Jeudi 28 mars 2024
Le cabinet de curiosités par François Lafon
Clément Rosset, opus posthume
samedi 28 avril 2018 à 10h19
Chez les éditons Encre Marine, parution de L’endroit du paradis, recueil de textes posthume de Clément Rosset. Le philosophe disparu le 28 mars dernier avait, on le sait, une ouïe exceptionnelle pour la musique, son objet d’étude de prédilection. Comme dans cette « Offrande musicale », article publié à l’origine en 1992 et repris ici. Impossible de gloser sur ce texte qui se passe de tout commentaire, libre qu’il est, comme toujours chez Rosset, de toute prétention et écrit sans le moindre jargon. On ne peut que le citer et se laisser éblouir encore une fois par la précision de son style : 

« Quelle est cette réjouissance apportée par la musique, dont je pense, à part moi du moins, qu’elle éclipse toute autre réjouissance ?
« Le chant dorien des moines est sans rapport avec le texte qui l’accompagne, la musique des opéras de Mozart est sans rapport avec le contenu de ses livrets, les partitions de Luciano Berio sont sans rapport avec les textes dont elles jouent : sans rapport autre qu’une coïncidence spatio-temporelle simplement admise par le musicien pour qui tout texte ne sera jamais qu’une occasion de se taire et de se mettre à l’écart, tout en faisant semblant d’évoquer quelque chose.
« Tel est le premier secret de l’art musical : de ne rien cacher, d’être un prétexte sans texte. Imitation illusoire pour ne rien imiter, la musique se résout à ce simple paradoxe d’être une forme libre, flottante, originairement à la dérive, comme on le dirait d’une surface sans fond ou d’un vêtement sans corps.
« Le musicien est comme le voyageur prudent, préparé au vide des auberges où il ira loger : il apporte son réel avec lui. Il le fait résonner pour la première fois – y compris, naturellement, lorsqu’il s’agit de seconde ou de troisième audition.
« L’objet musical fascine parce qu’il se situe hors du champ du désirable, réalisant cette condition paradoxale, souvent rêvée mais jamais accordée hors l’espace musical, de n’être « pas comme les autres », c’est-à-dire justement d’être parfaitement autre, dans le sens où des psychanalystes modernes disent que l’objet du désir est ailleurs et que tout désir est désir de l’autre, inassouvissable à souhait.
« L’écoute musicale est d’effet paradoxal : moment de jouissance totale mais sans raison de jouir, ni sans personne qui puisse être réputé jouir. Qui parle ? Qui écoute ? De quoi est-il question ? Il n’y a ici ni message ni récepteur : le message est blanc et celui qui aurait pu l’entendre est de toute façon évanoui, perdu dans une béance anonyme.
« La musique n’est ni vraie ni belle. Elle est, répétons-le, essentiellement autre et n’apparaît précisément comme étrangère que dans la mesure où elle n’est pas susceptible de se laisser représenter, de se prêter à une adjudication intellectuelle ou morale : beau, pas beau, vrai, pas vrai.
« Face à la musique l’auditeur est toujours pris de court, pris par surprise. C’est que l’effet musical est avant tout un « effet de réel », et que le réel est la seule chose du monde à laquelle on ne s’habitue jamais complètement. »
Pablo Galonce
 

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