public rebuté par les audaces de son prédécesseur Gerard Mortier. 27 000 spectateurs se sont précipités à Carmen, pourtant unanimement éreinté. La Tétralogie, Faust, Manon, mal reçus eux aussi, ont fait salle pleine. Günter Krämer, metteur en scène de La Tétralogie, a été prié de revoir sa copie en vue de la reprise des quatre journées. Les huit cycles prévus, de janvier à juin, sont de toute façon sold out.

François Lafon

mardi 9 octobre 2012 à 10h55

Plan de carrière bouclé pour Stéphane Lissner, nommé à l’Opéra de Paris après avoir dirigé le Châtelet, le festival d’Aix-en-Provence et la Scala de Milan. Continuité naturelle pour l’Opéra, après les règnes antagonistes de Gerard Mortier et Nicolas Joël. Choix prévisible de la part du ministère de la Culture, assurant une programmation classieuse en dépit des économies dictées par la crise. Bonheur non dissimulé de la presse conservatrice italienne, qui espère voir « sa » Scala revenir à ses fondamentaux, après neuf années de dévoiements nordiques. Le site people dagospia.com (200 000 clics quotidiens) donne le « la » : « Milan, réjouis-toi : le surintendant Lissner s’enfuit à l’Opéra de Paris ». Et de lister les griefs, privés et publics, financiers et artistiques accumulés à l’encontre dudit surintendant, annonçant la création d’un club d’abonnés excédés, et terminant par le péché suprême : c’est avec Wagner (Lohengrin) et non avec Verdi que La Scala ouvre la saison anniversaire des deux compositeurs. Ce n’est pas à Paris que le successeur de Nicolas Joël se verra ainsi reprocher ses fastes personnels ni ses options artistiques.

François Lafon

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Au Palais Garnier, exposition L’Etoffe de la modernité, costumes du XXème siècle à l’Opéra de Paris : costumes pré-hollywoodiens hérités du XIXème, spectacles de peintres dans le sillage des Ballets Russes (Benoit, Derain, Léger, Cocteau), sages innovations de l’après-guerre (Masson, Leonor Fini, Carzou, Chagall). Cela s’arrête à l’aube du XXIème siècle, ère de la mondialisation des styles et des esthétiques. Le ballet est mieux servi que l’opéra : tradition de modernité, long règne créatif de Serge Lifar (1930-1958), premiers costumes de couturiers (Yves Saint-Laurent pour Notre Dame de Paris de Roland Petit – 1965). Les touristes se font photographier devant les pourpoints de Noureev exposés dans les espaces publics, mais combien pousseront la porte (discrète) de la Bibliothèque Musée, où les costumes, dessins, croquis et accessoires racontent, dans un clair-obscur propice au rêve, l’apogée et le déclin des arts réunis ? Le catalogue met en vedette les ateliers-maison (cent-cinquante-trois salariés, trois sites, sept services) et permet de s’attarder sur les croquis zébrés d’indications techniques. On apprécie les détails de la croix de fer portée par le Capitaine de Wozzeck (André Masson – 1963) et l’on apprend comment, en Olympia des Contes d’Hoffmann (Michael Levine – 2000), Natalie Dessay se débarrassait de sa robe de poupée pour apparaître en robot violeur.

François Lafon

Bibliothèque Musée et espaces publics de l’Opéra de Paris – Garnier, du 19 juin au 30 septembre 2012. Catalogue Opéra National de Paris – Bibliothèque Nationale de France. 20 €.

vendredi 6 janvier 2012 à 17h18

Exposition Massenet au Palais Garnier. Plus précisément La Belle époque de Massenet, à l’occasion du centenaire de la mort du compositeur de Manon et Werther. De photos en affiches, de manuscrits reliés pleine peau en bijoux et costumes, on suit ce roi de la série B honoré comme un grand pro, on admire son talent à faire entrer l’antiquité (Thaïs), le Moyen-âge (Le Jongleur de Notre-Dame), le siècle des Lumières (Chérubin), la mythologie (Ariane), l’exotisme (Le Roi de Lahore), le romantisme (Werther), le wagnérisme (Esclarmonde), le vérisme (La Navarraise) dans le moule érotico-bien-pensant de son temps. Impression en sortant : une drôle de Belle époque. Ce n’est pas tant le Jules de ces dames (il détestait d’ailleurs ce prénom qui lui allait si bien), l’idole du Paris petit-bourgeois que l’on quitte, qu’un angoissé entouré de ses non moins souffrantes créatures. En cela, l’exposition prélude à la Manon torturée de Natalie Dessay, la semaine prochaine à l’Opéra Bastille.

François Lafon

Bibliothèque-Musée de l’Opéra de Paris, Palais Garnier, jusqu’au 13 mai.
Catalogue : La Belle époque de Massenet, sous la direction de Mathias Auclair et Christophe Ghristi. Editions Gourcuff- Gradenigo, 39 €

jeudi 15 décembre 2011 à 18h12

Mais pourquoi les archives de l’Opéra de Paris sont-elles pour la plupart introuvables en DVD ? Problèmes de droits, rétention de l’INA, médiocrité technique, manque d’intérêt (présumé) du public ? Treize d’entre elles – les plus anciennes jamais rediffusées – sont projetées cette saison à l’Auditorium du Louvre. Jusqu’à la fin janvier, quelques pépites : Les Noces de Figaro « de » Strehler repris en 1980 pour le départ de Rolf Liebermann (Solti dirigeant Janowitz, Von Stade, Popp, Bacquier, Van Dam), l’Otello de Verdi avec Placido Domingo et Margaret Price (1978), L’Enfant et les sortilèges (Ravel) et Oedipus Rex (Stravinsky) revus par Jorge Lavelli avec Seiji Ozawa au pupitre (1979), le Moïse de Rossini programmé par Massimo Bogianchino pour son arrivée à l’Opéra en 1983 (Samuel Ramey, Shirley Verrett, Chris Merritt), Adrienne Lecouvreur de Cilea avec Mirella Freni (1994), Guerre et Paix de Prokofiev en grand large sur la scène de Bastille (2000). La Scala de Milan, le Bolchoï de Moscou, le Mariinski de St Pétersbourg, le Staatsoper de Vienne ont ainsi été revisités, ces dernières saisons. On a même revu, à l’occasion de la résidence de Patrice Chéreau au Louvre, la Lulu de 1979, superbement filmée par Bernard Sobel, que l’on croyait à jamais cadenassée. Le DVD d’opéra n’a jamais bien marché, répètent les éditeurs : retransmissions mal travaillées, pléthore de spectacles inutiles, absence de bonus, prix prohibitifs. Les directs (MET ou Bastille) font en revanche recette en salles : il fallait bien le musée des musées pour exposer ces chefs-d’œuvre du passé.

François Lafon

Une Saison à l’Opéra de Paris. Six opéras filmés, du 17 décembre au 22 janvier. www.louvre.fr

(photo : Les Noces de Figaro, mise en scène Giogio Strehler)

lundi 18 juillet 2011 à 12h13

A la rubrique « Activité » de l’opuscule « L’Opéra National de Paris en 2010 », on trouve, entre autres statistiques, un bilan de fréquentation. Pour le ballet, le classique est en tête : 100% de jauge physique (à ne pas confondre avec la jauge financière, qui peut différer de 1 ou 2%) pour La Bayadère, Casse-Noisette ou Le Lac des cygnes. 100% aussi pour les grands noms : John Neumeier (La Dame aux Camélias), Pina Bausch (Le Sacre du Printemps), Anjelin Preljocaj (Siddharta) ou le Béjart Ballet Lausanne. 74% seulement, en revanche, pour Kaguyahime, pourtant signé Jiri Kylian. Bilan tout aussi parlant pour l’opéra. Parmi les nouvelles productions, Wagner reste une valeur sûre (100% pour L’Or du Rhin et La Walkyrie, pourtant malmenés par la critique), Natalie Dessay rassemble ses fans (100% pour La Somnambule), alors que le « Werther du siècle » (Jonas Kaufmann, Benoit Jacquot) ne fait que 96%, tout près du difficile Faust de Philippe Fénelon (95%). Mais Mathis le peintre de Paul Hindemith, pourtant très médiatisé, ne dépasse pas les 85%, et La petite Renarde rusée de Janacek (une reprise, dans la superbe mise en scène d’André Engel) tient le pompon rouge avec 61% de fréquentation. Tous ces chiffres doivent bien sûr être relativisés (Garnier ou Bastille, nombre de représentations). L’opéra aura attiré 406 333 spectateurs, le ballet 325 007. 500 000 touristes auront par ailleurs admiré le Palais Garnier, qui reste un des monuments les plus visités de France. L’Opéra Bastille se visite aussi, mais tente moins de monde.

François Lafon

vendredi 26 février 2010 à 08h31

ncore Carmen ? Oui, mais pas n'importe laquelle, celle dont l'Opéra de Paris ne s'est jamais remise, celle « de » Raymond Rouleau, donnée au Palais Garnier du 10 novembre 1959 au 14 juillet 1970. Un site lui est consacré, préfigurant la sortie d'une monographie consacrée à l'événement, et ne nous laissant rien ignorer des distributions qui ont succédé à celle, très médiatique, de la première (Jane Rhodes sous la direction de son époux Roberto Benzi), ni du buzz, comme on dit aujourd'hui, suscité par le spectacle. Un extrait du papier de Denise Bourdet (l'épouse du dramaturge Edouard Bourdet, l'auteur du Sexe faible) dans Le Figaro littéraire suffit à rappeler que Raymond Rouleau n'avait rien à envier à Luchino Visconti, avec lequel il partageait la scénographe Lila de Nobili : " Le cortège entre dans les arènes, la foule le suit, et sur la scène désertée on aperçoit un groupe de mendiants accroupis contre un mur dont ils ont la couleur et l'immobilité de pierre. Ils restent là sans bouger pendant la scène finale, et ce n'est que sur le dernier cri de don José, Oh ma Carmen adorée, qu'ils se redressent silencieusement et se retournent pour regarder le meurtrier tandis que le rideau tombe."

Après cela, en 1980, l'opéra le plus joué au monde retournera à l'Opéra-Comique pour quelques représentations avec Teresa Berganza et Plácido Domingo, puis connaîtra à l'Opéra Bastille deux productions qui n'ajouteront rien à sa gloire. En 1990, quand Grace Bumbry, qui a chanté le rôle à Garnier et a alterné avec Jane Rhodes lors d'une tournée du spectacle au Japon, viendra essuyer les plâtres de l'Opéra Bastille dans Les Troyens de Berlioz, elle n'aura de cesse de trouver en vidéo le film de Jacques Becker Falbalas, où Rouleau joue un couturier bourreau des cœurs, et le programme de Dialogues d'exilés de Bertolt Brecht, le dernier spectacle joué à Paris pas l'acteur-metteur en scène. Elle garde un souvenir ébloui de celui qui, tel un Maurice Pialat du théâtre, aimait tant faire pleurer les actrices.

L'impératrice Eugénie et Charles Garnier, devant le nouvel opéra en construction : « Qu'est-ce que c'est que ce style ? Ce n'est ni du grec, ni du Louis XV, pas même du Louis XVI. » « Non, ces styles-là ont fait leur temps. C'est du Napoléon III. Et vous vous plaignez ? ». Le 5 janvier 1875, quand son Palais est enfin terminé, Garnier est toujours là, mais l'empire n'est qu'un souvenir, et c'est Mac-Mahon, président de la république, qui l'inaugure. Seul bémol : on a oublié d'inviter l'architecte, qui doit payer sa place. Le spectacle est copieux : ouverture de La Muette de Portici d'Auber, les deux premiers actes de La Juive d'Halévy, ouverture de Guillaume Tell de Rossini, scène de la Bénédiction des poignards extraite des Huguenots de Meyerbeer, le tout arrosé d'un ballet de Delibes, La Source.
Cent-quatorze ans et cent-quatre-vingt-neuf jours plus tard, le 13 juillet 1989, l'Opéra Bastille est inauguré par François Mitterrand dans le cadre du bicentenaire de la Révolution, en présence de tous les chefs d'état de la planète. On n'a pas oublié d'inviter l'architecte Carlos Ott, mais personne ne se soucie de lui. On n'imagine d'ailleurs pas le président lui demandant de quel style est son monument, et on ne le voit pas répondre : « C'est du Mitterrand ». La principale préoccupation du chef de l'état, ce jour-là, est la longueur du spectacle. Comme il déteste la musique et qu'il craint que ses alter ego ne partagent son aversion, le défilé de stars (Alfredo Kraus, Shirley Verrett, Barbara Hendricks, Plácido Domingo, etc.) réglé par Bob Wilson et intitulé La Nuit avant le jour, ne dure qu'une heure.
Aujourd'hui 5 janvier 2010, cent-trente cinq ans après son ouverture, le Palais Garnier est un des monuments les plus visités de Paris, c'est à dire du monde. On y vient pour le spectacle autant que pour le coup d'œil sur la salle et les foyers. Vingt-et-un an et cent-soixante-seize jours après son inauguration, l'Opéra Bastille, lui, fait son office, sinon d'opéra populaire (utopie de départ), du moins de grande salle aux normes internationales. Rénové par tranches sur une période de quinze ans, le premier est solide comme le pont neuf. Le second, à peine ouvert, a commencé à se fissurer. On attend sa fermeture pour révision générale. Le Palais Garnier a été classé monument historique le 16 octobre 1923. Classera-t-on un jour l'Opéra Bastille ? Et d'ailleurs, tiendra-t-il assez longtemps ?
mardi 15 septembre 2009 à 11h51

En juin dernier, Gerard Mortier a quitté la direction de l'Opéra de Paris avec Am Anfang (« Au commencement »), une « installation » du plasticien Anselm Kiefer, où l'on ne chantait ni ne dansait. Le public, bourgeoisement installé dans la salle, n'était même pas censé assister à l'intégralité de l'événement, qui se prolongeait sur les six plateaux coulissants de l'Opéra Bastille. Le sujet ? La mort des idéologies, la quête de la transcendance à travers les gravats de l'expérience humaine, la renaissance après la catastrophe. Trois mois plus tard, Nicolas Joel reprend les rênes de la maison, et, en guise de renaissance, donne Mireille de Gounod dans le cadre symbolique du Palais Garnier. Le passage du relais frise la perfection. « Ouf, Mortier est parti, disent les anciens. Finies les programmations prise de tête, dehors les mises en scène de Christoph Marthaler et de Krzystof Warlikowski. Avec Joel, l'opéra, le vrai, retrouve droit de cité ». « Aie, répliquent les modernes. Gounod et Puccini sont de retour. ».

En fait, il est très fort, Joel. En montant lui-même Mireille façon opéra de grand papa, avec farandoles et folklore provençal, il récupère le public qui a fui l'opéra selon Mortier. Parallèlement, en reprenant à la Bastille le Wozzeck de Berg mis en scène, sous Mortier, par … Marthaler, il montre aux modernes qu'il ne les oublie pas. Et comme il est encore plus fort qu'on ne l'imagine, il peut se glorifier de faire salle comble avec Mireille (diffusé, qui plus est, en léger différé sur France 3 le soir de la première), tandis que Wozzeck se joue devant un parterre clairsemé. Et puis, si vous vous ennuyez en voyant Mireille mourir d'insolation sous le soleil du midi, vous pouvez toujours imaginer la version qu'en aurait donné un metteur en scène branché : transportée dans les quartiers nord de Marseille, cette histoire de loi des pères, de mariage arrangé et de carcan religieux trouverait des résonances tout à fait actuelles. On ne pourrait – hélas ! – pas changer la musique, indigeste à force de vouloir plaire.
Photo : Opéra national de Paris/ A. Poupen

 

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